vendredi 17 avril 2009

Chapitre 6 : À bon chat, bon rat…

Sur le toit légèrement pentu de l’immeuble sis au numéro 3, rue de Kabylie, un groupe de quatre hommes casqués en combinaisons et cagoules noires se tenaient prêts à bondir. Ils avaient arrimé leurs câbles de descente aux cheminées, vérifié leurs harnais et leurs armes. Au-dessus d’eux, l’hélico de surveillance bourdonnait en mode silencieux, et continuait à leur envoyer des infos que le chef du groupe réceptionnait dans ses écouteurs, et sur le mini-écran accroché à son poignet.

-On y va dans une minute, dit le capitaine Terrasson.

-J’aurais aimé avoir le plan détaillé de l’immeuble, bougonna le lieutenant Pujol. J’ai moyennement confiance dans toutes ces imageries. D’ailleurs, on ne voit qu’une partie de l’immeuble dans ce que les technos nous envoient…

-Pas le temps d’aller fouiller les archives, on te l’a déjà dit, répliqua un autre homme. Tout ce qu’on sait, c’est que cette baraque appartient à une société immobilière en faillite, rachetée par un fonds d’investissements basé aux Bahamas. L’enquête est en cours, mais on ne va pas attendre un rapport en trois exemplaires !

-Vos gueules, fit Terrasson. On y va dans trente secondes.

Le capitaine n’aimait pas voir ses hommes psychoter avant l’action, mais il ne pouvait leur donner tort. Lui aussi éprouvait un certain malaise, que n’effaçait pas complètement l’habituelle montée d’adrénaline précédant le combat. En bas, à trois étages en dessous, Fantômarx continuait à discourir comme si de rien n’était, alors que tout le quartier était en état de siège. Dans les rues avoisinantes, sur les toits, les mâchoires d’un piège allaient se refermer sur lui, et il ne bougeait pas ! En bonne logique, ce « génie du mal » aurait dû poster quelques guetteurs dans le quartier, et se tenir prêt à déguerpir au premier mouvement suspect. Le dernier des dealers de banlieue prenait ce genre de précaution, mais pas lui ?

Son regard accrocha une grande affiche 4x3 de l’autre côté du boulevard de la Chapelle. Une pub pour le film à la gloire de Jacques Rismaine, sorti pour le trentième anniversaire de la mort de « l’ennemi public numéro un ». L’acteur Laurent Carrel, dans le rôle titre, semblait menacer chaque spectateur potentiel de son gros calibre. Etrange coïncidence…c’était le grand patron lui-même qui dirigeait à l’époque le groupe chargé de la « neutralisation » du criminel. Terrasson était maintenant à sa place. Fallait pas foirer le coup.

-Go ! hurla-t-il.

*

Les quatre hommes sautèrent dans le vide, retenus par les câbles et les treuils électriques qu’ils actionnaient eux-mêmes d’une simple pression sur une commande. Ils progressaient par bonds le long de la façade aux volets clos, et furent en quelques instants au niveau du troisième étage et de l’appartement visé. La pièce où se trouvaient leurs cibles comportait deux fenêtres donnant sur la rue, fermées par des volets en PVC blanc. Terrasson et Valentin se postèrent de part et d’autre de celle de gauche, Pujol et Ferrugia encadrant celle de droite. Ils posèrent les mini-charges explosives sur les gonds des volets en quelques seconds, fixèrent les détonateurs avant de prendre un peu de recul.

En bas, dans la rue, le commando n°2 se préparait également à faire sauter la porte d’entrée de l’immeuble. Terrasson donna le « top ».

Les charges explosèrent comme prévu, faisant sauter les volets et pulvérisant les fenêtres par effet de souffle. Terrasson se propulsa à l’intérieur, suivi par son binôme qui se maintint dans l’encadrement pour le couvrir. Pujol et Ferrugia agirent de même à l’autre ouverture. Tout s’enchaîna à une allure vertigineuse pour le capitaine, qui fonctionnait en mode automatique après des centaines d’heures d’entraînement. Son pistolet mitrailleur Sig Sauer 552 viseur laser accrocha la cible : l’homme au masque rouge et costume gris qui lui tournait le dos, le bras droit levé comme pour une ultime imprécation. L’arme aboya trois fois, criblant le dos et faisant exploser la nuque. Les détonations du flingue de Pujol y répondirent en écho, jetant à terre l’autre type debout, en tenue noire et cagoule grise.

Les deux journalistes, assis sur leurs chaises, restaient comme pétrifiés, les yeux fixes. Valentin s’approcha d’eux, arme relevée :

-Mademoiselle, Monsieur, vous n’avez plus rien à craindre…c’est terminé !

Ferrugia enfonça la porte d’une pièce contigüe pour s’assurer qu’elle était vide, Pujol démolit celle d’un placard.

-Rien d’autre, chef : périmètre sécurisé !

-Ici commando 1 à toutes les unités, cria Terrasson dans son micro. Cibles neutralisées. Civils indemnes. Je répète, cibles neutralisées !

-Commando 2 à commando 1 : bien reçu. Nous fouillons les étages en venant vers vous.

On entendait distinctement la cavalcade des autres commandos dans les escaliers et aux étages inférieurs, avec bruits de portes enfoncées à coups de bélier. Le bâtiment était désert, en principe, mais mieux valait s’en assurer. Terrasson eut un court moment de flottement, ne pouvant croire que tout était fini.

Il se voyait dans la cour de l’Elysée, en tenue de parade, devant une haie d’honneur de gardes républicains. Le président Zarkos lui-même accrochait à sa poitrine une médaille scintillante :

« Je vais vous dire une chose, commandant Terrasson : je crois que la France vous doit une reconnaissance éternelle… »

-Y a un truc qui cloche ! s’exclama Valentin, toujours penché sur les deux journalistes immobiles.

-Bien d’accord, ajouta Pujol qui se penchait vers les corps abattus.

Le capitaine Terrasson revint brutalement sur terre.

-Quoi, qu’est-ce qui va pas ?

-Regardez vous-même…

C’est alors qu’une voix métallique bien connue résonna dans le petit appartement.

« Je ne crois pas vous avoir invité chez moi, messieurs ! Une intrusion aussi grossière que la vôtre mérite sanction, vous ne croyez pas ? »

Décontenancés, les quatre commandos regardèrent désespérément autour d’eux, cherchant la source de la voix. Terrasson avisa ce qui ressemblait à une alarme anti-incendie fixée au plafond, où clignotait une diode rouge. A ce moment précis, la porte d’entrée de l’appartement s’ouvrit sur le chef du commando 2, qui marqua un temps d’arrêt devant l’air ahuri de ses camarades.

-A terre, tous, hurla Terrasson !

L’explosion fut assourdissante.

*

Au QG du GASP, l’euphorie avait fait place à consternation. Pendant un instant trop bref, le commissaire Labrousse s’était imaginé recevant la Grand Croix du Mérite et de l’Honneur National des mains du Chef de l’Etat :

« Francis, jamais je n’ai douté, ne serait-ce qu’un instant, que vous seriez à la hauteur de cette tâche. Il y a trente ans déjà, vous mettiez hors d’état de nuire l’ennemi public numéro Un. Aujourd’hui, c’est un véritable génie du Mal qui a été puni, grâce à vous… »

-Quelles sont les pertes ? s’enquit le capitaine Bourrel.

-Attendez, fit l’un des techniciens…nous avons une liaison vidéo…écran deux.

Le capitaine Terrasson apparut sur le moniteur, sans casque ni cagoule. Sa tenue de combat était inondée d’un liquide rouge et poisseux, ses yeux écarquillés trahissaient un désarroi des plus profonds. Derrière lui apparaissait une paroi éclaboussée de la même substance écarlate.

-Bon Dieu, grogna Pourteau. Quel désastre ! Il peut nous entendre ?

-On a le son, vous pouvez lui parler.

-Ici QG, à commando 1. Quelles sont les pertes ? répéta Bourrel, dont le cheveu sur la langue revenait de plus belle avec l’anxiété.

-Né…négatif, bégaya Terrasson. Nous n’avons aucune perte.

-Mais cette explosion ? Tout ce sang ?

-Ce n’est pas du sang, mais ça y ressemble…

On tendit en arrière plan la voix de Pujol, qui trahissait ses origines méridionales :

-On dirait du sirop de fraise, avec des grumeaux. Et ça colle partout, cette chiasse !

Terrasson jeta un regard courroucé à son équipier, et reprit son rapport, avec le même léger accent :

-Il y avait des charges sous le faux plafond, reliées à des bonbonnes de ce produit. Le dispositif devait être programmé pour se déclencher quelques instants après notre intrusion. Ce n’était pas conçu pour blesser qui que ce soit, sinon notre amour-propre…

Il se racla la gorge.

-Mais ce n’est pas tout. Il n’y avait personne dans l’appartement.

Le commissaire Labrousse faillit s’étrangler :

-Comment ça, personne ? Mais les détecteurs infrarouges étaient formels !

-Les détecteurs se sont plantés. Ou plutôt, ont été plantés. Nous avons trouvé quatre mannequins, très réalistes, articulés et actionnés par un petit moteur. Un système se circulation de liquide chauffé à la température du corps a parfaitement couillonné nos appareils. De plus, les leurres ont été habillés des vêtements des deux journalistes, avec les traceurs planqués dedans. Plus aucun moyen de les pister, donc…

-Et les voix ? s’exclama Pourteau. Nos analyseurs étaient formels !

-Va falloir que vos experts examinent les mannequins, Monsieur. Apparemment, ces trucs avaient un appareil vocal électronique.

Un technicien poussa un sifflement admiratif :

-Sûrement un synthétiseur, utilisant des enregistrements des vraies voix de nos cibles avec recombinaison multiple ! C’est génial !

Pourteau lui jeta un regard meutrier.

-Ce qui va être génial, c’est le ménage que je vais faire dans cette équipe de bras cassés ! En attendant, fouillez-moi cet immeuble de fond en comble ! Cherchez le moindre indice !

Il se tourna vers Bourrel, qui venait de recevoir de nouvelles infos par fax.

-C’est le résultat de la perquisition chez « Parimmo ».

-« Parimmo » ?

-La société propriétaire de l’immeuble, qui en avait commencé la rénovation avant de couler et d’être rachetée par la Caribbean Properties Company. Les locaux étaient vides. Aucune documentation, aucun plan, rien…les nouveaux propriétaires ont fait le ménage.

-Et la Caribbean machin ? Une société bidon ?

-Une boîte postale. Le reste est censé être aux Bahamas. Merci la mondialisation ! Si on veut des plans plus précis de l’immeuble, il faut s’adresser aux archives de la mairie du 19e arrondissement. Mais rien ne dit qu’on y trouvera quelque chose de très à jour…si on trouve quelque chose !

Resté silencieux jusque là, le commissaire Labrousse soupira brusquement :

-Messieurs, il ne reste plus qu’à prier pour que nos hommes trouvent rapidement un indice sérieux sur place. Fantômarx nous a échappé, et détient probablement nos deux chèvres en otages. Si on ne les retrouve pas, le président Zarkos nous pendra par les couilles !

*

L’immeuble numéro 3, rue de Kabylie, fourmillait de flics en uniforme et en civil, inspectant chaque mètre carré de plafond, de plancher et de mur. Dans le petit deux pièces éclaboussé de rouge, le lieutenant Valentin venait de faire une découverte :

-Capitaine, venez voir ici !

Terrasson abandonna l’officier de police scientifique, qui venait de lui avouer son pessimisme quant à la possibilité de relever des empreintes quelconques dans une pièce aussi « polluée ». Il rejoignit son subordonné, accroupi devant la porte ouverte du placard encastré dans l’un des murs. C’était une penderie assez haute et étroite, susceptible de contenir une ou deux personnes debout. Mais le plus intéressant était au niveau du sol. Valentin y avait découvert une trappe d’environ un mètre carré. Terrasson plongea son regard dans l’ouverture que Valentin éclairait de sa lampe torche.

Il aperçut un long boyau vertical tapissé de plastique orange, semblable à ces tunnels d’évacuation employés dans le bâtiment ou les entreprises de déménagement. Le puits formait un coude et disparaissait vingt mètres plus bas dans les profondeurs.

-Où est-ce que ça peut mener ?

-A mon avis, le seul moyen de le savoir rapidement, c’est d’y plonger. Nos gaillards ont dû filer par là.

-Trop risqué, chef. Sauter là-dedans à l’aveugle… et si un autre piège nous y attendait ? Et pas une blague de potache, cette fois ?

-Je prends le risque. Contacte le QG et demande-leur le feu vert… »

Pendant que Valentin s’activait, Terrasson fit monter l’un de ses hommes dont la tenue était encore intacte, et se rééquipa partiellement en le dépouillant de son casque, gilet pare-balles, et autres gadgets auxquels l’arrosage de sirop de fraise avait fait quelque tort. En le voyant s’approcher du puits d’évacuation, l’officier de police scientifique protesta :

-Hé, attendez ! Vous allez polluer ce site !

Terrasson l’ignora superbement et se tourna vers Valentin toujours suspendu à ses écouteurs. Le lieutenant lui fit un clin d’œil, pouce levé. Le feu vert. Terrasson s’assura que son arme de poing était prête à tirer, croisa les mains sur sa poitrine et sauta dans le boyau, droit comme un pieu.

*

La descente ne prit que quelques secondes, dans une obscurité que les lunettes infrarouges du capitaine ne faisaient que teinter de vert. Il passa le coude entrevu à toute allure, avant de percuter un panneau de bois que ses rangers ouvrirent à la volée. Son élan le fit passer entièrement à l’extérieur, et il y eut un énorme « plof », sorte de grosse et molle éclaboussure. Terrasson se débattit follement, noyé dans un liquide sirupeux et rougeâtre qui l’enveloppait d’une gangue mortelle. Ses pieds touchèrent un sol dur, et il se redressa, la tête enfin à l’air libre. Il ôta casque et lunettes, essuya sa bouche d’un revers de manche aussi gluant que le reste, avant d’inspirer un grand coup. Une odeur infecte de fraise chimique imprégnait l’atmosphère.

Il se trouvait dans une grande cuve métallique à roulettes, que des petits malins avaient placée juste sous la trappe de sortie du tunnel. Clignant des yeux, Terrasson découvrit une vaste salle aux murs lépreux et jaunâtres, éclairée d’une ampoule nue pendue au plafond. Une porte de fer cloutée et rouillée semblait être la seule issue à la pièce. Un peu plus loin, il aperçut une sorte de benne en plastique sur roulettes remplie de blocs de caoutchouc mousse, qui devait avoir servi à amortir la chute de ceux qu’il poursuivait. Sur le mur d’en face, un haut-parleur se mit soudain à fonctionner :

« N’étant pas sûr que vous ayez eu votre content de ce délicieux produit, je vous en ai laissé une bonne dose, bien concentrée ! Vous savez à qui vous me faites penser ? Louis de Funès, dans Rabbi Jacob…vous savez, la scène du bac à chewing-gum ! Ce moment de gourmandise vous est offert par Fantômarx ! [rire sardonique] »

Le même discours enregistré se mit à repasser en boucle, tandis que le capitaine s’extirpait péniblement de son bain rouge et gluant. Il lui semblait qu’il se collait à tout ce qu’il touchait. Enfin hors de la cuve, il marcha en titubant, au bord de la nausée, vers ce maudit haut-parleur, qui continuait à le narguer :

« Vous savez à qui vous me faites penser ? »

Chaque pas produisait un « scrouitch-scrouitch » horripilant. Il fut bientôt au pied du haut-parleur, vers lequel il tendit un bras écarlate. La saloperie était hors de portée !

« …vous savez, la scène du bac à chewing-gum ! »

Il braqua son pistolet, un Sig GSR, avant de réaliser que l’arme n’était pas en meilleur état que lui. Du liquide épais dégoulinait du canon comme d’une fontaine à sirop.

« Ce moment de gourmandise vous est offert par Fantômarx ! »

*

Mylène de Castelbougeac émergea lentement d’une brume épaisse, sorte de sommeil sans rêve où elle avait été plongée pendant un temps indéfini. Elle étira par réflexe ses longs bras blancs et grâcieux, avant de se relever, en appui sur un coude. Elle était allongée sur un canapé moelleux en cuir fauve, au milieu d’une grande salle voûtée en pierres crayeuses apparentes. La pièce était baignée d’une lumière douce, prodiguée par des appliques habilement placées tout autour de la pièce. Mylène apprécia l’ameublement confortable des lieux, mélange d’ancien et de moderne, un vaste salon dont l’absence de fenêtre n’entraînait pas pour autant une claustrophobie à laquelle elle était facilement sujette.

Les murs étaient décorés de tableaux d’un style étrange, aux couleurs tranchées : un torero, un berger dans un champ écrasé de soleil, une rue d’un village méditerranéen.

-Cet homme est un génie.

Mylène sursauta, et se tourna vers le fond de la salle, où une porte jusque là dérobée à sa vue venait de s’ouvrir. Une grande silhouette se découpait sur un cadre violemment lumineux, et fit quelques pas vers elle. Elle reconnut sans peine cet homme en costume gris et masque rouge impassible. Il tenait dans ses bras un gros chat à poils longs gris et blancs, aux magnifiques yeux bleus.

Mylène allait lui envoyer quelque chose du genre : « Alors, on se prend pour Blofeld, maintenant ? Ou le docteur Gang ? », quand elle réalisa la légèreté de sa tenue. Un déshabillé blanc vaporeux, une paire de mules de la même couleur, et c’était tout ! Il fallait vraiment être aveugle pour ne rien deviner des charmes indéniables de la belle blonde. En tout cas, la température des lieux était suffisamment douce pour que la jeune femme n’ait pas eu à souffrir de cette quasi nudité.

-Oui, cet homme est un génie, reprit Fantômarx de sa voix profonde et métallique, plus chaleureuse néanmoins qu’à la télé ou sur internet. Un artiste authentique, qui ne vend aucune de ses œuvres. Il n’a jamais cédé, dans ce domaine essentiel qu’est l’Art, aux sirènes dégradantes du capitalisme.

Mylène distingua la signature du peintre sur le tableau le plus proche, une huile sur bois avec collage de vieux journaux. De simples initiales : DV.

-Jamais entendu parler, dit-elle enfin d’une voix un peu trop éraillée à son goût. Vous lui avez volé ses œuvres ?

-Certainement pas ! Je ne vole que les riches, et encore…je pourrais m’en passer. Je ne le fais que par amusement. Ces tableaux m’ont été donnés. C’est un ami, qui ignore tout de mes activités particulières.

Recroquevillée sur le canapé, plus par pudeur que par crainte, Mylène lui lança :

-Et il connaît votre vrai visage, votre ami ? Ou vous trichez avec lui comme avec tout le monde ?

Elle crut distinguer un petit sourire sous le masque rouge.

-Qui ne triche pas ?

Le gros chat sauta de ses bras et vint d’un bond sur le canapé pour se frotter contre elle. Mylène, qui adorait les félins, ne put s’empêcher de caresser le magnifique animal au doux pelage. Fantômarx eut un hochement de tête approbateur.

-Il est extrêmement rare que Dolumiel se jette ainsi dans les bras d’une personne inconnue. C’est un bon point pour vous. La journaliste prétentieuse a donc d’autres qualités humaines.

-Je dois prendre ça comme un compliment ?

-Je n’en fais pas beaucoup, alors appréciez-les à leur juste valeur.

Mylène sourit, tout en continuant à flatter l’animal qui ronronnait avec une force incroyable, les yeux mi-clos sur son bonheur.

-Je dois reconnaître que votre chat est adorable. Il est de quelle race ?

-C’est un bâtard. Quand je l’ai rencontré, il errait, maigre et jaune, fouillant les poubelles, affligé d’un vilain strabisme. Voyez ce que quelques années à peine de bons soins et d’amour ont fait de lui ! Il en est de même pour l’humanité tout entière : que de merveilles pourrait-on en tirer si elle était convenablement dirigée !

Mylène interrompit ce qu’elle pressentait être le début d’une longue tirade politique :

-Où suis-je, ici ? Et où est Jean-Marie ?

-De quoi vous souvenez-vous, ma chère ?

-Eh bien…nous étions arrivés au troisième étage, dans cet immeuble désert. Nous avons frappé à la porte de l’appartement indiqué. Une voix nous a dit d’entrer. Nous avons pénétré dans une pièce obscure. Jean-Marie cherchait l’interrupteur pour avoir de la lumière, quand j’ai entendu un « plop », et senti une piqûre au cou…et puis plus rien.

Fantômarx prit place dans un grand fauteuil :

-Je suis vraiment navré d’avoir dû employer des méthodes aussi brutales, mais le temps pressait. Les flics étaient sur vos talons, nous avions à peine vingt minutes devant nous pour exécuter le plan prévu.

-Quel plan ?

-Vous dévêtir, afin de vous débarrasser des mouchards posés par le GASP. Vous emballer dans des sacs plastiques aérés et chauffés, et vous évacuer par un tunnel communiquant avec le sous-sol. Habiller de vos vêtements des mannequins spéciaux, destinés à tenir compagnie à d’autres simulacres pour abuser la flicaille et ses gadgets sophistiqués. Mes hommes ont ensuite rejoint leurs camarades par le même tunnel, après avoir réglé les derniers détails du comité d’accueil destiné à vos poursuivants. Un passage souterrain leur a permis de rejoindre la cave d’un autre immeuble, puis un parking où patientait une fourgonnette de blanchisserie.

-Et les ballots, c’était nous ? grinça Mylène. Mais cela ne répond à ma question !

Fantômarx leva une main gantée de noir :

-Il est hors de question de vous révéler l’emplacement de ce repaire, vous le comprendrez sans mal. Quant à votre ami, il est détenu dans des conditions de confort raisonnables, et vous aurez bientôt l’occasion de le rejoindre. En attendant, profitez donc des lieux…

Il lui montra successivement plusieurs endroits :

-Là-bas, dans cette alcôve fermée par un rideau vert, vous trouverez toilettes et salle de bain. Dans ce meuble en bois sombre, une télé avec toutes les chaînes satellites. A côté, une bibliothèque et vidéothèque assez fournie. Enfin, dans l’autre alcôve au rideau rouge, une petite salle de gym. Il ne manque qu’une fenêtre, je vous l’accorde, mais cela peut s’arranger.

Un petit tableau de commande surgit de l’accoudoir du fauteuil, et Fantômarx appuya sur un bouton. Un panneau coulissa le long d’un mur, dévoilant ce qui ressemblait à une grande baie vitrée. Mylène stupéfaite, découvrit un magnifique paysage de montagnes enneigées, où le soleil faisait étinceler la glace d’un lac gelé bordé d’une forêt de conifères saupoudrés de blanc. Un grand rapace tournoyait lentement dans l’azur, au-dessus d’un pic déchiqueté.

-Nous sommes en pleine montagne ! s’exclama-t-elle.

Fantômarx eut un petit rire, et appuya sur le même bouton.

Un paysage tropical, tout aussi sauvage, envahit la baie vitrée. De gentils rouleaux venaient lécher une plage de sable blanc sous une haie de cocotiers aux feuilles agitées par la brise. En arrière-plan, des montagnes d’un vert luxuriant se perdaient dans un voile brumeux.

-On peut aussi avoir envie de passer les fêtes de fin d’année dans un décor exotique, commenta l’homme au masque rouge. Ou bien là…

La plage de rêve fit place à un désert craquelé, écrasé sous un soleil de plomb. Un camp de réfugiés africains accablés de misère, où des corps maigres se mouvaient avec peine.

-Ou là…

Une usine fermée, des ouvriers en larmes devant les grilles, sous un plafond gris où l’espoir était mort.

-Ou là, c’est pas mal non plus…

Une immense nappe de déchets flottait lentement, à l’infini, sur une mer où l’eau n’apparaissait même plus. Le ciel lui-même était d’un brun répugnant.

-La mer de Chine, expliqua-t-il. Les poubelles de l’atelier du Monde. Il y a une bonne centaine de vidéos comme celle-ci, qui font rêver ou cauchemarder. Chacune peut durer des heures, en boucle. Je vous laisse choisir.

Fantômarx se releva et se dirigea vers la sortie, le chat sur ses talons.

-Un déjeuner vous sera bientôt servi, dit-il avant de franchir le seuil. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez…

-Je voudrais déjà des fringues décentes, si possible !

Fantômarx ricana :

-Il fait suffisamment chaud, vous ne trouvez pas ? En ce qui me concerne, je vous trouve ravissante ainsi !

-Et qu’allez vous faire de nous ? s’écria Mylène.

La porte coulissante se referma dans un léger chuintement.

A suivre…

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