dimanche 23 mai 2010

Trahison

Chapitre 22 : Trahison.
Bienvenidos a Las Canoas ! Un écriteau défraîchi cloué au tronc d’un papaoyer à feuilles rouges [arbre très rare que l’on ne trouve qu’au Parc national d’Iguazu : inutile de vérifier, très peu sont au courant, NDA] annonça au détour du sentier que Sarah et Terrasson touchaient au but. Ce lieu-dit se dressait au fond du dernier méandre que dessinait le fleuve avant les chutes d’Iguaçu, lopin d’humanité entre le flot noir et la jungle. Un soleil blême que l’on devinait redoutable commençait à déchirer la brume, mais la rive brésilienne restait cachée au regard par les îles boisées qui striaient le fleuve avant les cataractes grondant au loin.
Le site de Las Canoas était constitué d’un ensemble de grandes cases sur pilotis plantées dans une rive boueuse parsemée de quelques rochers gris. Les cases au toit de paille étaient reliées les unes aux autres par une série de passerelles le long desquelles gambadaient des petits singes criards. Un ponton branlant s’avançait sur le fleuve, jouxtant un hangar à bateau apparemment fermé.
-Mérite pas trop son nom, ce patelin, grimaça Terrasson. Pas un bateau en vue ! Ni personne d’ailleurs…
-Ce n’est qu’un relais pour les randonneurs, expliqua Sarah. Une clientèle de bobos ayant soif d’ « authenticité », de contact avec Mère nature. Ils viennent ici par le fleuve ou divers sentiers depuis les hôtels de luxe construits près des chutes, se reposer ou se ravitailler, avant de repartir à pied ou en bateau. A des fins pratiques et pour faire plus écolo, on a installé des panneaux solaires et des toilette sèches. De l’extérieur, ça ne paye pas de mine, mais les chambres sont assez confortables.
-Et qui tient les lieux ?
-Un couple que j’ai recruté moi-même, quand je travaillais pour le Parc national. De braves gens, vous allez voir…
Ils attendirent que deux hélicoptères qui filaient au ras des arbres disparaissent vers l’ouest avant de se risquer à découvert.
Tandis qu’ils approchaient, Sarah et Terrasson entendirent distinctement une musique entraînante provenant de la première case -celle de la Recepcion, à en juger par le panneau peint au pochoir fixé sur la plus grande porte.
« Cu-uba !
Quiero bailar la salsa !
Cu-uba !
Quiero bailar la salsa ! »
-Je connais ça, dit le capitaine avec un petit sourire. Pas très authentique, mais ça fait plaisir à entendre… qui chantait ce truc, déjà ?
-Les Gibson Brothers. En 78, je crois…
-Là, vous m’en bouchez un coin ! Du moins, l’un des rares que vous ne m’avez pas encore bouchés.
Ils éclatèrent de rire, tout en gravissant les marches grinçantes de l’escalier assez raide menant à l’entrée de la case. Agrippé à la rambarde de la véranda, un perroquet jaune et vert les salua bruyamment :
-Ola, que tal ? Como te llamas ?
-Muy bien, répondit la jeune femme. Me llamo Sarah. Y tu ?
-Pedro, Pedro ! Me llamo Pedro ! Bienvenidos ! Bienvenidos !
Le volatile se balançait gaiement sur la rambarde.
Devant l’air ahuri de son camarade, Sarah expliqua :
-Ben oui…il faut toujours répondre à Pedro. Sinon, il s’énerve. C’est le signal d’alarme, ici. Il a beau me connaître, il pose toujours la question. Il est un peu con, cet oiseau ! Mais il plairait certainement à Von Hansel.
La réception était une pièce un peu sombre, éclairée par la lumière du jour filtrant de volets en bois pivotants. Elle puait la sueur et le tabac froid. La décoration franchement sordide, genre tête de jaguar empaillée et posters de Maradona aux couleurs passées, ne valait guère qu’on s’y attarde. Un type émergea de derrière un comptoir encombré de paperasses et de bouteilles vides, sur lequel braillait un petit poste de radio. Le gars coupa le sifflet aux Gibson Brothers avant de se placer dans un rayon de soleil, sous un ventilateur époumoné qui brassait lentement un air moite.
Son corps maigre et maladif, au teint jaune, flottait dans un débardeur douteux et un pantalon de toile maculé de graisse. Des cheveux drus et grisâtres s’emmêlaient au-dessus d’un front bas. Les joues flasques devaient connaître le fil du rasoir une ou deux fois par semaine. Terrasson se sentit mal à l’aise sous le regard inquisiteur de petits yeux noirs enfoncés et rapprochés de part et d’autre d’un énorme tarin. Un très large et non moins inquiétant sourire fendait ce visage d’une oreille décollée à l’autre. Serge Gainsbourg sous les tropiques !
-Ay, Sarah ! Como estas ? dit le gars d’une voix rauque, chuintant curieusement et sans la moindre trace d’accent espagnol ou argentin.
Sarah, visiblement pas dégoûtée, serra chaleureusement la main du type :
-Très bien, très bien ! Luis, je te présente un ami…pour l’instant, tu peux l’appeler capitaine. Et laisse tomber ton espagnol de cuisine, il est français comme toi !
-Salut, ça va ? bougonna Luis en lui tendant une main molle et moite. J’suis content d’rencontrer un compatriote dans ce foutu pays !
-Pareil pour moi, lâcha Terrasson en se forçant à sourire.
Une petite bonne femme au visage fripé et au nez de travers, très mate de peau se précipita dans la pièce en s’écriant :
-Oh là là, ma petite Sarah, vraiment, c’est affreux ce que je viens de voir à la télé, la Colonia détruite par une bombe géante, et ils diffusent ton portrait en disant que tu es une terroriste, mon Dieu mon Dieu, je ne peux pas y croire, vraiment, c’est affreux, ma petite Sarah…
Son phrasé décousu était à la fois languissant et intarissable. Terrasson ne savait pas s’il devait rire ou lui coller une baffe. Sarah Estevez la prit par le bras et réussit l’exploit de couper la logorrhée :
-Rosarita, je t’en prie, calme-toi ! La Colonia a été détruite, c’est vrai, mais je n’y suis pour rien…
Terrasson apprécia l’aplomb de la jeune femme.
-Ce qu’ils disent à la télé n’est que mensonge, tu peux me croire. Ce serait trop long de tout vous expliquer, et il vaut mieux pour vous deux que vous n’en sachiez pas trop. Le capitaine et moi sommes poursuivis par des gens très dangereux, qui ont acheté la complicité des autorités. Nous avons besoin de passer le fleuve le plus rapidement possible ! Reste-t-il un bateau ?

A ce moment, un fracas de rotor fit trembler la baraque de toutes ses planches avant de s’estomper peu à peu. Luis alla regarder dehors.
-Encore un d’ces foutus hélicos…ils n’arrêtent pas depuis cette nuit. C’est pour vous, tout ça ?
-En partie. Bon, Luis, où sont les bateaux ?
-On a reçu un groupe de touristes Ricains et Chinetoques hier après-midi, et ils ont pris tous les canots. Ils doivent revenir ce soir, mais il est possible que ce ramdam les fasse rappliquer plus tôt.
-Où devaient-ils aller ? » Sarah venait de songer avec inquiétude au « peuple » de Felipe, à présent lâché dans la nature, affamé de protéines.
-Ben, j’sais plus trop…remonter un affluent, le Rio Guapo, je crois…Puis camper au refuge de Selva Grande.
-C’est pas tout près. On ne pourra pas les attendre. Et le Voladora Ardilla ? Ils ne l’ont pas loué, quand même ?
-Non, non, t’affole pas…Il est dans le hangar à bateaux. Mais le moteur cafouillait la dernière fois que je l’ai fait tourner.
-Tu peux le réparer, Luis ?
-Ben, ouais, j’peux essayer.
Il pouffa de manière grotesque. Rosarita embraya aussitôt :
-Oh oui, mon Dieu, répare-le, Luis, puisque la petite te le demande, nous lui devons bien ça tu sais, et…
-Ouais, ouais, ça va, ça va…j’vais m’en occuper.
Il sortit en maugréant dans sa barbe naissante, harcelé par sa femme :
-Et pronto, pronto, hé ? Bon…mais vous avez l’air épuisé tous les deux, et tout crottés, et avec le Monsieur qui a l’air blessé, mon Dieu, mon Dieu, vous devez avoir faim aussi, et soif, et…
-Oui, tu as raison, Rosarita, coupa la jeune femme avec une pointe d’énervement dans la voix. Nous devons nous reposer un peu, le temps que Luis répare le moteur. Est-ce que la chambre 12 est disponible ?
-Mais bien sûr, bien sûr, tous les randonneurs sont partis et les chambres sont faites. Je te donne la clé. Vous allez pouvoir vous débarbouiller, je vais vous apporter la trousse de secours et de quoi manger…et des vêtements propres aussi, je dois en avoir à votre taille.
Elle alla chercher la clé derrière le comptoir et la remit à Sarah en chuchotant, l’air canaille, un large sourire accentuant les rides de son visage :
-Dis-moi Sarah, ce beau jeune homme là, lui et toi, hein…
-Je te laisse imaginer ce que tu veux, Rosarita.
Celle-ci salua leur départ d’un clin d’œil lourdingue.


*

Les faux époux Delpeyrat étaient arrivés devant un bel immeuble sis au 11, rue de l’Alboni, dans le 16eme arrondissement. C’était à deux pas de la station Passy qu’ils venaient de quitter, juste devant un charmant petit square aux arbres déplumés en cette saison.
-Voilà donc le nid d’amour de ta copine, commenta Jean-Marie. Ça n’a pas l’air mal !
-Attends d’avoir vu l’intérieur…
Il n’y avait pas de concierge, mais un digicode dont Mylène connaissait la combinaison. Passé le hall avec son marbre et ses plantes vertes, il y eut un ascenseur un peu vieillot et grinçant qui les mena au sixième étage. L’appartement comptait cinq pièces, très cosy, avec des diffuseurs d’huiles essentielles un peu partout. Un grand balcon orienté au sud permettait d’admirer la Seine et les structures brunes de la Tour Eiffel. Le soleil était un peu terne, mais rarement Paris ne leur avait paru si beau.
-J’ai hâte de balancer ces horribles frusques, s’écria Mylène en déballant leurs emplettes.
Le couple avait dépensé une partie de son petit magot dans la première boutique de fringues pas trop ruineuse qu’ils avaient pu dégotter. L’air pincé des vendeuses, au lieu des les révolter ou de les démoraliser, leur avait donné le fou rire. Jean-Marie s’était même amusé à roter et à péter, histoire d’enfoncer le clou.
-Quitte à passer pour des Deschiens, autant y aller carrément. C’est comme si on était déguisé, finalement !
« Pas tout-à-fait, non… » songea Mylène en se regardant dans le miroir de la petite mais adorable salle de bain de Bérénice. Le corps de Zézette lui faisait horreur, avec cette peau d’orange, ces seins flasques, ce ventre pendant sur un pubis en friche où devait grouiller toute une vie répugnante. Et ce visage ! Jamais elle ne pourrait s’y faire…
La douche chaude et délicieuse ne parvint pas totalement à chasser ses idées noires.
Après s’être habillée de frais, la jeune femme céda la place à son compagnon. Elle avait, tout comme lui, choisi des vêtements simples, confortables et sportifs, avec rechange pour chaque pièce.
-Un bon conseil, dit-elle, fonce sous la douche et évite le miroir !
Quelques minutes plus tard, Mylène et Jean-Marie se prélassaient dans de douillets fauteuils, face à un immense écran plasma allumé sur une chaîne d’information continue. Réflexe professionnel des journalistes qu’ils étaient encore deux jours plus tôt.
-Il nous reste combien de temps avant midi ? demanda le jeune homme.
-Plus d’une heure. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé…
-J’espère aussi. Aucune envie de quitter ce petit paradis pour retrouver une vie de clodo. C’est donc ici qu’elle retrouvait ses chéris, le dernier en date étant…
-Laurent Carrel, l’ex de Sabrina Monucci. Toujours portée disparue depuis septembre.
-Mais qu’est-ce qu’il est devenu, ce Laurent Carrel ? On ne l’a pas vu pour la promo de son dernier film.
-Officiellement, il « prend du recul » dans un monastère des Landes. Mais je flaire un coup médiatique là-dedans. Tu peux t’attendre à un exclusif de quelque magazine people…
-Oh merde, regarde : on parle de nous, là !
Les portraits des jeunes journalistes venaient d’apparaître sur l’écran géant. Le cœur serré, ils se contemplèrent dans toute la splendeur de leur ancienne existence. Jean-Marie, en tenue de baroudeur pour un premier grand reportage en Afrique. Largement bidonné d’ailleurs : il avait passé plus de temps à chasser des gazelles peu farouches qu’à enquêter sur les sanguinaires miliciens du pays. Mylène, en éclatante robe du soir, lors d’un vernissage au Grand Trianon.
« …des nouvelles stupéfiantes de nos confrère et consoeur, qui accompagnaient le Président Zarkos au Brésil. Ce message enregistré a été posté ce matin à l’aube sur la plupart des sites d’infos du net. Nous vous le présentons en intégralité, avec toutes les réserves d’usage tant son contenu peut sembler incroyable… »

*
« Eh bien docteur, merci beaucoup !
La poignée de main de Charles Guéhaut parut bien fébrile au docteur Lefèvre.
-Je…je n’ai fait que mon devoir, bafouilla-t-il connement.
-La République et son Président sauront s’en souvenir, docteur !
Lefèvre embarqua sous bonne escorte à bord de l’hélicoptère dont le rotor mugissait depuis quelques minutes sur le tarmac de Villacoublay. Il s’était à peine sanglé à son siège que l’appareil bondissait vers des cieux de plus en plus dégagés. Il était épuisé, mais le trouble éprouvé ne devait pas tout à la fatigue.
Quelque chose le gênait dans la façon dont on l’avait séparé du Président aussitôt après le réveil de celui-ci. En théorie, on pouvait concevoir que sa présence n’était pas indispensable dès lors que le traitement à la datura s’était révélé efficace, mais des effets secondaires étaient toujours envisageables, et Lefèvre aurait été qualifié pour y faire face. Il avait l’impression très nette que Guéhaut et Collet souhaitaient rester seuls avec le Chef de l’Etat. Même Henri Nagant avait été expédié par son collègue au QG du GASP, pour y régler une urgente opération en cours.
« Secret défense, comme répétait l’autre », songea le docteur en bâillant, les yeux plongeant par la fenêtre vers les structures de l’hôpital de campagne qui rapetissaient de plus en plus. Ce point de vue plus éloigné lui permit brusquement de réaliser quelque chose de bizarre. Il y avait vraiment un truc qui clochait !

*
Terrasson et Sarah se dirigeaient vers la dernière case de l’ensemble touristique, en suivant la passerelle dont les planches grinçaient sous leur pas. Il faisait de plus en plus chaud.
-Un peu gonflante, la mère Rosarita, mais elle m’a paru infiniment plus sympa que ce Luis. La plus belle tête de faux témoin que j’aie jamais vue !
-Ne soyez pas trop dur avec lui, capitaine. Luis en a vu de dures avant d’atterrir ici. Il a laissé toute sa vie en France avec son ancienne identité, pour vivre d’expédients sordides dans ce coin paumé.
-Que lui est-il arrivé, exactement ?
-Oh, c’est assez confus. J’ai eu droit à toutes sortes de versions de sa part. Des problèmes avec le fisc et une partie de sa famille.
-Ouais, pas clair, quoi…Et Rosarita ?
-Elle, c’est encore plus tragique. Mais la dernière fois qu’elle m’a raconté sa vie, j’en ai eu pour des heures. Je vous épargnerai ça !
-Merci bien. Mais vous leur faites confiance, vraiment ? Pourquoi les avez-vous fait embaucher ici ?
-Ce serait trop à vous raconter, là encore…un vrai roman…mais nous y voilà…
Ils avaient atteint la terrasse de la dernière case sur pilotis, partagée en deux chambres mitoyennes. Sarah ouvrit la numéro 12.
-Je venais toujours ici pour mes congés, expliqua-t-elle. C’était ma base arrière la plus proche de la Colonia.
La pièce était vaste, meublée et décorée simplement, avec pour seule particularité un grand lit à baldaquin pourvu d’une moustiquaire. La jeune femme mit en route le gros ventilateur pendu au plafond, avant de se précipiter vers un coin de la chambre sous l’œil ahuri de son compagnon. Après s’être accroupie, Sarah sortit un couteau suisse de sa ceinture et décolla une lame du plancher, révélant une petite cache dont elle sortit un appareil radio à antenne télescopique.
-Il y a bien un émetteur à la réception de l’hôtel, mais sans système de cryptage, évidemment. Et puis, je ne tenais pas à appeler à portée d’oreilles de Luis et Rosarita…
-La confiance est limitée, je vois, sourit Terrasson. Mais il est grand temps de donner de nos nouvelles à nos chefs. Ils doivent nous croire morts en ce moment…
-Je m’en occupe, répondit la jeune femme en tripotant les boutons de l’appareil. Allez vous laver, capitaine…
-Dites tout de suite que je pue ! Mais vous avez raison, je me sens raide de crasse !
La salle de bain était propre, et ce fut un vrai régal pour Terrasson que de s’asperger d’eau tiède dans une cabine au plancher tapissé de galets ronds et doux à la plante des pieds. Une fois sec, toujours nu, il fouilla dans une armoire à pharmacie et trouva de quoi panser ses plaies. Derrière la porte, il entendait Sarah parler à la radio. Il y eut un silence, des bruits légers, puis la porte de la salle de bain s’ouvrit. La jolie brune était nue, son corps magnifique luisant de sueur. Un parfum enivrant enveloppa le capitaine.
-Nous avons tous les deux besoin de détente, je crois, murmura la jeune femme en souriant.
-C’est que…heu…nous sommes en service.
-C’est exact, capitaine. J’en vois même un qui se met au garde-à-vous !

*

Lorsque Rosarita fut autorisée à pénétrer dans la chambre, le capitaine la reçut habillé d’un seul peignoir de bain. Un bruit d’eau coulant en cascade dans la salle de bain permettait de déduire que Sarah était sous la douche. Le désordre évocateur du grand lit, les joues enflammées du grand blond et une légère odeur de rut ne laissaient guère de doute quant à ce qui venait de se produire.
-Tout va pour le mieux, on dirait, capitaine, gloussa la femme en posant sur une table un grand plateau chargé de victuailles. Je vous amène tout de suite les vêtements ?
-Heu, oui, si vous voulez…
Terrasson était sur un nuage, partagé entre l’euphorie et l’épuisement. Leur étreinte avait été brève, presque brutale, mais infiniment jouissive. Un besoin vital et animal qui avait explosé après cette nuit d’horreur.
Lorsque Sarah vint le rejoindre, la mine rayonnante, enveloppée dans une grande serviette éponge faisant office de paréo, ils firent un sort à la nourriture. Une écuelle fumante de bœuf épicé aux haricots rouges, du vin argentin et une excellente tarte au whisky. C’était un délice, et l’un comme l’autre furent bientôt pris d’un agréable vertige.
-Quelles nouvelles de nos patrons ? s’enquit le capitaine en remplissant le verre de la jeune femme.
-Ils nous conseillent d’attendre la nuit pour traverser. Il y a des patrouilles partout le long du fleuve, et des deux côtés de la frontière. Brasilia a promis à Buenos Aires une collaboration sans faille pour capturer les terroristes en fuite. Des hommes de Fernandes nous attendent de l’autre côté, mais il va falloir jouer fin…Si on se fait prendre par des couillons qui ne sont pas dans la combine…
-Ouais, un beau pataquès. Mais je serai plus tranquille au Brésil.
Le capitaine avait du mal à se concentrer. Ce qu’il venait de vivre avec la belle brune était exceptionnel, à l’image de cette femme dont il se sentait de plus en plus proche. Il en oubliait presque les épreuves traversées, les camarades tombés au combat, et l’impression fâcheuse qu’il n’avait fait que jouer les utilités depuis le début de cette aventure. Couvert de guimauve à Paris, de boue dans la jungle, tabassé, baladé. Bonjour le super commando !
-Capitaine ? fit-elle soudain d’une voix un peu rauque.
-Heu, oui…
-Je ne voudrais pas que l’on se fasse d’illusions, vous et moi…Lorsque nous serons sortis d’affaire, nous retrouverons nos services respectifs, et nous ne verrons plus. Vous comprenez ?
-Bien sûr, bien sûr, répliqua Terrasson d’un ton rogue. Je ne me fais aucune illusion, comme vous dites !
Il eut la piètre satisfaction de voir les yeux noisettes se voiler un instant. On frappa à la porte.
-Voilà les vêtements, les amoureux ! cria joyeusement Rosarita.

*
Une bonne heure s’était écoulée. Sarah et le capitaine, en tenue de broussards ( chemisettes et bermudas kakis, grosses chaussettes et chaussures de jungle), prenaient un café à la réception en attendant que Luis ait fini de remettre le moteur en marche. Ils avaient dormi un peu, histoire d’écluser une partie de la fatigue écrasante qui succédait à la flambée d’adrénaline des dernières heures, mais un sentiment persistant d’insécurité les avait empêchés de se reposer pleinement. Et ce n’était pas le verbiage permanent de Rosarita, qui tenait à leur tenir compagnie, qui risquait de les apaiser.
« Je ne tiendrai jamais jusqu’à ce soir, songeait Terrasson. Faut se barrer d’ici au plus vite ! »
Ce fut donc presque avec joie qu’il vit entrer Luis, avec sa gueule de faux jeton.
-Ben ça y est, grommela le bonhomme…Ton bateau est prêt, Sarah…
-Oh mon Dieu que je suis contente ! s’exclama Rosarita. Tu as bien travaillé, Luis, mais en même temps je suis si triste que tu nous quittes bientôt, ma petite Sarah, même si je comprends bien que tu ne peux pas faire autrement, ça me rappelle une fois quand…
La voix perçante de Pedro se fit entendre de l’extérieur :
-Ola ! Que tal ? Como te llamas ?
Sarah fronça les sourcils, tandis que Terrasson notait l’air gêné de Luis.
-Il est con, c’t’oiseau ! Y parle tout seul maintenant…
-Il ne parle jamais tout seul, répliqua la jeune femme en posant la main sur la crosse de son PREMS.
-Ola, que tal ? jasa encore le perroquet, avant de s’interrompre dans un petit cri aigu.
Dans le silence mortel qui suivit, on entendit distinctement craquer le plancher de la terrasse. Le capitaine aurait donné n’importe quoi pour avoir encore une arme sur lui, mais tout son arsenal, comme celui de ses défunts camarades, était resté dans la jungle. Seule Sarah avait pu conserver son pistolet à rayonnement électromagnétique. Très inquiète, Rosarita s’apprêtait à ouvrir la bouche, quand la porte de la réception, celle de la pièce attenante et les volets jusque là entrouverts furent fracassés à grands coups de crosse.
Sarah et Terrasson se levèrent d’un bond, pour faire face à six canons de fusils d’assaut pointés sur eux. Deux hommes en uniforme de la Colonia venaient de débouler dans la pièce. Les quatre autres occupaient toutes les issues : la porte de la salle commune adjacente à la réception et les trois fenêtres. Parmi les deux types entrés, un grand sec au profil d’aigle, sorte de clone de Reinhardt Heydrich :
-Arriba los manos ! Sobre la Cabeza ! Schweinehunde !
La jeune femme et l’officier français ne purent qu’obtempérer et mettre les mains sur la tête.
-Félicitations, Müller, lança la belle brune. Vous avez bien joué. Avec l’aide sans doute de ce pauvre Luis ?
-On ne peut rien vous cacher, Fraülein Estevez. Mais vous perdrez bientôt ce petit sourire supérieur…Nous allons vous faire payer très cher votre trahison !
Rosarita, un moment suffoquée, se tourna vers Luis. Ses yeux lançaient des poignards, mais la voix restait exaspérante :
-Mon Dieu, mon Dieu, Luis, comment as-tu pu faire une chose pareille ? Livrer ainsi notre petite Sarah, qui a tant fait pour nous, et…
-Ta gueule ! riposta l’autre. T’avais envie de finir taulière dans ce bled jusqu’à la fin de tes jours, à faire la tambouille pour des bobos et te faire bouffer par les moustiques ? Ben, pas moi…Avec ces appels à la télé, j’ai compris qu’on pouvait se faire un bon paquet de pognon !
Y’avait un numéro, j’ai appelé Monsieur, et voilà…
Il fit le geste de palper des billets, avant de s’adresser à Müller :
-C’est bien ça, hein, on était d’accord, m’sieur ? 50 000 dollars américains ?
-Nous verrons cela après, répliqua sèchement Müller, avec un mépris non dissimulé pour ce débris humain. En attendant, nous emmenons cette demoiselle et son chevalier servant !
Il éclata d’un rire sadique.
-Tu es ignoble ! hurla Rosarita en marchant sur Luis, main levée comme pour corriger un gamin. Trahir notre amie pour 50 000 dollars ! Ce sont les trente deniers de Judas !
-Ta gueule ! grogna à nouveau le pseudo-Gainsbourg en lui attrapant le poignet. Tu m’fais chier depuis trop longtemps ! Tu vas voir, tout à l’heure, ça va être ta fête !
-Et demain, ce sera la tienne, ce sera la Saint-Con !
Elle ponctua sa réplique d’un coup de pied dans les parties du bonhomme, qui se plia en deux en hurlant de douleur.

A suivre…

mercredi 5 mai 2010

Chapitre 21 : Révélations.


Le colonel Fernandes et ses collègues français avaient suivi avec horreur sur leurs écrans l’anéantissement progressif du commando « Houba ». Les caméras intégrées aux casques des victimes donnaient à tout cela un côté film d’horreur subjectif très à la mode depuis le fameux Blair Witch Project. Mais là, pas de fioritures de mise en scène. Tout s’était enchaîné très vite, dans la confusion des regards éperdus des malheureux Ferrugia et Valentin. On ne put voir en gros plan que des feuillages, des mouvements de corps inquiétants et indéfinissables, avec parfois le clignotement d’horribles yeux jaunes sur fond de hurlements atroces. Puis plus rien qu’une tempête de neige électronique. Les signes vitaux émis par les traceurs de leurs combinaisons cessèrent d’émettre.
-Et on est là comme des cons, à tourner en l’air sans pouvoir rien faire ! tonna le commissaire Labrousse.
-Nous allons bientôt devoir nous poser pour faire le plein, annonça Fernandes. Un autre appareil va venir nous relever. Nous garderons le contact depuis le PC au sol, près de la frontière. Je peux tenter de faire passer quelques hommes parmi les secours que notre gouvernement va proposer aux Argentins, mais ils ne seront pas sur place avant longtemps…
-Trop tard, trop tard !
-Attendez, s’écria Pourteau, regardez ce que fait votre « wonder woman », colonel ! Elle règle son PREMS, le pointe sur elle…
-Ne faites pas ça ! supplia Fernandes dans son micro. Il y a peut-être une chance pour vous, une toute petite chance !
-Qu’est-ce que ça veut dire ? gronda Pourteau. Pourquoi aurait-elle plus de chance de s’en tirer que nos gars ? Mais…elle enlève son casque ! Va falloir nous expliquer, colonel !

*
Sarah Estevez avait entendu la supplique du colonel au moment même où elle songeait, elle aussi à cette petite chance –cette chance minuscule, plutôt- d’échapper à une mort affreuse. D’après son détecteur qui clignotait comme un arbre de Noël, il y avait au moins dix mutants dans un rayon de dix mètres autour d’elle. Elle pouvait en tendant l’oreille percevoir le halètement sinistre de ces monstres, qui devaient l’observer et savourer leur plaisir avant de passer à l’attaque. A moins que son PREMS ne les intimidât davantage que les gros fusils-mitrailleurs de ses défunts camarades.
            La jeune femme le rangea dans son étui, puis déboucla la mentonnière du casque multifonctions qu’elle jeta au loin dans la forêt. Il y eut un frémissement dans la végétation, et un sourd grondement quand Sarah rendit la liberté à sa belle  chevelure brune jusqu’ici ramassée en un chignon serré. Elle défit ensuite d’une main tremblante les boutons de son treillis portant le logo triangulaire de la MBC, roula en boule l’épais vêtement et le balança dans le buisson le plus proche. Quelque chose s’en empara avec avidité. Sarah entendit un reniflement bestial, puis un bruit de tissu déchiré et de bousculade ponctuée de grognements.
            Elle prit une respiration profonde, gonflant sa poitrine généreuse sous le maillot kaki trempé de sueur. Toutes les créatures mâles qui l’observaient sentirent leurs membres virils se dresser presque douloureusement. Affamés qu’ils étaient de tant de choses, ils allaient pouvoir satisfaire tous leurs appétits ! Quant aux rares femelles présentes, elles n’éprouvaient plus qu’une haine féroce pour cette proie insolente et déconcertante.
-Felipe ! cria soudain la jeune femme. C’est moi, Sarah ! Tu es là, Felipe ? Tu me reconnais ?
Felipe ! Je t’en prie, Felipe ! Si tu es là, souviens-toi ! Felipe !

*

Le numéro 813 était bien celui d’un casier de consigne de la gare Montparnasse. Mylène et Jean-Marie y trouvèrent une grosse enveloppe en papier kraft, contenant mille euros en coupures de cinquante, un autre clé et un petit mot griffonné d’une écriture nerveuse qui était bien celle de Bérénice :
Désolée de ne pouvoir faire plus pour vous pour l’instant. RDV à l’endroit qu’ouvre cette clé : tu dois deviner où c’est, Mylène. Pas difficile ! Allez vous planquer là-bas et restez-y jusqu’à ce que je vous fasse chercher. Si vous n’avez pas de nouvelles avant midi, fuyez !
NB : Vous trouverez là-bas en cherchant bien quelques réponses à vos questions.
Bonne chance, et méfiez-vous de tout le monde.
BJM.
-Pas difficile, pas difficile, j’espère bien ! grogna Jean-Marie en lisant le message par-dessus l’épaule de sa compagne. Quand je parlais de jeu de piste…
-Arrête de râler, tu deviens gonflant ! Nous avons du fric, et surtout un endroit où aller : merci Béré, je t’adore !
            Elle fit un bisou retentissant à la petite feuille.
-J’en déduis que tu sais quelle porte va avec cette clé, fit-il avec un sourire.
-Oh que oui ! Tu vas adorer…
-Certainement, mais je n’aime pas trop la fin du message de ta copine.
            Le jeune homme à l’allure décatie jeta un regard inquiet autour d’eux, épiant les visages mornes des usagers allant et venant autour d’eux. Personne ne prêtait attention à ce couple de clodos, ou bien fuyait honteusement leurs regards, tandis que les hauts parleurs débitaient la litanie des départs et des arrivées d’une voix uniformément suave. Mais comment être certains qu’ils n’étaient pas suivis depuis le début de leur mésaventure ?
-Je crois que nous allons très vite avoir besoin de taper dans le pactole, dit Jean-Marie.

*

Le capitaine Terrasson se sentait inexorablement aspiré par la nappe marécageuse dans laquelle il s’était enfoncé. Un trou d’eau empli de fange, certainement, dont il ne trouvait pas les bords en battant des bras autour de lui. L’obscurité était totale, et les cris effroyables de ses camarades avaient achevé de lui faire perdre ses moyens. Il y avait peut-être quelque chose où s’agripper, là, à quelques mètres ou centimètres, mais il ne trouvait rien dans ces ténèbres moites et hostiles. La boue l’étouffait de plus en plus, l’empêchait de nager.
Quand il entendit l’appel de Sarah, implorant un certain Felipe d’intervenir, il crut que la belle brune avait pété un câble. Mais il se ravisa : ce n’était pas son genre, elle devait avoir une raison d’agir ainsi, mais laquelle ? Qui était ce Felipe ?
            La pointe de sa ranger gauche toucha soudain quelque chose de dur en dessous de lui. Une grosse racine, peut-être. Terrasson prit appui là-dessus et s’efforça d’y poser les deux pieds, avant de progresser le long de ce support providentiel qui remontait doucement vers le bord du trou d’eau bourbeuse. Il était encore immergé jusqu’au nombril, quant son instinct lui commanda de ne plus bouger. Ces monstres étaient là, tout près, et le capitaine ne devait la vie qu’au fait d’avoir échappé à leur vigilance en s’engluant dans le marais. Et le voilà qui allait en sortir pour se jeter dans leurs griffes ! Il entendait maintenant les grognements rauques émis par les créatures, des jacassements bizarres qui pouvaient passer pour un langage articulé.
-Felipe ! cria encore Sarah, à quelques mètres, d’une voix éraillée par l’angoisse.
            Quelque chose vrombit dans l’air derrière lui. Il n’eut même pas le temps de se retourner, que la chose le heurta avec violence. Une main large et griffue le saisit par le col et l’arracha à la boue dans un bruit de succion répugnant, avant de le jeter sur le sentier, groggy, aux pieds de la jeune femme qui sursauta à ce contact. Depuis qu’elle avait ôté son casque afin qu’il puisse la reconnaître, Sarah n’y voyait goutte et ne pouvait compter que sur ses autres sens. Par l’ouïe et l’odorat, elle comprit que l’une de ces choses était face à elle, le souffle court :
-Cet homme…est avec toi ?
            C’était de l’espagnol. Une voix sifflante et rauque, mais qui lui parut familière.
-Oui…oui, il est avec moi, répondit Sarah, qui tremblait de tous ses membres. C’est toi, Felipe, n’est-ce pas ?
            Elle tendit la main vers la créature, qui recula d’un bond :
-Ne me touche pas, cela… vaudra mieux. Oui…je suis bien…Felipe…C’était moi, en tout cas…J’ai du mal à parler…ça fait tellement longtemps…que nous ne parlons plus comme…comme vous…
            Sarah avait les larmes aux yeux.
-Mais tu es toujours Felipe, pour moi en tout cas !
-Je sais…mais les autres…j’ai beau leur dire…
-Tu leur as parlé ?
-En pensée, oui, et dans la langue que nous avons inventée…Ils veulent te tuer. Les femmes surtout. Je leur ai dit qui tu étais…pour moi…mais ils s’en foutent ! Ils haïssent les humains « normaux »…et tu portais l’uniforme de la Colonia, en plus !
-Mais tu leur as dit pourquoi, Felipe ? Tu leur as expliqué, non ?
-Oui…bien sûr. Mais si je n’étais pas leur chef…tu serais déjà morte, et ton ami avec…Il va falloir que je leur prouve à nouveau mon autorité, contre celle de Carlos…Il fait partie de ceux qui veulent ta mort, après t’avoir…enfin, tu comprends…
            Les jacassements redoublèrent autour d’eux, mêlés de grondements d’impatience.
-Il va falloir que je me batte contre lui, c’est la règle…que je me batte et que je le tue…Ou qu’il me tue. N’essayez pas de fuir, ce serait…inutile. Complètement inutile.
-Je comprends. Prends garde, Felipe !
-J’en ai vu d’autres…Mais si j’échoue, prends ton arme et sers t’en comme tu avais pensé le faire !

*
Pendant de longues minutes, la forêt d’Iguaçu retentit de la lutte titanesque des deux mutants. L’affrontement eut lieu à plus de 25 mètres de hauteur, entre le bas de la couronne des arbres et leurs cimes émergentes. Les deux créatures fondaient l’une sur l’autre, s’évitaient, tentaient de se prendre en défaut et de s’infliger de mortelles blessures.
Elles restaient silencieuses, concentrées sur leur combat, et seul le fracas des branches brisées permettait à Sarah et Terrasson, dévorés d’angoisse, de suivre un peu le déroulement de la lutte. Felipe et Carlos disposaient de l’agilité du singe et de la férocité du jaguar. Ils sautaient de branche en branche, faisant jouer leurs muscles d’acier, leurs griffes rétractiles et leurs crocs aiguisés comme des poignards.
Leurs yeux de félins leur permettaient d’y voir comme en plein jour, mais leurs autres sens hyper développés auraient suffi à mener ce duel en position dominante face à n’importe quel humain normal.
Finalement, l’un des deux protagonistes parvint à surprendre l’autre et à plonger ses crocs sa gorge palpitante. Il le tua rapidement, sans un cri, avant de redescendre prestement jusqu’au sol et de jeter le corps de son ennemi sur le sentier.
-Vous pourrez manger celui-là, avec ceux que vous avez déjà tués, ordonna-t-il aux autres mutants qui ne purent que s’incliner devant le résultat du combat. Mais ces deux là, non ! Ils sont sous ma protection !
-Felipe ! fit Sarah en reconnaissant le vainqueur à sa voix, même si elle ne comprenait rien à ce langage mêlant la télépathie et les cris d’oiseaux. Tu as gagné !
            Terrasson, qui venait de se remettre péniblement debout, et sentait avec déplaisir la gangue boueuse dont il était recouvert sécher sur lui, demanda alors :
-Mais qui est-ce, bon sang, ce Felipe ?
-Mon frère, répondit tranquillement la jeune femme.

*
Henri Nagant avait enfin rejoint la base de Villacoublay, et fait libérer son collègue Guéhaut maintenu jusque-là sous bonne garde par les militaires et les gardes du corps du président. En présence de l’officier commandant l’escouade chargée de défendre le petit hôpital de campagne, ainsi que des deux médecins Lefèvre et Collet, Nagant et Guéhaut firent un point de la situation.
-Barcino est mort, et l’homme qui l’accompagnait aussi. Un certain Frédéric Vallier, un garde du corps qui faisait office d’aide de camp et d’exécuteur des basses œuvres…C’est du moins ce que vient de me transmettre Gabrielle Lorenzini. Je précise que celle-ci vient de remplacer Barcino, et ce jusqu’à nouvel ordre. Mais je ne sais pas si elle est fiable…
-Elle l’est, affirma Guéhaut. C’est moi qui l’ai placée auprès de Barcino, depuis six mois.
-Nous étions certains aussi de la fiabilité de Barcino, répliqua Nagant. Mais si je n’avais pas appris sa trahison, il aurait pu sans problème approcher du président et…faire quoi d’ailleurs ?
            L’officier posa sur la table de conférence une petite trousse en cuir. Une fois ouverte, les hommes découvrirent une seringue, des tubes de prise de sang et un testeur électronique dernier cri.
-Voilà ce qu’on a trouvé sur Vallier.
-De quoi faire une analyse de sang, on dirait, commenta Lefèvre. C’est bizarre !
-Il y avait ça également, déclara théâtralement Collet en sortant de sa blouse une petite fiole de liquide transparent. Je l’ai trouvée sous la table de réanimation, elle a dû rouler dessous lorsque Vallier s’est écroulé. Il devait l’avoir dans la main, quand vous l’avez…heu…
-Abattu, oui ! compléta sèchement Guéhaut. Je ne m’en réjouis pas plus que ça.
-Eh bien vous n’avez pas eu tort, Monsieur. Je viens de faire analyser le contenu de cette fiole. Un poison violent mais dégradable rapidement par l’organisme : du fluométate de potassium !
-Tout s’éclaire donc, conclut l’officier. Barcino voulait assassiner le président. Dès qu’il a appris que le premier empoisonnement avait échoué, il s’est précipité pour en remettre une dose. Mais il a été démasqué juste à temps. Reste à connaître son mobile…
            Nagant reprit la parole :
-Lorenzini a dépêché une équipe dans le bureau de Barcino, à Levallois, ainsi qu’à son domicile privé dans les Yvelines. Ils vont tout fouiller, éplucher ses ordinateurs, ses portables, ses comptes en banque, interroger sa famille…nous trouverons bien quelque chose ! En attendant, Charles, vous devriez vous reposer un peu.
            Guéhaut essuyait ses lunettes pour la dixième fois depuis le fatal incident. Ses doigts tremblaient, et il était pâle comme la mort.
-Oui, me reposer. Vous avez raison…
            Lefèvre et Collet se retirèrent pour aller veiller le président. Lucas Zarkos semblait plus serein que jamais, tandis que les moniteurs branchés sur lui émettaient toujours leurs joyeux bips. Au sol, on avait nettoyé à la hâte les traces de sang laissées par les intrus.
-Quelque chose me tracasse, dit finalement Lefèvre.
-Quoi donc ?
-Pourquoi avoir employé la Tétrodotoxine, au lieu du fluométate, dès le début ? L’effet du premier poison n’est pas certain à 100%, la preuve…Si j’avais eu du fluométate, à leur place…
            Collet l’interrompit d’un geste, alors que les « bips » des appareils changeaient de rythme :
-Attendez ! Regardez ! Le Président se réveille plus tôt que prévu ! Allez chercher Nagant et Guéhaut !
            Quelques instants plus tard, les deux conseillers présidentiels assistaient au lever de paupières de Lucas Zarkos. Ses sourcils en accent circonflexes se froncèrent, ses traits se crispaient convulsivement :
-Oooh…mon Dieu…gémit-il. J’ai cru que c’était…que c’était foutu…
-M. le Président, dit Charles Guéhaut avec émotion. Nous sommes là, Nagant et moi…vous êtes sauvé.
-Carolina…Carola…où est-elle ?
-Heu…Madame la Présidente est toujours en Italie, auprès de sa mère. Nous avons jugé préférable, pour sa sécurité...
-Est-elle au courant…de mon réveil ?
-Madame la Présidente a tenu à être informée de tout changement concernant votre état. Nous l’avons avertie qu’il y a avait une chance de vous ramener parmi nous.
-Il y a combien de temps ? grogna Zarkos, qui semblait de plus en réveillé.
-Bientôt une heure, répondit Guéhaut en consultant sa montre, mais…
-Faites-la arrêter immédiatement ! cria Zarkos en agrippant le bras de son conseiller. Cette salope a voulu me tuer !

*

L’aube se levait sur la jungle lorsque Felipe et un autre mutant déposèrent leurs fardeaux à proximité du Rio Iguazu. La force surhumaine des deux créatures leur avait permis de transporter Sarah et Terrasson sur plus de deux kilomètres à travers la jungle en un temps record, bondissant de branche en branche ou de liane en liane. Franchir la route 101 avait été le plus long, car il avait fallu attendre un intervalle suffisamment long entre les véhicules qui encombraient cette voie depuis la destruction cataclysmique de la Colonia Alemana.
Terrasson, qui avait pu se laver un peu dans le courant vif d’une petite rivière qui se jetait dans le Rio, profita du jour blafard pour contempler les monstres fabriqués par Von Hansel. Finalement, ils n’étaient pas si horribles que cela. Ils avaient la taille d’un être humain normal, et une silhouette somme toute humanoïde. Dépourvus de vêtements, avec une peau épaisse tachetée qui changeait constamment de couleur en fonction de leur environnement, les mutants étaient dotés de griffes et de crocs rétractiles, ainsi que d’une musculature impressionnante. Leurs visages aux traits aplatis, avec un mufle de fauve, laissaient émerger deux grands yeux jaunes fendus d’une pupille noire. Des oreilles pointues et mobiles surmontaient un crâne en obus couvert de longs poils marron. Leur appareil génital restait invisible, dissimulé dans une fente du scrotum à la manière des mammifères marins.
« Je les verrais bien dans un film de SF, songea le capitaine, et pas forcément dans le rôle des méchants »
-Vous n’avez pas vu les autres, dit soudain Felipe, qui avait lu dans ses pensées. Rico et moi faisons partie des moins moches !
            Il éclata d’un drôle de rire. Son élocution était un peu zézayante, gênée par les grandes dents qui encombraient sa cavité buccale. Des traces de sang séchées maculaient encore son torse musculeux. Le sang de Carlos, car les quelques blessures que ce dernier avait infligées à Felipe s’étaient déjà nettement cicatrisées.
-Nous nous régénérons très vite.
-Dans le genre machines de combat, vous êtes impressionnants, dit le capitaine qui s’efforçait d’oublier pour un temps la mort de ses camarades. Je vois mal en quoi on peut dire que Von Hansel a raté son coup !
-Pour lui, c’était raté, parce qu’il n’a jamais réussi à nous faire obéir. Aucun des implants électroniques qu’il nous a greffés dans le cerveau n’a fonctionné. Pas plus que les processus de conditionnement mentaux. Nous avons tous fini par échapper à son contrôle, mais sans la destruction de la Colonia, nous n’aurions jamais pu mettre mon plan à exécution pour nous enfuir de l’enclos…grâce à vous, nous sommes libres. Libres de cesser de nous entretuer, ou de manger des larves pour survivre !
-Et qu’allez-vous faire maintenant ? demanda Sarah.
-Continuer à nous cacher…le parc national d’Iguazu est assez vaste pour nous, pour l’instant. Si nous manquons de gibier, il y a des fermes pas très loin. J’essaierai de dissuader mon peuple de bouffer trop d’humains !
            Nouveau petit rire bizarre. Sarah eut un frisson.
-Ton peuple…oui, je comprends…Mais faites attention. Tôt ou tard, on vous repérera. Il y aura des battues, ils vous traqueront.
-Et nous tueront ! Oui, peut-être. Mais d’ici là, nous allons vivre. Libres !
            Felipe posa sa longue main aux griffes rétractées sur l’épaule de sa sœur. Sarah mit sa main sur la sienne, puis, ayant depuis un moment surmonté sa répugnance, se blottit contre lui. Elle se mit à pleurer.
-Felipe, je ne sais pas quoi te dire, je ne sais pas quoi te souhaiter…
-Tu sais que je suis vivant, et que ces ordures ont payé…c’est ce que nous voulions, toi et moi, n’est-ce pas ? Le reste appartient au passé. Il faut que tu vives ta vie, et moi la mienne. D’accord, ce n’est pas exactement celle que j’aurai choisie, mais…
            Il détourna son regard de fauve, et se détacha sa sœur. En deux bonds, Felipe et Rico avaient disparu dans les sous-bois. La jungle reprit son bruissement matinal, avec en fond le grondement sourd de l’Iguaçu que l’on voyait miroiter au loin derrière les arbres clairsemés.
            Sarah écrasa une dernière larme, puis indiqua au capitaine un petit sentier de terre battue.
-Nous allons suivre ce chemin jusqu’à Tres Canoas. C’est une sorte de lodge, de refuge pour les randonneurs du parc national. Le couple qui le tient me doit beaucoup, et nous aidera à franchir le fleuve.
            La voix de la jeune femme avait repris toute son assurance. Elle ouvrit la marche avec une énergie qui laissa une fois de plus le capitaine Terrasson « espanté », comme on disait chez lui. Au point de se demander si Sarah Estevez n’était pas, elle aussi, une mutante sortie des labos de Von Hansel…

*

L’air était frais et brumeux, le sentier humide sous leurs pas faisait faire « bruitch-bruitch » à leurs semelles. Le capitaine Terrasson se laissa aller à admirer le postérieur rebondi de la jeune femme, qui contrastait avec la finesse de sa taille bien serrée par la ceinture du pantalon kaki. Depuis que Sarah avait jeté sa veste de treillis, sa robuste féminité lui apparaissait sans cesse plus attirante.
« Va falloir te calmer, mon vieux…t’es toujours en mission »
-Je suppose que je vous dois quelques explications, dit tout à trac la jolie brune sans se retourner ni ralentir sa marche.
-Si vous voulez. Mais je comprendrais que vous n’ayez pas envie de parler après tout ça. Moi-même, je…
-J’ai envie de parler. Cela fait trop longtemps que je suis obligée de taire certaines choses, je n’en peux plus ! Il faut que ça sorte.
-Ok, ok…je percute. Videz votre sac.
-Je ne m’appelle pas Sarah Estevez, mais mon véritable nom n’a aucune importance. Il vaut mieux, pour moi comme pour vous, que vous l’ignoriez le plus longtemps possible. Felipe est mon frère aîné. Nos parents se sont connus à Caracas, quand mon père, qui était argentin est venu travailler comme ingénieur dans une entreprise sous-traitante des pétroles vénézuéliens. Après leur mariage, ils se sont installés en Argentine où mon frère et moi sommes nés quelques années plus tard. Moi, c’était en 1976. Vous savez ce qui s’est passé cette année-là en Argentine ?
-Un coup d’Etat militaire, je crois bien…
-Oui, le putsch de Videla. Mes parents étaient très à gauche, proches des Montoneros, qui avaient lancé vers cette époque un début de guérilla. Par précaution, Felipe et moi avons été placés chez notre grand-mère maternelle au Vénézuéla. Quelques temps plus tard, mes parents ont été arrêtés, victimes avec des milliers d’autres de ce qu’on a appelé la « guerre sale », sans doute torturés et assassinés. Ils furent comptés parmi les desaparecidos, ceux qui ont disparu sans laisser de trace…
            Il y eut un long silence que le capitaine n’osa pas interrompre.
-Nous avons grandi avec ça, en exil. Notre grand-mère n’était pas sans moyens, et nous aidés au maximum pour faire toutes les études que nous voulions, notamment en France et d’autres pays d’Europe et d’Amérique ( y compris l’Argentine, après le retour à la démocratie libérale). Nous voulions être des scientifiques, comme nos parents, mais Felipe et moi avions surtout un grand projet en commun, savoir un jour ce qui leur était arrivé, et les venger !
« L’occasion s’est présentée après 2002, quand Hugo Chavez, puis Lula da Silva, ont commencé un programme de coopération de leurs services secrets et ont cherché des recrues motivées et compétentes pour des opérations risquées. Mon frère et moi étions déjà sur leurs listes d’agents en formation. Lorsqu’une opération d’infiltration de la Colonia a été projetée, nous nous sommes portés volontaires. Lors de nos recherches, nous avions découvert que nos parents avaient été envoyés là-bas après un long séjour dans les locaux de l’Ecole technique de la Marine, à Buenos Aires. La famille Von Hansel réclamait son lot de cobayes humains !
« Felipe fut prêt le premier, et infiltré dans la personnel de la Colonia en tant que laborantin. Je devais le rejoindre sous une autre identité dès que possible pour lui prêter main-forte, travaillant déjà à l’époque à proximité comme agent du Parc National d’Iguazu. Mais Felipe a  cessé de donner de ses nouvelles peu avant que j’intègre le personnel de Sécurité de la Colonia.
-Malgré ça, vos supérieurs vous y ont envoyée quand même ? Ils n’avaient pas peur que Felipe ne révèle votre arrivée sous la torture ?
-Aucun risque…Felipe et moi avions été formés et briefés de manière totalement cloisonnée. Ce n’est qu’après coup que mes chefs m’ont révélé qu’il avait été introduit sur place avant moi. Lui-même était persuadé qu’il lui fallait agir seul. Il ne pouvait pas me trahir, même s’il l’avait voulu…
-Donc, vous avez réussi…
-Oui, j’ai surmonté toutes les épreuves. J’ai découvert la plupart des secrets de la Colonia, piraté les fichiers de la MBC, mis au jour toutes ses accointances avec diverses multinationales et services spéciaux du Monde entier. Et finalement, j’ai détruit ce nid de rats !
-Et vos parents ?
-Morts en 1980, dans d’atroces souffrances. Ils sont vengés à présent, ou presque…
-Vous auriez voulu tuer Von Hansel, n’est-ce pas ?
-Oui, mais le père surtout : c’est lui qui était encore aux commandes à ce moment là. Je sais qu’il a dirigé lui-même les expériences menées sur eux. Mais cette ordure a pu finir ses jours tranquillement, dans son lit. Quant au prix à payer pour tout ça…
-Je ne vous le fais pas dire !
-Il y a autre chose également, que je n’ai encore révélé à personne. Pour monter en grade dans le personnel de sécurité de la Colonia, il y avait toutes sortes d’épreuves imaginées par le père d’Ulrich avant que son fils ne prenne la relève…Ce gros porc aurait aimé en rajouter une autre, toute particulière pour moi, vous voyez ?
            Terrasson toussa, gêné et appréhendant la suite.
-Mais ça, il ne l’a jamais obtenu. Par contre, ce qu’il m’a fait faire…je ne pouvais pas y échapper pour atteindre le poste que je convoitais.
            La voix de la jeune femme s’étrangla.
-Cela faisait partie d’une sorte de rituel, « preuve de force d’âme et serment de fidélité par le sang », comme disaient ces salopards. Une épreuve de tir un peu spéciale…J’ai dû abattre un gosse. Un gosse de cinq ans, acheté à des trafiquants après je ne sais quel circuit dégueulasse. Pour me consoler, ils m’ont dit qu’il avait le Sida, qu’il était incurable, condamné de toute manière. Ils me l’ont amené sur le polygone de tir…en pleurs…je lui ai tiré une balle dans la tête…Tout ça a été filmé, avec menaces de diffusion aux autorités en cas de trahison et de fuite.
            Terrasson avait une grosse boule dans la gorge. Il ne pouvait voir le visage de Sarah, qui marchait toujours devant lui, un peu plus vite.
-Je tenais à ce que vous le sachiez, capitaine. Que nous nous en sortions ou pas.


            A suivre…