lundi 11 octobre 2010

2e volet : Chapitre 2: Latour, prends garde !

Chapitre 2 : Latour, prends garde !

Nicolas de Latour, PDG de Standard and Riches, venait de passer une très mauvaise journée. Celui qui passait, par ses fonctions, pour l’un des hommes les plus puissants du monde, avait l’impression que les choses étaient en train de lui échapper.
Standard and Riches était la plus connue et la plus redoutable des agences de notation financière. Ses experts, après toutes sortes de calculs, d’audits et d’obscurs marchandages, distribuaient aux quatre coins du globe les bons et les mauvais points. Les entreprises cotées en bourse, les Etats endettés émetteurs de bons et d’obligations garantis, tous tremblaient devant le verdict impitoyable de Standard and Riches, qui donnait le ton à ses pareilles pour faire grimper ou chuter les actions de telle ou telle société, tout comme les taux d’intérêts frappant les émetteurs de dette publique.
La récente crise financière avait failli mettre à mal cette dictature des experts. Des journalistes courageux, des économistes indépendants avaient réussi à mettre en lumière les responsabilités de Standard and Riches dans la bulle spéculative monstrueuse qui s’était gonflée sur la base de valeurs pourries aux subprimes. Les agences de notation, si sérieuses et rigoureuses, n’avaient rien trouvé à redire aux produits financiers véreux émis par les banques. Bien au contraire, les bonnes notes tombaient sur ces fruits blets comme les confiseries à Noël. « Achetez, achetez, spéculateurs du Monde entier, la fortune est au coin de la rue ! Garanti sur facture ! »
Et ce fut le Krach. Le pire depuis 1929. Chose bizarre, les fonds gérés directement par les agences de notation avaient échappé au massacre. Les subprimes avaient été revendus juste à temps à divers gogos, et le gros du pognon placé dans des valeurs sûres : les matières premières ou les armes, par exemple. Au soupçon d’incompétence s’ajoutait celui de la malhonnêteté. Mais Nicolas de Latour et ses pairs avaient de la ressource autant que des relations.
Pour éviter une catastrophe générale, les Etats touchés par la crise avaient dû soutenir les banques menacées d’effondrement et injecter de l’argent public dans leurs économies flageolantes. La dette publique enfla d’autant, et il fallait éviter que les taux de remboursement des emprunts souscrits sur les marchés ne grimpent trop haut. Et qui notait les Etats, les faisant sautiller sur leurs pattes arrière comme des toutous pour obtenir le fameux AAA, la meilleure note ? Les agences de notation, Standard and Riches en tête.
Les courageux journalistes et les économistes indépendants en furent pour leur grogne, les banques pourries réengraissées aux frais du contribuable, et les Etats sommés de faire de drastiques économies budgétaires pour éponger leur dette.
Nicolas de Latour et sa clique avaient gagné sur toute la ligne. Le capitalisme financier avait repris sa ronde infernale comme le drogué reprend son fix après deux jours d’abstinence.
Mais ce jour-là, tandis qu’un soir neigeux tombait sur Manhattan, Nicolas de Latour faisait la tronche derrière l’immense baie vitrée de son bureau, à cent mètres au-dessus des rues grouillantes de New York. Les façades illuminées des buildings se découpaient sur un ciel gris foncé, leur reflet brouillé par les flocons fondus qui criblaient la vitre teintée.
Dans le grand bureau tout en boiseries précieuses, les écrans plasma qui recouvraient l’un des murs déversaient des flots d’images silencieuses venues des principales chaînes d’infos continues du monde entier. CNN. China News. Bloomberg TV. CTI. Et même Ecuador TV Color. Toutes ou presque évoquaient les évènements politiques français, les bandeaux du bas de l’écran étant là pour rappeler qu’il pouvait aussi se passer autre chose sur la planète. Tout cela était tellement déprimant que Nicolas de Latour avait coupé le son.
Il parcourait machinalement la tablette numérique où s’affichaient les titres tout aussi désolants des grands journaux en ligne, qui se succédaient depuis trois jours.
-Lucas Zarkos congédie son gouvernement et dissout l’assemblée nationale. De nouvelles élections législatives devraient avoir lieu dans un mois.
-Le Premier ministre Frédéric Follin et plusieurs ministres arrêtés pour haute trahison.
-Cédric Dubois, directeur de cabinet de Lucas Zarkos, est chargé de former un nouveau gouvernement.
-Le parti majoritaire sous le choc, après l’annonce de l’arrestation de ses deux principaux leaders, impliqués d’après l’Elysée dans l’affaire Fantômarx-WBEC.
-Romain Pinsk échappe de peu au coup de filet d’hier.
-La gauche française, prise à contrepied par la nouvelle politique économique du Chef de l’Etat, entend se mettre en ordre de bataille pour les prochaines élections.
-Simon Dassel, PDG de la première firme aéronautique française, s’en prend violemment à Lucas Zarkos : « C’est Fantômarx au pouvoir ! »
-Simon Dassel arrêté pour haute trahison. Son empire industriel et médiatique est placé sous tutelle publique.
-Romain Pinsk toujours en cavale.
-Vive inquiétude des marchés financiers après le virage dirigiste et étatiste de la France.
-La commission européenne rappelle à la France ses engagements économiques et exprime sa « profonde préoccupation » quant à la dérive autoritaire prise par l’Elysée.
-Le directeur de la BCE lance un pavé dans la mare : « Lucas Zarkos nous montre la bonne voie. Il faut réformer radicalement la politique monétaire européenne, favoriser le travail et non le capital. »
-Les bourses européennes et américaines se stabilisent après un chute brutale.
-La cote de popularité de Lucas Zarkos remonte en flèche dans l’opinion française et mondiale.
-Le président vénézuélien Hugo Chavez félicite Lucas Zarkos pour son immense courage : « la France redevient le pays de la Révolution, un espoir et un modèle pour les peuples du Monde entier ! »
-Stupeur sur les marchés financiers : à la suite de Standard and Riches, les agences de notation maintiennent la note AAA de la France.
-Nicolas de Latour déclare : « Le développement social doit primer sur le profit immédiat. Les richesses accumulées doivent profiter au plus grand nombre. »

Nicolas de Latour se sentait pris de nausée. Quelle merde ! Mais quelle merde ! Il avait certes déjà tenu des propos vaguement sociaux, histoire de polir son image, notamment avec sa fondation pour handicapés. Là, hélas, c’était bien différent. Le manipulateur était ravalé au rang de marionnette.
Il quitta son bureau high-tech pour aller ouvrir une petite armoire encastrée dans l’un des murs. De Latour en sortit une bouteille de whisky étiqueté à son nom. Du pur malt venu de l’île de Skye, élaboré spécialement pour lui moyennant un prix hallucinant. Il s’en servit une bonne rasade dans un verre en cristal, mais ne tira aucun plaisir à sa dégustation. Le goût de tourbe lui parut même infect. Marrant comme le psyschisme peut influer sur n’importe quoi. Marrant, tu parles…Une sonnerie mélodieuse, remixage du Printemps de Vivaldi, l’arracha à ses sombres pensées. Cette ligne de téléphone était une ligne directe, réservée à ses proches et à ses plus influentes relations de par le monde. Une vingtaine de personnes tout au plus en avaient le numéro.
« Nicolas de Latour…
-Nicolas, c’est Romain.
De Latour faillit s’en étouffer, et reposa brutalement son verre sur le bureau. Quelques gouttes du coûteux breuvage giclèrent sur son costume de marque italienne. Il avait reconnu la voix de Romain Pinsk, le « conseiller des puissants », traqué par la police française pour sa prétendue implication dans l’affaire Fantômarx.
-Romain ? Mais où es-tu ?
-Il vaut mieux que tu n’en saches rien.
-Mais dis-moi, quelle est cette histoire de fous ? Tu n’as pas…
Pinsk le coupa avec impatience :
-Non, bien sûr, tout ça est un ignoble coup monté ! Toutes les pseudo-preuves exhibées à la télé, tirées des « archives » informatiques de la WBEC, tous ces trucs sont bidons !
-C’est dingue ! C’est dingue !
-Ce qui est encore plus dingue, c’est ce que toi et tes collègues des agences de notation avez fait ! Il faut prendre ce salopard de Zarkos par les couilles, nom de Dieu ! pourquoi lui avoir accordé le « triple A » ? Sa politique délirante est en train de mettre le feu à la planète, et tout ce qui compte de gens sérieux semble capituler. Même Claude Chétrit, à Francfort, lui donne raison !
Il y eut un silence, troublé par la respiration légèrement sifflante d’un homme aux abois. De Latour se racla la gorge.
-Nicolas ?
-Je…je suis désolé, Romain, je n’avais pas le choix.
-Comment ça, pas le choix ? Mais toi et tes potes, vous faites ce que vous voulez !
-Justement non. Plus maintenant. Nos ordres viennent d’ailleurs. Il y a un pilote dans l’avion, maintenant, et ce n’est pas…ce n’est plus nous.
-Mais bon Dieu, explique toi !
-Je ne peux pas t’en dire plus, Romain…il faut que je te laisse. Bonne chance, mon vieux.
Nicolas De Latour raccrocha d’un geste sec. Il resta longtemps à fixer l’appareil, s’attendant à ce que Romain Pinsk le rappelle. Mais c’était peu probable, car un homme en fuite, même appelant d’une cabine téléphonique, n’avait pas intérêt à s’attarder au bout du fil.
Il sursauta quand même lorsque Vivaldi remit le couvert, et décrocha d’une main hésitante :
-Monsieur de Latour ?
Cette voix ! Cette voix métallique si désagréablement familière !
-Tout va comme vous voulez ?
-Je…j’ai fait tout ce que vous m’avez demandé jusqu’ici. Alors je ne peux pas dire que ça va, non.
Il y eut un rire sardonique.
-Je m’en doute, cher Monsieur, je m’en doute…Mais venons-en au fait. La prochaine fois que cette crapule de Pinsk vous contactera, je vous saurais gré de bien vouloir le tenir un peu plus longtemps au bout du fil. Mes techniciens étaient à deux doigts de repérer l’origine de son appel. C’est bien compris ?
-Je ne sais pas si…
-Latour, prends garde ! Avec moi, il n’y a pas de « mais » ou de « je ne sais pas ». Veux-tu que de fâcheux accidents se reproduisent ? A l’heure qu’il est, ta fille dort profondément dans son pensionnat helvétique. Il suffirait de si peu de choses pour que…
Nicolas de Latour s’épongea le front.
-D’accord, d’accord ! S’il rappelle, je ferai ce que vous dites !
-Très bien. Finissez votre whisky, et bonne soirée.
Nicolas de Latour se recroquevilla dans son fauteuil, tremblant de tous ses membres. Ce salopard contrôlait décidément tout.

*
André Delpeyrat, qui avait été dans une autre vie, incroyablement lointaine, un jeune et beau journaliste du nom de Jean-Marie Fondar, se réveilla à nouveau. Un cri perçant avait déchiré la brume de son trop fragile sommeil.
Il se dressa d’un coup sur son séant, faisant grincer les ressorts rouillés du sommier et grogner son compagnon de cellule qui frappa contre le mur, à l’étage en-dessous du lit superposé.
« Tu fais chier, oh, hein… »
Et le gars de replonger aussitôt dans les bras de Morphée, comme en témoignèrent bientôt ses ronflements sonores.
D’autres cris déchirèrent le silence nocturne. Un pauvre type, quelque part, se faisait défoncer le cul. André-Jean-Marie promena un regard brouillé sur le décor sordide de sa cellule. La violente lumière des lampadaires extérieurs l’éclairait presque comme en plein jour malgré l’étroitesse de la fenêtre à barreaux. Il ne s’y faisait toujours pas, pas plus qu’à cette odeur répugnante mêlant le chou, la pisse et les produits ménagers, ou aux piqûres des punaises de lit. Mais pour l’instant, il avait échappé à ce que le malheureux, quelque part dans une autre geôle de Meury-Flérogis, était en train de subir. Des menaces de mort, par contre, en pagaille…
« Salopard, on va te crever ! »
« On va te faire ce que tu as fait à cette pauvre fille, ordure ! »
Bousculades et injures lors des promenades s’étaient accumulées à tel point qu’André Delpeyrat, assassin présumé de Bérénice de Castelbougeac, avait été transféré dans un quartier spécial de la prison, réservé aux cas « sensibles », comme ce tueur en série qui partageait sa cellule en attente, comme lui, de son procès. Un certain Tony Colin, un grand mulâtre aux cheveux décolorés.
« Toi, c’est les journalistes, moi c’est les vieilles dames, avait-il commenté sobrement lorsqu’ils avaient fait les présentations.
-Mais je n’ai tué personne !
-Evidemment, avait gloussé l’autre. C’est ce que je disais, moi aussi. Mais mon avocat m’a conseillé de changer de tactique. Il te suggère quoi, ton baveux ?
-Plaider coupable. La folie passagère. Et le fait que la victime m’aurait manipulé pour satisfaire ses tendances vicelardes.
-Ben tiens ! Pareil pour le mien ! Il s’appelle comment ?
-Maître Vergeard.
-Le mien, c’est Collès. Une pointure aussi. On est des célébrités, mon vieux ! Allez, on s’en grille une ?
Tony Colin était certainement un monstre, mais un compagnon de détention fort convenable. Poli, partageant volontiers ce qu’il pouvait cantiner, et capable de discuter d’un peu de tout. Il s’était découvert une passion pour la littérature grâce à la bibliothèque de la prison, dévorant les œuvres de Céline et de Zola, sans oublier la Bible.
« Pas le même genre, mais j’aime bien ! »
En tout cas, l’enfermement ne l’avait pas encore transformé en homosexuel agressif.
-Avec moi tu crains rien, mon pote. Y’a que les vieilles qui me font bander. Et crois moi, elles attendent que ça, les salopes !
-Tu peux changer de disque ?
-Ok, ok…pas de lézard. C’est vrai que toi, t’es innocent !
Et il éclatait de rire.

*
Au cours de la même nuit, Nanard le clodo fut réveillé par les grognements de son chien. Sa tente igloo rapiécée lui offrait un refuge relatif contre les courants d’air glacés qui s’engouffraient sous le Pont Neuf, aussi n’était-il guère enthousiaste à l’idée de mettre le nez dehors.
« Hé, Mickey, ça va pas, non ? Déjà qu’j’ai eu du mal à m’endormir…
La solitude lui pesait terriblement depuis que ses amis André et Zézette l’avaient lâché. Il avait été horrifié d’apprendre, par la télé d’un bar où il sirotait un café, ce que le couple avait commis. Les regards lourds de reproche et d’amalgame que lui jetaient les passants depuis cet abominable fait divers semblaient tous contenir le même message :
« SDF=poivrot=assassin=faut éliminer ces gens-là. »
De fait, il lui paraissait évident que cette élimination était en cours. Cela faisait bien une semaine que Nanard n’avait plus croisé le moindre de ses semblables, du moins les isolés ou ceux vivant en petits groupes. Le « camp » du Pont des Arts était désert, les déchets nettoyés par la municipalité. On lui avait dit que les banlieues, elles aussi, se vidaient de leurs clochards.
Tendant l’oreille, Nanard percevait un bruit de moteur tournant au ralenti, et des phares vinrent illuminer les parois de la tente encombrée d’objets hétéroclites. Des pas sur le pavé, des murmures à voix basse. Il essaya de se rassurer. Des caritatifs en maraude, certainement, Secours catholique ou populaire. C’était la saison pour eux, et ils devaient avoir du temps libre avec tous ces « clients » en moins. Pas les flics, non, z’auraient été moins discrets.
Nanard consulta sa toquante aux chiffres luminescents, une grosse montre de gosse à l’effigie de Shrek dégotée dans une poubelle. Trois heures du mat’. C’était pas l’heure des maraudes, pas l’heure du tout.
Nanard sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine, tandis que celle de son chien se hérissait, parfaitement visible en ombre chinoise sur la toile de tente éclairée. Mickey grondait de plus belle. Nanard eut aussitôt en tête l’un de ces nombreux autres faits divers, de ceux qui n’indignant pas trop longtemps les gens honnêtes, ces histoires de clodos massacrés par des jeunes en vadrouille, ou par leurs semblables de la rue. La dernière hypothèse était à exclure : les pareils de Nanard ne se promenaient pas en camionnette. Les flics, peut-être…un moindre mal. Mais le chien ne grognait pas comme ça avec eux.
Une immense silhouette, déformée par les phares du véhicule, vint se dessiner sur sa tente. On gratta légèrement la toile :
« Camarade, n’aies pas peur ! Nous sommes les Robins des Bois. Il est temps de quitter ta misère pour nous rejoindre…une vie nouvelle t’attend, camarade.
-Je…j’veux pas d’vot’ vie nouvelle. Foutez moi la paix. J’veux dormir tranquille.
-Tu l’auras voulu, camarade. »
Nanard perçut un léger sifflement, puis plongea dans les ténèbres.

*
Vers huit heures ce matin-là, les deux codétenus regardaient les infos sur leur petite télé fixée au mur. André-Jean-Marie frissonnait de fatigue après sa mauvaise nuit. Il grattait de temps à autre ses bras picorés par les punaises.
« Tant qu’elles ne nous bouffent pas les couilles ! gloussa Tony en se resservant une tasse de Ricoré.
A l’écran, Lucas Zarkos répondait aux questions bien peu agressives d’une journaliste de FT1.
« Ne craignez-vous pas, M. le Président, que l’annonce, hier, de l’annulation de votre voyage au Vatican, ne froisse les catholiques français ?
Zarkos eut ce petit ricanement silencieux et ce mouvement de tête qui n’appartenaient qu’à lui. Il joignit ses doigts et accentua l’accent circonflexe de ses sourcils en une mine faussement épiscopale :
-Le Très Saint Père et ses ouailles me pardonneront, si je préfère consacrer mon temps aux problèmes immédiats des Français plutôt qu’à le perdre dans des génuflexions hypocrites. Je crois faire la preuve de mes vertus chrétiennes en réduisant mon salaire de 80%.
-Mais…cela annule l’augmentation que…que vous…
-Que je m’étais accordée en arrivant au pouvoir, oui. Les épreuves envoyées par le ciel ont dessillé mes yeux, tel Saint Paul sur le chemin de Damas ! Heureux les pauvres, ils seront les premiers au royaume des Cieux, et il est plus difficile à un riche d’entrer au royaume de mon Père, qu’à un chameau de passer par le chas d’une aiguille…[ il pouffe] Vous voyez que je connais mes classiques !
« Il est vraiment fort, cet enfoiré ! s’exclama Tony. Il commence à me plaire !
-Et qu’en est-il de cette rumeur selon laquelle vous renonceriez à présider le G20 qui doit se réunir en février à Londres ?
-C’est pas faux, mais pas exact non plus. D’abord, je ne renonce pas à présider le G20, mais je refuse de le faire à Londres, l’un des temples de cette finance mondialisée que j’exècre. Je vais donc proposer à mes homologues de reporter ce sommet au mois d’avril prochain, à Malte. Cela me laissera le temps de préparer tout ça…je vous promets que pour une fois, ce genre de truc va servir à autre chose qu’à bouffer l’argent du contribuable !
« Il me plaît, le petit, il me plaît ! rugit Tony.
-Laisse-moi écouter, grogna André-Jean-Marie.
« On peut aussi supposer que vous voulez d’abord franchir l’obstacle des législatives anticipées qui doivent avoir lieu le mois prochain. Sur quelle majorité comptez-vous vous appuyer ? Le PMU, à de rares exceptions près, ne vous soutiendra pas, et la gauche ne paraît pas convaincue par votre changement radical de politique.
-Je ne compte pas sur elle, et surtout pas sur le Parti Social-démocrate, qui rougit toujours dans l’opposition pour mieux faire le jeu du capitalisme et des technocrates bruxellois une fois au pouvoir ! Il faut balayer la table encombrée par les mêmes vieilles équipes ! Le PRP constituera le noyau dur de la nouvelle majorité.
-Le PRP ?
-Oui. Le Parti du Renouveau Populaire.
-Mais…c’est un micro-parti créé il y a à peine un mois par votre nouveau Premier Ministre, à l’époque où il venait d’intégrer votre cabinet. Il aurait à peine 2000 adhérents !
-Vous vous trompez, madame. Aux dernières nouvelles, ils seraient près de 20 000. Les militants affluent de toutes parts. Et ce parti disposera du même temps de parole télévisé que les autres de ce fait, et des mêmes moyens de campagne, conformément à la Constitution modifiée de 2008. Celle-ci, je vous le rappelle, attribue la moitié des sièges de l’assemblée nationale à la formation arrivée en tête au 1er tour, et répartit le reste à la proportionnelle entre tous les partis en lice. Sachant que, d’après les derniers sondages, plus de 60% des Français approuvent résolument ma politique, permettez que je sois optimiste ! »
« Bien joué, bien joué ! approuva Tony Colin.
-Ouais, ouais, bien joué, grommela André-Jean-Marie. Sacré virage sur l’aile quand même ! Tu ne trouves pas ça bizarre ?
-Bah, y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis ! A moins qu’un sosie ait pris sa place !
L’ancien journaliste se gratta la tête. Il commençait à avoir sa petite idée sur la tournure des choses, et ça ne l’enchantait pas du tout.

A SUIVRE…

mercredi 15 septembre 2010

2e volet : Chapitre 1 : Conseil des Sinistres

Paris-matin, Pari malin ! LE Quotidien gratuit. 4 janvier.

SABRINA MONUCCI RETROUVÉE !

« Portée disparue depuis l’enlèvement et le meurtre de son compagnon Norbert Pita, à l’automne dernier, l’actrice franco-italienne vient d’être libérée par un commando du RAID. La « bellissima » a passé près de quatre mois séquestrée dans la cave d’un sinistre pavillon de Seine-et-Marne. Très éprouvée moralement, mais en relativement bonne condition physique, l’actrice a été admise pour quelques jours à l’hôpital américain de Neuilly. C’est apparemment à la suite d’une dénonciation que les forces de l’ordre ont pu procéder à la libération de Sabrina Monucci, mais les milieux bien informés laissent entendre que ce ne serait que le début d’une longue série de coups de filets, en France et en Europe, visant à démanteler l’organisation du prétendu « Fantômarx ». Deux individus ont été appréhendés à l’occasion de cette opération, et aussitôt placés en détention spéciale en vertu de l’état d’urgence en vigueur depuis le 31 décembre. Il n’y aurait pas eu de blessés.
« Le Chef de l’Etat s’est rendu le premier au chevet de l’actrice, pour la féliciter de son courage et la réconforter. Quant à Laurent Carrel, l’ancien compagnon de Sabrina, qui avait très mal vécu leur séparation, il n’aurait toujours pas quitté l’abbaye des Moines Rouges, près de Captieux en Gironde. Rappelons qu’il y fait retraite depuis la sortie de son film sur le gangster Jacques Rismaine, et semble avoir fait vœu de chasteté médiatique. »

*


Le Premier Ministre Frédéric Follin se contemplait une dernière fois dans la glace de la grande salle de bain dont la déco vieillotte sentait les années 70 à plein nez. Sa femme et lui auraient bien aimé la faire rénover, mais son rôle de « Père-la-rigueur », qu’il incarnait depuis son entrée à Matignon, lui interdisait ce genre de dépenses futiles.
Ses brèves vacances de fin d’année au Maroc ne lui avaient pas permis de bronzer son visage blême, et encore moins d’effacer les poches noires sous ses yeux. Mais il avait dans le regard quelque chose de différent de d’habitude, qui le distinguait enfin de l’image de chien battu, du Droopy maltraité par son maître dont se régalaient les caricaturistes.
Il défit rageusement son nœud de cravate et jeta le bout de tissu sur une chaise.
« Tu n’as pas Conseil des Ministres, ce matin ? demanda sa femme, toujours en peignoir rose et bigoudis.
Et dire que le Président avait osé, il y a quelques mois, ricaner en comparant son épouse avec celle du Premier ministre. Ce pauvre Follin, quelconque jusque dans son mariage ! Après ce que sa classieuse « Carolina » lui avait infligé, Zarkos pouvait en rabattre… Frédéric Follin eut un léger sourire, savourant cette petite revanche avant la grande.
-Oui, il y a bien conseil ce matin. Le premier de la nouvelle année. Et celui-là va être crucial, crois-moi.
-Mais alors…ta cravate ?
-Ma cravate reste ici ! »
Plantant là son épouse interloquée, le Premier Ministre rejoignit le vestibule du grand appartement de fonction, enfila sa gabardine et se fit accompagner par l’huissier jusqu’à la cour pavée où attendaient la limousine et son chauffeur. Il n’eut qu’un bref aperçu de la froidure de janvier avant de se réfugier dans l’habitacle confortable où régnait une rassurante tiédeur.
La voiture et son escorte de motards s’engagèrent dans la circulation parisienne. D’ici quelques minutes, Frédéric Follin serait à l’Elysée. Il frémissait d’excitation contenue, se remémorant la réunion secrète qui s’était tenue hier soir dans un des salons feutrés de Matignon.
Il y avait là peu de monde, mais du beau. Les deux ténors du Parti de la Majorité Unifiée, dont Jean-Philippe Pécot, président du groupe à l’Assemblée nationale et son rival pour la direction du parti Lionel Robert, Ministre des Affaires sociales et de la fonction publique. Physiquement, on pouvait sans peine les cataloguer : le petit teigneux contre le nounours. Mais le plus méchant des deux n’était pas si facile à désigner.
Le monde des affaires était représenté par deux autres figures, la première étant la moins connue du grand public. Pierric de Récigny, consultant multicarte de nombreuses grandes entreprises et conseiller du Ministre du Budget Patrick Worms. Il était l’interface entre la majorité au pouvoir et le « Premier Club », ce groupe d’influence de la haute bourgeoisie d’affaires qui finançait plus ou moins secrètement le PMU et avait permis à Lucas Zarkos de s’emparer de l’Elysée.
Le second, Romain Pinsk, occupait obstinément l’avant-scène médiatique depuis une bonne trentaine d’années. Ce libéral dans l’âme, fils d’un cordonnier juif émigré de Biélorussie, était passé par Sciences Po et l’ENA avant de se lancer dans les affaires financières et le « consulting ». Il se faisait fort de conseiller n’importe qui sur n’importe quel sujet, et bluffait pas mal de monde en usant de son parcours exemplaire et de sa culture époustouflante. Il pondait un bouquin tous les ans, tournant presque toujours autour du même thème : la mondialisation heureuse. Pour lui, nous vivions dans le meilleur des mondes possibles, régi par une Pax americana dont il était un fervent supporter. Les mauvaises langues aimaient à dire que ses conseils étaient effectivement excellents, à condition de faire exactement le contraire de ce qu’il préconisait, mais son crédit restait intact dans le petit monde des décideurs et des bien-pensants.
Lucas Zarkos, qui avait reconnu en lui un esbrouffeur de sa trempe, l’avait admis à sa cour peu avant son élection, et il passait pour le quatrième homme du pouvoir après Guéhaut et Nagant, les premiers conseillers du Chef de l’Etat. Pinsk avait eu rendez-vous avec Zarkos le matin-même, et en était sorti tellement bouleversé qu’il avait pris l’initiative d’appeler le Premier Ministre pour organiser en urgence cette réunion clandestine.
« Messieurs, je vous remercie d’être venus, commença Pinsk en tripotant nerveusement son stylo qui se reflétait sur la table Louis XVI brillamment cirée. Je ne souhaitais pas trop en dire par téléphone, mais vous allez comprendre pourquoi…Le Président a pété les boulons !
Tandis que Follin restait imperturbable sous la mèche brune qui barrait son front, Pécot fronça les sourcils, et le gros Robert roula des yeux faussement effarés. De Récigny se contenta de hocher gravement la tête.
-C’est si grave que ça ? s’enquit Robert. Il veut vraiment faire ce qu’il a dit le 31 décembre ? Le retour de l’Etat, la défense ses services publics, la nationalisation des banques, le départ de l’OTAN ?
-Je me disais bien que là, il était allé trop loin ! s’exclama Pécot. Passe encore son blabla sur la moralisation du capitalisme, au Brésil ou à Davos. Tant qu’il s’agissait de donner des leçons de morale à l’étranger…mais là, c’est de la France dont il s’agit ! Et il veut vraiment le faire ? Tout ce qu’il a dit ?
-Tout, et même plus, répondit sombrement Pinsk.
-Plus ? Récigny s’était raidi. Comment ça, plus ? Plus de quoi ?
-Plus de fonctionnaires, pour commencer. Il veut revenir sur toutes les suppressions de postes annoncées dans l’éducation, la recherche, les hôpitaux, la justice, la police, etc…
Il y eut un silence de mort. Tous les autres échangèrent un regard désolé.
-Côté services publics toujours, poursuivit Pinsk, abandon également du programme de privatisation progressive de l’énergie, de la poste et du transport ferroviaire. L’Etat reviendra en force dans la réglementation des tarifs de téléphonie, avec obligation de baisser les prix pour les fournisseurs privés. France Télécom redeviendra une entreprise d’Etat.
-Mais c’est de la folie ! s’exclama De Récigny. Comment veut-il financer tout ça ?
-Par l’impôt. Le bouclier fiscal sera supprimé, ainsi que la plupart des niches bénéficiant aux plus grosses fortunes. Les biens des exilés fiscaux seront saisis et nationalisés.
De Récigny était devenu blanc comme un linge. Il se sentait vraiment mal, et avala précipitamment un cachet avec un grand verre d’eau.
-C’est du bolchevisme ! rugit Pécot. C’était bien la peine de combattre ce Fantômarx, si c’est pour appliquer ses idées en fin de compte !
Pinsk secoua la tête, grimaçant un drôle de sourire.
-Je vous rappelle qu’officiellement, Fantômarx ne serait qu’un coup monté par un consortium financier, avec le soutien des services secrets américains.
-Mais vous n’y croyez pas, n’est-ce pas ? demanda Follin.
-Disons que j’ai bien du mal à avaler cette histoire…Dès que le Président a fait ses déclarations fracassantes, le 31 au soir, je me suis empressé d’activer mes antennes à Washington et dans les grandes banques d’affaires. Ils tombaient des nues. A aucun moment ils n’ont envisagé de déstabiliser Lucas Zarkos, pas plus qu’ils n’avaient entendu parler de son projet…hum…bolchevique, comme vous dites.
-Ils n’allaient pas non plus se vanter d’avoir ourdi un truc pareil, objecta Lionel Robert, même devant vous !
-C’est juste, reconnut Pinsk, mais je les fréquente depuis tellement longtemps que je peux déceler chez eux le moindre signe de mensonge. En général, je ne suis pas déçu ! Mais là, ils ne m’ont jamais paru plus sincères. Il peut s’agir d’une vaste manipulation, mais je commence à me demander à qui elle va profiter au final. En tout cas, je suis très inquiet.
Pierric de Récigny avait repris des couleurs, et intervint d’une voix tranchante :
-Moi, je me sens tout simplement trahi, et avec moi, tous les membres éminents du Premier Club. Nous n’avons pas soutenu la candidature de ce petit monsieur pour revenir aux pires heures du Programme commun de la gauche des années 70 ! Je me fiche de ce prétendu complot. Zarkos a perdu la tête. Il faut nous en débarrasser ! Et vous n’avez pas pu le raisonner, Romain ? Vous qu’il écoute toujours ?
-Qu’il écoutait, vous voulez dire…Il m’a traité de parasite et m’a fichu dehors. Je ne suis plus son conseiller. Lorsque je lui ai dit que les agences de notation financière allaient lourdement sanctionner la France, il a même éclaté de rire ! Et il m’a traité de…de…de « larve » !
Sa voix s’était étranglée.
Pour la première fois depuis qu’ils le fréquentaient, les autres purent discerner une petite larme au coin de l’œil de Romain Pinsk. Un peu gêné, Lionel Robert prit la relève :
-Si ça peut vous consoler, vous n’êtes pas le seul à sauter. Le nouveau dir’cab’ du Président, Cédric Dubois, a fichu dehors toute la vieille garde élyséenne. Même Guéhaut et Nagant ne sont pas sûrs de garder leur place. Tôt ou tard, le gouvernement valsera.
Tous se tournèrent alors vers Frédéric Follin, qui buvait du petit lait en silence. Son grand soir, enfin ! Toutes les avanies, les couleuvres avalées depuis qu’il avait accepté son poste de faire-valoir auprès de l’ « hyper-président », tout cela allait trouver sa récompense.
-Et bien, messieurs, qu’attendez-vous de moi ? Je dois vous dire tout de suite que ma fidélité au Chef de l’Etat est quelque chose de difficile à négocier…
Jean-Philippe Pécot fit un geste d’agacement :
-Bon, bon, ça va, Frédéric. Pas de ça avec nous ! Tous les sondages d’avant Noël vous placent devant Zarkos, et nos électeurs vous gardent leur confiance. Ils en avaient déjà marre de son côté bling-bling et de son agitation futile. Mais là, la coupe est pleine. Il nous a trahis, ou il a pété les plombs à la suite de ce qui lui est arrivé, peu importe…Il faut arrêter les dégâts. Nous serons tous derrière vous ! Sans parler des médias sérieux, de la commission européenne, et j’en passe…
-Tous ? insista le Premier Ministre en jetant un œil sarcastique au gros Lionel Robert.
-Tous, affirma ce dernier d’un air un peu moins faux-cul que d’habitude.
-Alors, mettons au point notre stratégie pour le Conseil des Ministres de demain. Pour une fois, je crois que cette cérémonie va servir à quelque chose !

*

Les gardes républicains qui montaient la garde sur le perron de l’Elysée paraissaient encore plus sinistres que d’habitude, à l’image de ce matin gris. L’huissier à la mine pincée qui accueillit Frédéric Follin ne put s’empêcher de lui faire remarquer sa grave faute protocolaire.
« Heu…je crois que vous avez oublié quelque chose, Monsieur le Premier Ministre…
-Quoi donc ? La cravate ? Ah oui, et alors ?
L’huissier faillit avaler sa chaîne dorée devant tant de désinvolture.
-Mais…mais…
-Il voulait la rupture, l’autre, non ? Et bien il va l’avoir ! Je suis le dernier arrivé, je crois ? Que dis-je, je crois…j’espère ! Allez, on y va mon ami, on y va !
Frédéric Follin ne s’était jamais autant amusé, et suivait à grands pas le pingouin qui trottinait à vive allure le long des couloirs, complètement déboussolé par cette violation des règles les plus élémentaires du protocole élyséen.
Il fit son entrée dans la salle du Conseil, toute en dorures et boiseries prétentieuses. Le gouvernement avait pris place autour de la grande table, chaque ministre ayant sagement attendu avant d’ouvrir le beau dossier vert posé devant lui, à côté du rituel verre d’eau.
Un silence de plomb régnait dans la pièce, et tous les regards convergèrent vers le Premier ministre, avant de se tourner d’un même mouvement vers le Chef de l’Etat assis tout au bout de la grande table. Le grand match allait commencer, bien plus passionnant qu’à Roland Garros.
Lucas Zarkos avait bonne mine, et arborait un sourire carnassier qu’on ne lui avait pas vu depuis longtemps. Il était difficile de croire que le Président était passé si près de la mort quelques jours plus tôt. Il ouvrit le feu le premier :
« Alors, Frédéric, la cravate est en option ce matin ? Mais tu es à la bourre, je peux comprendre ! Allez, dépêche-toi de t’asseoir !
Frédéric Follin encaissa la gifle, et sentit sa belle assurance fondre à toute allure.
« Il veut te sécher tout de suite ! Il veut t’humilier, une fois de plus ! Il attaque parce qu’il est aux abois ! Te laisse pas faire ! Pense au coussin ! Pense au coussin ! »
Le coussin, comme tout le monde le savait au gouvernement, était l’accessoire indispensable de Lucas Zarkos pour paraître à la même hauteur que ses ministres lors des réunions. Un huissier le glissait délicatement sous les fesses présidentielles avant chaque séance. Un petit escabeau remplissait le même office lorsqu’il avait à parler debout, derrière un pupitre. Penser à ce coussin avait la même vertu psychologique que de penser à son supérieur assis sur la cuvette des WC pendant un entretien désagréable.
Frédéric Follin garda son sang-froid, et prit tout son temps pour s’installer, en faisant le plus de bruit possible avec sa chaise dont les pieds torsadés firent couiner le parquet ciré.
Certains ministres, parmi les plus fayots, firent assaut de mines affligées. D’autres lui envoyèrent des clins d’œil complices. Frédéric Follin n’était pas seul, et savait pouvoir compter sur la majorité de ses collègues. Et la majorité tout court.
-Vous avez raison, M. le Président. Au diable la politesse bourgeoise et les chichis protocolaires. Nous nous tutoyons hors de ces murs, n’est-ce pas ? Alors pourquoi pas ici ? Vous aimez faire du jogging et bousculer l’image hiératique du Président. A votre aise. Moi, c’est la cravate que je ne supporte plus…Mais je suppose que nous allons passer tout de suite à l’ordre du jour. Ordre du jour qui ne m’a pas été communiqué.
Les phrases étaient cinglantes, nettes et bien appuyées. Follin sentit un frisson parcourir l’assistance. Ses partisans se réjouissaient de voir le Premier Ministre montrer enfin qu’il en avait. Les autres se demandaient visiblement s’il n’était pas temps de lâcher un Président au bord du gouffre. Un partout la balle au centre !
Lucas Zarkos secoua nerveusement la tête et gloussa bêtement.
-Là tu m’épates, Frédéric. Je t’avais jamais vu comme ça. T’es finalement quelqu’un d’intéressant sous tes airs ennuyeux ! Bon allez, venons-en au menu du jour. Vous trouverez la nouvelle marche à suivre dans les dossiers posés devant vous.
-Non, dit Frédéric Follin.
-Comment ça, non ? répondit Lucas Zarkos d’une voix doucereuse. On ne veut plus travailler ? C’est la nouvelle politique que j’entends impulser qui ne te plaît pas, sans doute ?
-Exactement. C’est de la folie pure, Lucas. Une trahison envers nos électeurs et nos soutiens traditionnels. Une forfaiture à l’égard de nos engagements transatlantiques et européens. Et nous sommes nombreux ici à le penser !
Patrick Worms, Ministre du budget, vint à la rescousse du Chef du Gouvernement :
-Parfaitement. Votre nouveau programme est irresponsable ! Un véritable suicide économique ! Alors même que nous nous préparions à une douloureuse mais nécessaire réforme des retraites…
Zarkos gloussa bêtement, avec un regard de côté qui ne visait personne.
-Je m’attendais à ton intervention, Patrick, mais je me marre quand même. L’honnête homme. L’expert-comptable fait ministre. C’est tout toi, ça…Enfin, l’image que tu veux donner. Dommage que ça ne colle pas avec ce que mes services ont découvert depuis peu.
Patrick Worms déglutit péniblement, cherchant sur tous les visages un quelconque soutien. Il n’y trouva que de la gêne et de l’inquiétude.
-Où voulez-vous en venir, M. le Président ?
Zarkos fixa son Ministre comme le chat vise une souris.
-Les ordinateurs de Barcino ont parlé. Ceux de la WBEC également. Les ramifications du complot que j’ai dénoncé le 31 décembre sont maintenant à peu près toutes révélées. Et elles remontent jusqu’ici, dans cette pièce.
La stupéfiante nouvelle pétrifia le Conseil. Frédéric Follin sentit que l’affrontement lui échappait. Tous les Ministres se regardaient en chien de faïence, dans une ambiance digne du Politburo de l’époque stalinienne.
-Et…que…quel rapport avec moi ? bafouilla Worms.
-Le rapport ? Il se trouve que ton nom apparaît, avec quelques autres personnes ici présentes, dans le plan organisé par les ennemis de notre pays. Avec parfois des noms de code amusants. Toi par exemple, c’est le « trésorier ». Allusion sans doute à tes fonctions d’encaisseur pour le Parti majoritaire, et à tes magouilles avec les grosses fortunes du pays. Sous tes airs quelconques, tu étais quelqu’un d’important, on dirait…Félicitations !
Laissant Worms bouche béante et muet de stupeur, il se tourna vers Norbert Nerkouch, Ministre des Affaires étrangères, ex-star de la gauche morale passé au service de Zarkos après sa victoire aux présidentielles.
-Toi, Norbert, c’est l’ « ectoplasme »…le grand copain de la CIA.
Puis vers Jean-Loup Borlouis, Ministre de l’environnement :
-Toi, c’est le « crasseux ». J’avoue qu’ils ne se sont pas trop foulés !
Ensuite vers Justine Labarbe, Ministre de l’Economie et des Finances :
-Toi, c’est la « grue cendrée ». Sympa, et ça te va bien !
Le jeu de massacre se poursuivit avec Corinne Chabelot, Ministre de la Santé :
-Toi, c’est la « Castafiore » ! Facile… »
Il ignora le « Hôôô » indigné, à la limite du cri de poule, qu’il avait suscité chez la ministre, pour frapper verbalement sa proie suivante :
-Quant à toi, Estelle, je te laisse deviner ton surnom…
Estelle Lambin-Marie, Ministre de l’Intérieur, se dressa sur ses ergots :
-Cela suffit comme ça, M. le Président, vos insultes sont intolérables !
-Je crois que vous allez trop loin, renchérit le Premier Ministre, qui en était revenu au voussoiement. Tout ceci est ridicule et infâmant ! Je vous donne ma démission !
Lucas Zarkos frétillait d’aise :
-Que ne l’as-tu fait plus tôt, Frédéric ! Quel dommage que tu te sois laissé entraîner dans cette machination, toi aussi…
-Comment ça ? s’étrangla le Premier Ministre.
-La petite réunion d’hier soir, avec tes copains du Parti et du Premier Club... Tu t’en souviens, j’espère ? A l’heure qu’il est, tes amis sont sous les verrous en vertu de l’article 16 alinéa 14 2008, pour complot terroriste et haute trahison.
Les portes aux moulures dorées s’ouvrirent d’un coup derrière Frédéric Follin, qui se retrouva promptement encadré par deux gardes républicains dont les gants blancs s’abattirent sur ses épaules. D’autres gardes emplumés vinrent se placer derrière les six ministres dénoncés par Zarkos.
-Au nom de la République et de la Nation française, je vous mets en état d’arrestation !
Norbert Nerkouch se souvint tout-à-coup de son passé de farouche défenseur des droits de l’homme :
-Mais enfin, Lucas, voyons ! C’est ignoble ! C’est illégal !
-Oui, s’écria Estelle Lambin-Marie, un abus de pouvoir !
Le Président ricana :
-Fallait bien lire le texte, lorsque vous avez voté la révision constitutionnelle de 2008. L’article 16 modifié m’autorise à prendre toutes les mesures nécessaires à la défense de la Nation.
Frédéric Follin, livide, s’était levé :
-Chers collègues, vous assistez à une forfaiture ! Nous payons aujourd’hui notre aveuglement sur ce…cet homme !
Zarkos ignora le doigt accusateur tendu vers lui et fit un geste impatient destiné aux gardes :
-Bon, allez, allez, on va pas s’éterniser. Embarquez-moi tout ça, messieurs, merci !
-Tu ne vas pas t’en sortir comme ça ! gronda Follin tandis qu’on le poussait vers la sortie, menottes aux poignets, en compagnie de ses infortunés collègues.
Les portes se refermèrent sur le sinistre cortège, laissant le Président seul face aux autres ministres pétrifiés d’épouvante. Le silence n’était troublé que par les cris d’indignation de Corinne Chabelot qui se répercutaient dans les couloirs élyséens, de plus en plus faibles tandis qu’elle s’éloignait.
« Hôôô ! hôôô ! Mais quand même ! Quelle honte ! Hôôô ! »
-Vous savez quel était son surnom, à Frédéric ? Le « maso ». Bien vu, non ?
Zarkos considéra l’assistance d’un air nonchalant.
-Qu’est-ce que vous faites encore là, vous autres ? Marrant qu’il n’y en ait pas eu un seul, ou une seule, pour prendre la défense de ses collègues…Z’étiez tellement sûrs de leur culpabilité, ou trop lâches ? Enfin, je m’en fous. Vous pouvez ouvrir vos dossiers.
Les ministres, anéantis, ouvrirent leur chemise verte d’une main tremblante. Ils n’y trouvèrent qu’une grande page blanche, avec ces quelques mots :

VOUS ÊTES VIRÉ !!!

mardi 31 août 2010

2e volet : FANTOMARX AU POUVOIR,

Prologue : Recuerdos.

Province de Castellon, Espagne, avril 1938.

« Pasaren ! Pasaren ! » Le cri se répercutait de clocher en clocher, courait le long des rues étroites et poussiéreuses de tous les villages du Maestrat. L’effroi se répandait comme une traînée de cette poudre qui avait tant parlé en Espagne depuis près de deux ans. Ils étaient finalement passés, ceux que la pasionaria Dolorès Ibarruri appelait à arrêter dès 1936. Les colonnes nationalistes venaient d’atteindre la côte à Vinaros, coupant la zone républicaine en deux après une magistrale contre-offensive.
Les cloches du campanario de Corvera del Templo sonnaient un glas dur aux oreilles de Teofilo Fondar, alias « El Tiche ». L’homme venait à peine d’atteindre quarante ans, mais le poids des épreuves, de longues années de lutte et de misère l’avaient tanné, ridé et tordu comme le tronc d’un olivier centenaire. Il se tenait debout, un fusil russe en bandoulière, sur les remparts défoncés de l’antique château de son village. Il dominait ainsi le village lui-même massé sur les flancs de la colline, et disposait d’une vue magnifique sur les contreforts de la montagne, la plaine littorale et la mer qui miroitait au loin, avec ces villes côtières que les nationalistes étaient en train de conquérir une à une, faisant monter sur leur passage des panaches de fumée noire. Vinaros. Benicarlo. Peniscola. Puis viendrait Castellon.
Bientôt, des camions chargés d’hommes en armes monteraient vers les hauteurs, cahotant sur les routes défoncés, à travers les champs en terrasses plantés de vignes, d’oliviers et d’amandiers. Carlistes ou phalangistes, ou des soldats de l’armée régulière nationale avec un peu de chance, mais cela ne changerait pas grand-chose. L’heure des règlements de compte allait sonner aussi sûrement que grondaient les canons.
« On peut encore se battre, papa. Il reste des hommes valides au village. On peut se replier dans la montagne, organiser un groupe de partisans. Il paraît qu’Antonio veut en former un…
-Antonio est un imbécile, coupa sèchement Teofilo. Tout est foutu.
Il sentit son fils se raidir. Il ne voulait pas baisser les yeux vers lui, voir l’angoisse, la déception et la honte déformer son beau visage brun. Le garçon allait avoir treize ans, et savait manier les armes aussi bien que son père. Son jeune âge le sauverait peut-être de la fureur des fascistes, mais Teofilo ne parierait pas la moindre peseta là-dessus, surtout si on le prenait fusil à la main.
-Si nous continuons la lutte, avec le peu de munitions qui nous reste, nous n’aurons aucune efficacité. Les villages qui accepteront de nous ravitailler seront victimes d’horribles représailles. Et nous serons trahis tôt ou tard, notamment par ces chiens de Sant Calixto.
-Papa, tu ne peux parler comme ça ! Pas toi !
-Si, moi, justement ! s’écria Teofilo qui sentait la rage l’emporter sur le chagrin. Je sais de quoi je parle ! Je me bats depuis 1934, avant même le golpe des fascistes. J’ai vu naître cette république et je l’ai vu couler. Je me suis encore battu sur l’Ebre, où j’ai failli perdre ma jambe, et tout ça pour rien…
-Sur l’Ebre, on pouvait encore gagner, papa…
-Tais-toi ! Cette offensive était une connerie de plus. Nous n’avons fait que des conneries depuis 1936, perdu un temps précieux à jouer les révolutionnaires au lieu d’écraser l’ennemi avec méthode et discipline. »
Teofilo revoyait si nettement ce bel été 1936, cette ferveur sauvage qui s’était emparée de l’Espagne. Rouges contre fascistes. Républicains contre Nationaux. Le putsch en partie manqué de Mola, Sanjurjo et Franco avait déclenché une mobilisation brouillonne des forces populaires. Des miliciens de tout poil, souvent saouls comme des cochons, parcouraient le pays en quête de pillage, de meurtre et de viol. Des décennies de haine de classe accumulées explosaient tout d’un coup.
Teofilo et un groupe de copains du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste étaient partis à Castellon chercher des armes, des munitions et surtout des consignes. A leur retour, ils avaient trouvé le village investi par des anarchistes ivres de haine. Ceux-ci avaient organisé un « tribunal de peuple » sur la grand place de Corvera, et jugeaient à grandes goulées de vin épais et avec force slogans et injures tous les ennemis du « progrès social ». Parmi tous ces braillards équipés de bric et de broc, il y avait les pires bons à rien de Corvera, des excités venus du village voisin de Sant Calixto et quelques intellectuels aux yeux fous de Barcelone. Leurs chemises crasseuses puaient la sueur et la vinasse, et ils agitaient leurs flingues comme les exhibitionnistes remuent la queue.
Les Corverins qui se massaient autour de l’esplanade frissonnaient de sentiments contradictoires. La peur de faire partie de la charrette, la joie de voir d’autres y monter, l’espoir réel d’une vie meilleure, le plaisir malsain du spectacle de la mise à mort. Pour une fois, on ne se contenterait pas de charcuter un taureau.
Regroupés en un pitoyable petit troupeau, les « ennemis du peuple » attendaient d’être fixés sur leur sort. Pour la plupart des « caciques », propriétaires terriens grands ou moyens, artisans fortunés selon les critères locaux, les koulaks espagnols que la révolution prolétarienne allaient exterminer. Des « bourgeois » en costume froissé et poussiéreux connus pour leur vote à droite et étiquetés fascistes. Et un religieux, bête noire des anarchistes. Le père Raul, un brave type, qui avait appris à lire à la plupart des morveux du village. Parmi ses bourreaux figuraient quelques-uns des élèves auxquels il avait parfois tiré les oreilles.
Les anarchistes l’avaient arraché à son presbytère, obligé à assister au pillage et au saccage de son église et de l’ermitage situé deux rues plus bas. Ceux ou celles qui avaient voulu prendre sa défense ou empêcher le désastre avaient été violemment pris à partie. Ils étaient à présent terrés chez eux, le visage en sang et les mains tremblantes.
Quand Teofilo Fondar et ses compagnons déboulèrent sur la place dans leur camion aux essieux grinçants décorés de banderoles du POUM, toutes les têtes se tournèrent vers eux. La vieille Margarita s’était précipitée vers Teofilo aussitôt qu’il avait sauté de la ridelle, Parabellum au poing. Elle se signa discrètement.
« Teofilo ! Enfin tu es de retour ! Ces voyous commettent les pires péchés et salissent notre cause ! Fais quelque chose, je t’en prie !
Un murmure enfla rapidement dans la foule, qui se fendait pour laisser passer Teofilo et ses vingt camarades au torse bardé de cartouchières, pistolet et fusils Mauser prêts à servir.
« El Tiche ! El Tiche ! Il est de retour ! El Tiche est de retour ! »
Tout le monde dans le Maestrat connaissait El Tiche, son nom de guerre depuis 1934, lorsqu’il avait quitté le village pour aller se battre aux côtés des mineurs révoltés des Asturies. Traqué par la Guardia Civil pour avoir exécuté un infect señorito coupable du viol d’une jeune paysanne et relaxé par la justice officielle, El Tiche s’était caché pendant deux ans dans la Serra de Vallivana, ravitaillé par ses nombreux admirateurs. Le père Raul avait fait partie de ceux qui l’avaient hébergé et nourri, au nom du Christ miséricordieux.
C’était pour se moquer de ce Christ et de son serviteur que les anarchistes avaient dénudé le curé jusqu’à la taille, l’avaient fouetté jusqu’au sang et enfoncé sur sa tête une couronne d’épine qui lui faisait pleurer des larmes de sang. Ils l’obligeaient à porter une lourde croix volée à l’ermitage, sous laquelle le malheureux ployait de plus en plus. Si les autres « fascistes » portaient sur leur visage les stigmates de la violence, c’était sur le Padre que les anarchistes entendaient déchaîner tout leur sadisme. Au moment où Teofilo jaillissait de la foule et s’approchait du lieu du supplice, les bourreaux s’interrogeaient sur la suite à donner aux réjouissances. Leur chef, un Catalan trapu aux lunettes rondes et au béret noir, se tourna vers le nouveau venu avec un sourire mauvais.
Il cracha un morceau de chique sur le pavé jaune, à quelques pas des espadrilles du leader local du POUM.
« Tiens, tiens, El Tiche ! Tu arrives après la bataille, camarade, mais pas trop tard pour assister au châtiment des fascistes ! Tu veux que je t’en laisse quelques-uns ? Nous avons réfléchi à leur châtiment. Pour les bourgeois, une balle dans la tête ! Pour les caciques, montée au château sous la bastonnade, puis plongeon dans le vide ! Pour le curé, même ascension au Golgotha, et crucifixion ! Qu’en dis-tu, El Tiche ?
Teofilo prit une profonde inspiration. Il parcourut de son regard impénétrable la place écrasée de soleil, les visages transpirants et blêmes des prisonniers, les traits grimaçants de leurs bourreaux.
-Ce que j’en dis ? J’en dis que tu es un fils de pute, et que tu n’es pas mon camarade. J’en dis qu’il n’y a pas eu de bataille ici, et que tu souilles mon village par ta seule présence. J’en dis que si tu veux te battre, c’est ailleurs que ça se passe. J’en dis que tu es un lâche !
Ces paroles résonnèrent fortement, reprises en écho par les façades lépreuses. La lourde chaleur de juillet parut s’estomper tandis que se glaçait le sang des centaines de personnes agglutinées là.
Le Catalan pâlit sous l’outrage, la bouche tordue en un vilain rictus. Il cherchait ses mots, tout en tripotant la crosse du revolver pendu à sa ceinture. Les miliciens anarchistes firent claquer les culasses de leurs fusils. Ceux du POUM en firent autant. On allait droit au massacre. La guerre civile dans la guerre civile.
Teofilo pensa à la foule, tout autour d’eux. A ces femmes, ces gosses, ces vieux qui seraient fauchés par les balles perdues. Il pensa à ses hommes, derrière lui. Les anarchistes y passeraient probablement tous, mais à quel prix ! La révolution ne pouvait se saigner elle-même. Teofilo Fondar comprit qu’il fallait transiger, et poursuivit aussitôt :
-Tu veux du sang ? Prends tes prisonniers et va t-en ! Prends-les, sauf ces deux là…
Il désigna le curé et Ernesto, le boulanger de Corvera, que l’on disait de droite.
-Ces deux là sont du village, et nous avons besoin d’eux. Ils n’ont rien fait de mal !
Le Catalan soupesait ses chances, lui aussi. Sa trentaine d’hommes contre les vingt d’El Tiche, c’était un peu juste comme rapport de forces. Et la première balle du héros de Corvera serait pour lui. Il fallait être raisonnable. Il cracha à nouveau par terre.
-Tu n’empêcheras pas la révolution par tes insultes, El Tiche ! Mais je vais t’accorder ce que tu demandes…
Il aboya quelques ordres en catalan, et ses hommes se regroupèrent près de leurs camions garés en bas de la place, poussant devant eux leurs prisonniers, à l’exception du père Raul et du boulanger. Une femme en mantille noire se jeta aux pieds de Teofilo. C’était l’épouse d’un des captifs, le propriétaire de la plus grosse exploitation agricole de Corvera.
-El Tiche, supplia-t-elle d’une voix étouffée par les sanglots, tu ne peux pas les laisser emmener Alfonso ! Tu sais que c’est un homme bon ! Il ne t’a jamais fait de mal ! Il donnait du travail à tout le monde !
Teofilo voyait s’éloigner le vieil homme, très digne sous les insultes et les coups tandis qu’il grimpait dans le camion aux couleurs de la FAI. Que pouvait-on lui reprocher ? D’avoir hérité d’une belle terre ? Son paternalisme teinté d’un rien de morgue aristocratique ?
El Tiche serra les mâchoires. Une guerre et une révolution étaient en marche. Certains étaient condamnés par l’Histoire, en dehors de toute considération morale. S’il prenait la défense de Don Alfonso, c’en serait fini de son image de révolutionnaire. Il ruinerait le crédit du POUM au sein de la coalition républicaine au profit de ces fumiers d’anarchistes si puissants dans la région. On ne pouvait faire de tortilla sans casser des œufs. La mort de Don Alfonso et de quelques caciques calmerait la populace et permettrait une rapide réforme agraire, sans que son parti eût trop de sang sur les mains.
-Je suis désolé, grommela-t-il simplement. Vraiment désolé. »

*
Jusqu’en 1937, Teofilo fit partie du conseil municipal de Corvera del Templo. Il révéla certaines qualités de gestionnaire pour organiser au mieux la vie économique du village. Malgré la guerre, le ravitaillement et l’entretien des infrastructures locales furent assurés. Il épargna au village, par sa seule présence, les désastreuses expériences d’autogestion que les anarchistes mirent en place là où ils avaient pu s’implanter. Le père Raul ne fut plus jamais inquiété, mais les tourments infligés l’avaient brisé de l’intérieur. Il continuait à exercer son ministère, mais agissait comme un automate, sans plus jamais sourire, les yeux hantés par son martyre.
Ernesto le boulanger se plia sans rechigner à la mise sous tutelle publique de son entreprise, trop heureux d’échapper à la mort. Mais on murmurait dans le village qu’il continuait à correspondre avec quelques parents réfugiés en zone nationale, et qu’il priait en cachette pour la victoire des fascistes.
-Je m’en fous, rétorquait invariablement Teofilo. C’est un bon boulanger, le reste ne m’intéresse pas !
Il avait appris de Trotsky et de Lénine, ses maîtres à penser, que les professionnels utiles représentaient un atout précieux dans une révolution. Il valait mieux un boulanger fasciste travaillant pour vous que pas de boulanger du tout.
Teofilo quitta son village à deux reprises, pour combattre près de Madrid et à Guadalajara, et se fit à nouveau remarquer par sa bravoure, qui lui valut d’être décoré de l’Ordre des Héros de la République, un colifichet qu’il jeta au caniveau un soir de beuverie.
Comme bien d’autres, il avait vu avec angoisse la montée en puissance des communistes staliniens au sein de l’alliance républicaine. Le gouvernement, l’armée et l’administration étaient méthodiquement noyautés. Socialistes et modérés étaient mis au pas, convaincus de la nécessité de cette soumission pour obtenir l’aide massive de Moscou. Teofilo voyait venir la purge qui avait déjà commencé en Union Soviétique, mais il détestait trop les anarchistes pour se joindre à eux lors de l’insurrection de mai 1937, malgré l’alliance conclue entre eux et le POUM. La guerre civile dans la guerre civile ! Ce qu’il avait voulu éviter à tout prix l’année précédente se produisait finalement.
Convoqué à Barcelone sous prétexte d’un stage militaire, Teofilo fut arrêté et interné dans une sinistre forteresse, interrogé sans relâche mais sans trop de brutalité par une caricature de commissaire politique. Un chauve à casquette frappé de l’étoile rouge, qui grillait cigarette sur cigarette et lui soufflait la fumée au visage. Les accusations étaient loufoques, les questions sans queue ni tête. Teofilo finit par se lasser.
-Fous-moi la paix, camarade. Je suis trotskyste et ça t’emmerde ? Finissons-en et fais-moi fusiller !
Il fut jeté au cachot, privé de sommeil, de nourriture. Battu, parfois, sans raison ni question. Puis un matin, sans davantage d’explication, on vint le chercher pour lui faire revêtir un uniforme neuf de l’armée gouvernementale et l’expédier sur le front de l’Ebre. Sa blessure à la jambe lui valut de rentrer chez lui deux semaines avant l’offensive nationaliste en Aragon.
Et il était là, El Tiche, désabusé, sur les remparts du château en ruines de Corvera del Templo, aussi ruiné que ses espérances. Son fils rompit le silence :
-Papa, qu’est-ce qu’on peut faire, alors ?
-Se cacher, Tomas. Toi, ta mère et tes sœurs. Attendre que la fureur s’apaise, qu’on nous oublie un peu, et puis filer d’ici. Je connais un pêcheur, à Peniscola, qui pourra nous emmener où nous voudrons.
-Et toi, bien sûr !
-Bien sûr. J’ai dit « nous ».
-Mais où va-t-on se cacher ?
-Pas très loin d’ici. Chez Margarita. Je vais te montrer. Je m’y suis déjà planqué il y a deux ans avant de filer vers la montagne.

*

La cachette était excellente, même s’il fallait s’accommoder d’une humidité relative et de l’éclairage vacillant de quelques bougies. Sans parler de l’odeur de renfermé, à laquelle ils échappaient de temps à autre, le soir, à l’occasion d’un court paseo à l’air libre. Mais ce que Tomas y découvrit, par le plus grand des hasards, redonna un espoir fou au gamin. Sa mère et ses deux sœurs dormaient encore lorsqu’il vint réveiller son père pour lui montrer sa trouvaille.
Il fallut se faufiler dans les éboulis, ramper comme des taupes et grimper le long d’une cheminée aux parois instables. Pour enfin déboucher dans la crypte, trop vaste pour que la lampe tempête de Teofilo ne puisse l’éclairer en totalité.
« Qui étaient ces gens, papa ?
-Les Templiers. Nous devons être dans les souterrains du château. Cette forteresse leur appartenait, au Moyen Âge.
-Et tout ça maintenant, c’est à nous ?
-Au peuple, Tomas ! Mais ceci doit rester secret. N’en dis pas un mot à ta mère, ni à Ana, ni à
Paquita. Pas pour l’instant. Il faudra bien réfléchir à l’usage que nous ferons de tout ceci. Et surtout éviter qu’il ne tombe entre les mains des fascistes !
La répression fut moins effroyable à Corvera del Templo que Teofilo ne l’avait redouté. Beaucoup des « rouges » les plus notoires avaient déguerpi, et tout le monde était persuadé que la famille Fondar s’était jointe à la masse des réfugiés qui convergeaient vers Valence. Parmi ceux qui n’avaient pas voulu fuir, Antonio et quelques irréductibles avaient pris le maquis. Mais comme Teofilo l’avait prévu, ils furent dénoncés, capturés et fusillés avant la fin du printemps.

*

Un matin d’automne, à l’aube, alors que Teofilo et les siens s’apprêtaient à fuir le village dans une carriole conduite par un ami sûr, la vieille Margarita vint en larmes les rejoindre dans la remise où l’on attelait la paire de mulets.
« El Tiche ! Quelqu’un nous a trahis ! Les gardes civils encerclent le village ! Tous les chemins sont coupés ! José devait aller à Vinaros, et il est tombé sur eux ! Ils disent qu’ils te cherchent !
-Qui nous a trahis ? s’indigna Maria, la femme de Teofilo.
-Pas difficile à deviner, répliqua son mari d’une voix lasse. Qui peut savoir que depuis quelques mois, la vieille Margarita et sa famille consomment beaucoup plus de pain que d’habitude ?
-Ernesto, le boulanger ! Quelle ordure ! Et dire que tu l’as sauvé il y a deux ans !
-Je vais tuer ce fumier, gronda Tomas.
Teofilo prit appui contre le mur de pierre fraîche, et passa une main sur son front moite.
-Tu attendras, Tomas, tu attendras le temps qu’il faudra, mais aujourd’hui tu ne feras rien du tout…
Il prit sa femme par les épaules et l’embrassa tendrement sur le front.
-Maria, tu vas redescendre dans la cachette avec les enfants. Vous repartirez demain ou après-demain, quand ils auront levé leurs barrages. Le pêcheur vous attendra au moins une semaine avant de partir au large. Tu sais où le trouver à Peniscola, et les faux papiers sont les meilleurs que j’aie pu acheter à ce filou de Pablo.
-Mais…
Il se tourna vers Margarita :
-Toi, fais courir le bruit que ma famille est partie depuis deux jours vers la montagne, dans une cachette connue de moi seul près de Vallivana. Et que je t’ai menacée pour t’obliger à nous cacher dans ta maison. Le père Raul prendra ta défense.
-Mais et toi ? s’écria Maria.
Les trois enfants étaient en pleurs. Même la plus jeune commençait à comprendre.
-C’est moi qu’ils cherchent. Ils veulent El Tiche ! Quand ils m’auront attrapé, ces chiens se calmeront. Si je ne me livre pas, ils monteront fouiller le village maison par maison, en commençant par celle-ci. Même s’ils ne nous débusquent pas, ils s’en prendront à Margarita et à d’autres. Ils prendront des otages, fusilleront à tour de bras comme ils l’ont fait ailleurs !
« Jusqu’ici, Corvera n’a pas trop souffert, et je ne veux pas que cela change à cause de moi. Ils veulent El Tiche ? Je vais le leur donner ! »

*

Une brume épaisse montait de la plaine, telle une mer de nuages à l’assaut des contreforts rocailleux piquetés d’arbustes, quand Teofilo Fondar se présenta au capitaine Huerto sur la route en lacets qui montait au village. Malgré ses allures de ganache fasciste, avec son baudrier, ses moustaches cirées et ses sourcils charbonneux sous son chapeau de cuir bouilli, l’officier se montra respectueux, apparemment très fier d’avoir capturé facilement un aussi prestigieux gibier.
Quand un garde s’avança pour lier les poignets de Teofilo, le capitaine secoua la tête :
-Inutile ! Et il aura besoin de ses mains libres pour monter lui-même dans le camion. Pas vrai, El Tiche, que tu ne nous feras pas d’ennuis ?
-Je ne ferai plus d’ennuis à personne désormais.
El Tiche leva les yeux une dernière fois vers son cher village blotti au pied de son château, que le brouillard encerclait avant de l’engloutir. Une petite foule s’était massée le long du parapet de pierre, trente mètres plus haut, pour un « adios » silencieux. Il pensa à Don Alfonso, sacrifié avant lui au bien être des siens. Puis il monta dans le camion aux amortisseurs fatigués.

A suivre…

mardi 20 juillet 2010

A suivre...

Mylène de Castelbougeac et Jean-Marie Fondar finiront-ils leurs jours dans la peau de clochards meurtriers ?

Le commissaire Francis Labrousse se paiera-t-il du bon temps avec Gabrielle Lorenzini, nouvelle patronne de la DCRI ?

Le capitaine Terrasson reverra-t-il la belle et redoutable Sarah Estevez ?

Ulrich Pickhardt vengera-t-il les nazis sud-américains ?

Le doktor Von Hansel donnera-t-il à la France les moyens d’être enfin une vraie superpuissance ?

Lucas Zarkos échappera-t-il aux griffes de Fantômarx ?

L’Homme au masque rouge parviendra-t-il à ses fins ?

Et d’ailleurs, que veut-il vraiment, le bougre ?

Et puis d’abord, qui est VRAIMENT Fantômarx ?


Vous le saurez en lisant la suite des Exploits de Fantômarx :

FANTÔMARX AU POUVOIR

Sur le « physofblog » à la rentrée.

dimanche 13 juin 2010

Avec les meilleurs voeux de Fantômarx

Chapitre 25 : Avec les meilleurs vœux de Fantômarx !
Remerciements : l’auteur tient à remercier particulièrement Axel Bauer et son cargo, l’astronaute Steve Austin et le syndicat d’initiative de Ciudad del Este (Paraguay). Sans oublier l’immense artiste D.V.

Une lumière sale filtrait par les fenêtres grillagées du parloir « VIP » de la prison de Meury-Flérogis. Le local, pourtant plus propre que les autres, sentait vaguement la pisse et le renfermé. Les murs étaient lépreux et jaunes de crasse. Derrière une table en formica, un homme replet en costume crème consultait un dossier sur son ordinateur portable. Il releva son nez chaussé de lunettes rondes lorsque la porte du fond s’ouvrit pour livrer passage à ses clients. Un homme et une femme en survêtements vert fluo, menottés et encadrés par deux gardiens au visage aussi fermé que les portes qu’ils verrouillaient toute la journée.
-Souhaitez-vous que nous restions là, Maître ? s’enquit l’un des gardiens.
-Pas pour ce genre d’entretien, voyons, répondit l’homme au costume crème. Merci d’attendre dehors…je vous appellerai.
-Comme vous voudrez, Maître, mais vous savez qu’il s’agit de gens très dangereux. Je vous rappelle que vous avez un bouton d’alarme sous la table…et qu’il y a une caméra dans le coin, là-bas, sans prise de son conformément à la loi sur la confidentialité.
Le maton avait bien insisté, avec un regard appuyé en direction du couple quinquagénaire. Deux criminels avertis en valaient quatre. L’avocat passa une main potelée sur sa chevelure poivre et sel, puis fit un petit geste pour indiquer aux geôliers qu’ils pouvaient disposer.
Resté seul avec ses clients, il s’aperçut que ceux-ci étaient toujours debout. Son visage bistre se fendit d’un large sourire commercial :
-Je vous serrerais bien la main, mais je conçois qu’avec les menottes…bon asseyez-vous je vous en prie…
L’homme et la femme se posèrent lourdement sur des chaises en plastique. Ils avaient le teint aussi blafard que ce petit matin d’hiver, le visage creusé par la fatigue et le désespoir. Leurs yeux n’exprimaient rien d’autre qu’une immense lassitude.
-Madame et Monsieur Delpeyrat, je suis l’avocat qui a accepté de prendre en charge votre affaire. Pas un commis d’office, attention ! Vous me connaissez sans doute : Maître Vergeard, avocat à la Cour !
-Nous vous connaissons, répondit simplement Josette Delpeyrat d’une voix morne.
-Et je ne sais pas si on doit se sentir très rassurés, compléta son mari en grimaçant.
Jacky Vergeard était bien connu, en effet, dans le monde médiatico-judiciaire, comme l’avocat des causes perdues : terroristes, tueurs en série, monstres en tout genre constituaient une partie de son fonds de commerce. Il perdait régulièrement ce genre de procès, qui n’avaient d’autre but que de lui faire de la pub et d’attirer d’autres clients moins tapageurs mais plus rentables vers son cabinet du Ve arrondissement. Maître Vergeard, s’il aimait afficher des opinions « progressistes » et « tiers-mondistes », était avant tout un homme d’affaires et un cabot très imbu de lui-même.
-Mais je suppose que nous devons nous sentir très flattés de voir qu’une pointure comme vous s’intéresse à notre cas, ajouta Josette. Vous savez, j’espère, que nous n’avons aucun moyen de régler vos honoraires…
-Evidemment ! Je me contenterai du minimum prévu par la loi et réglé par l’Etat. Tout le monde doit pouvoir bénéficier d’une défense de qualité, cela a toujours été ma conviction ! Je vois que vous avez l’air épuisé, Madame, Monsieur, aussi je vous propose d’aller à l’essentiel.
« D’après votre dossier, il semble que vous vous en teniez toujours à la même version : vous avez été invité chez elle par la victime, qui vous aurait elle-même remis une somme de 1000 euros en liquide ainsi qu’un double de la clé de son appartement de la rue de l’Albioni. Vous affirmez que Bérénice Joly-Montagne -épouse Borlouis- vous connaissait depuis longtemps, Madame, mais personne dans son entourage ne le confirme. Vous l’attendiez chez elle avec votre mari, le matin du meurtre. Le système de vidéosurveillance a effectivement enregistré votre passage à l’heure indiquée.
« Peu avant midi, deux hommes s’identifiant comme les agents Garcia et Garnier, de la DCRI, se sont présentés à l’appartement en prétendant être envoyés par Mme Borlouis. Vous les laissez entrer, et assistez à un début de mise à sac de l’appartement. Vous protestez, ils sortent une arme mystérieuse qui vous met KO. Quand vous reprenez connaissance, la police est sur les lieux. Mme Borlouis gît sur le sol, nue et ensanglantée, ayant subi les pires violences. Vous avez son sang partout sur vous, des couteaux ayant servi au massacre, et vos traces ADN dans tout l’appartement. Les alcootests vous donnent un taux de 2,8 grammes dans le sang.
« Vérification faite, il n’existe aucun agent Garcia ou Garnier à la DCRI. Quant à la vidéosurveillance de l’immeuble, il est fâcheusement tombé en panne juste après votre passage et n’a donc rien enregistré.
-Un coup monté, gronda André Delpeyrat. Une putain de saloperie de coup monté.
-Ne t’énerve pas, ça ne sert à rien, supplia sa femme.
Maître Vergeard soupira profondément, et joignit ses doigts devant sa bouche :
-Coup monté ou pas, votre affaire s’annonce mal. La seule personne corroborant partiellement votre version des faits est une serveuse d’un café-restaurant de la gare Montparnasse. Elle pense avoir reconnu Mme Borlouis, malgré son foulard et ses lunettes fumées, en une dame venue lui demander de régler vos consommations et de vous remettre une petite clé…
-La clé d’un casier de consigne de la gare, compléta mécaniquement Josette Delpeyrat, qui avait répété dix fois tout ceci aux policiers.
« Numéro 813. C’est dans cette consigne que se trouvaient la clé de l’appart’ et les mille euros, dans une enveloppe, avec un mot de mon amie.
-C’est cela…Manque de chance pour vous, la clé de consigne, l’enveloppe et le petit mot de Mme Borlouis n’ont pas été retrouvés.
-Evidemment, bougonna André, puisque ces salopards ont eu tout le temps de nous fouiller et de nous les prendre. Mais cette consigne a bien été louée par quelqu’un, non ?
-Oui, une certaine Madame Carrel…mais le préposé ne se souvient pas du tout de cette dame.
Josette sursauta :
-Carrel comme l’acteur, Laurent Carrel ? Mon Dieu, c’est Bérénice, bien sûr ! Elle a pris ce nom parce que…
-Parce que quoi ?
-Oh, non, c’est trop compliqué, c’est trop dingue…je n’en peux plus…
Maître Vergeard fronça les sourcils :
-Pour que je puisse vous aider, vous ne devez rien me cacher. Comme je vous le disais, l’affaire se présente très mal. L’opinion est horrifiée par ce meurtre, et votre condition de SDF ne plaide guère en votre faveur. Ce n’est pas le témoignage de votre ami Nanard, qui affirme vous croire incapables de commettre un tel crime, qui fera pencher la balance du bon côté.
« La thèse de la police est la suivante. Mme Borlouis, qui devait avoir du vague à l’âme pour ces fêtes de fin d’année, a décidé de faire une bonne action en offrant l’hospitalité de son pied-à-terre parisien à un couple de SDF. Pourquoi vous ? Mystère. Toujours est-il que vous pénétrez chez elle. Vous y mangez, surtout buvez. Buvez beaucoup trop. Vous saccagez l’appartement. Lorsque Mme Joly-Montagne rentre chez elle et découvre les dégâts, elle se fâche et veut vous mettre dehors. Pris de fureur et d’une sorte de haine de classe, vous la massacrez de la plus atroce des manières, puis, vaincus par l’alcool, vous vous écroulez sur le canapé. Une charmante présentatrice, épouse de Ministre, victime de sa propre générosité ! Le gouvernement va faire d’elle une martyre bienvenue en cette période de crise : faites du social, aidez les gueux, et voilà comment ils vous remercient ! Du pain bénit sécuritaire !
-C’est n’importe quoi, commenta André d’une voix sourde.
-Ce sera la thèse de la partie civile, et elle est solide. Je ne vois qu’un moyen de la contrer…
-C’est-à-dire ?
-La contre-attaque ! Ils voudront faire de la victime une sainte, une marquise de Lamballe outragée par les Sans-Culottes. Or, je crois savoir que la vie privée de Bérénice Joly-Montagne était assez…comment dire…assez tumultueuse ! Son mari la trompait, elle collectionnait les amants.
-Et alors, quel rapport avec nous ? fit Josette sur un ton plus agressif.
-On peut imaginer certaines choses. Par exemple qu’elle voulait se servir de vous à des fins sexuelles, pour assouvir certains fantasmes de bourgeoise frustrée. Vous êtes réticents, elle vous fait boire, et là le scénario lui échappe…
Josette se leva d’un bond, brandissant ses poings menottés par leur bracelet de plastique et d’acier :
-Espèce de salaud ! Vous voulez qu’on salisse Béré pour vous faire du spectacle ! Nous n’avons rien à faire avec ce fumier, Jean-Marie !
Son époux se leva à son tour :
-T’as raison, Mylène, on a rien à faire avec cet avocassier…
Vergeard parut moins fâché que surpris :
-Mylène ? Jean-Marie ? D’après mon dossier, vous…
-Ouais, ouais, on sait ce qu’il y a sur le dossier, Maître Vachard ! s’écria Josette. Mais y en a marre ! Je ne suis pas Mme Delpeyrat, et il n’est pas mon mari ! Je m’appelle Mylène de Castelbougeac, et lui Jean-Marie Fondar ! Et tout ça est une saloperie montée par Fantômarx !
La porte du fond s’ouvrit, et quatre gardiens armés de matraques électriques se précipitèrent sur les prisonniers.
-Un instant, messieurs, dit Maître Vergeard, impassible. Mes clients n’ont pas encore signé les papiers m’autorisant à prendre en charge leur affaire.
-Va te faire foutre ! hurla Josette. N’importe quel commis d’office fera mieux son boulot que toi !
Ils furent emmenés sans ménagement, laissant l’avocat seul avec le sous-directeur de la prison.
-Pas facile, hein ? fit ce dernier.
-Dans leur cas, je ne vois plus que l’irresponsabilité mentale, soupira Vergeard. Mais ça ne paye plus comme avant, avec la loi Cherki. Ils en prendront pour trente ans minimum. Vu leur âge, ils finiront leurs jours en prison. »

*

Ciudad del Este, ville paraguayenne de 250 000 habitants a bâti sa prospérité sur une législation laxiste favorable au crime organisé. Toutes les mafias du monde se retrouvent dans ce haut lieu de la « mondialisation illégale », au même titre que Miami ou Hong Kong. Trafics de stupéfiants, d’armes et de produits contrefaits : le revers honteux du capitalisme mondial, mais si utile au système du libre marché par l’injection de capitaux frais dans le circuit financier planétaire.
Le lieu le plus glauque de la ville est sans conteste l’Avenida Axel Bauer, qui étire ses pavés humides –où la sueur brûle comme l’acide- le long du cours majestueux du Rio Parana. Les mariniers qui remontent ou descendent le fleuve avec leurs péniches géantes aiment à s’y perdre et cramer leur argent. Quelques jours de galère, et une nuit pour se vider dans ces boîtes signalées d’une lanterne rouge. Là, les « putas », comme on les appelle, grouillent comme des morpions. Ivres et grasses elles vous entraînent, vers l’angoisse et la rengaine.
Parmi ces bouges sordides, El Cargo de la Noche est un des moins répugnants. Il est tenu par un certain Mario, qui aime à dire que chez lui, on peut tout oublier, voire « changer de peau ».
Et c’était parfaitement exact en ce qui concernait la jeune femme qui en sortait en cette fin d’après-midi du 31 décembre. Mini-jupe en cuir, corsage ultra-moulant, talons vertigineux et cheveux courts blond platine. Un summum de pétasserie vulgaire qui ne ressemblait en rien avec ce qu’elle avait été peu de temps auparavant. Elle était au bras d’un type au costard blanc rayé de noir, lunettes noires, moustache et rouflaquettes, borsalino et pompes en croco. Le genre de mafieux qui prête à rire, mais dans son dos.
Il la fit monter dans sa Pontiac aux chromes étincelants et vitres fumées, qui démarra en douceur pour remonter le quai jusqu’à un embarcadère gardé par des vigiles. L’un d’eux ouvrit le portail grillagé, permettant à la limousine de s’engager sur l’embarcadère et d’avancer jusqu’au niveau d’un yacht de luxe battant pavillon panaméen.
La pétasse y monta en faisant claquer ses talons sur la passerelle, suivie du mafieux, sous les yeux allumés des hommes d’équipage traînant sur le pont et les dans les coursives. Elle poussa la porte de la cabine que lui indiqua l’homme aux rouflaquettes.
-Vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin pour vous changer, dit-il d’un ton étonnamment respectueux. Nous appareillons dans vingt minutes.
La fille referma la porte à double tour dès qu’il eut tourné les talons. Elle ôta ses escarpins avec soulagement, arracha le corsage qui écrasait sa poitrine généreuse. Elle avait hâte de retirer le maquillage vulgaire dont elle avait dû se farder pour sortir de sa planque.
Mais le boîtier noir qui l’attendait sur la table basse de la cabine requérait toute son attention. C’était un agenda électronique qui ne pouvait s’allumer qu’à l’aide du code secret qu’elle composa sur le clavier.
Le visage de son chef apparut sur un petit écran digital. Il souriait, autant que pouvait le permettre son masque rouge, et sa voix d’ordinaire si métallique était étonnamment chaleureuse :
« Je tenais à vous féliciter personnellement, camarade Estevez. Permettez que j’emploie une dernière fois ce nom, j’avoue que je l’aimais bien. Mais il va falloir vous habituer à une autre identité désormais. De nouveaux papiers et des moyens de paiement vous attendent dans le tiroir de la table de nuit. Vous serez demain soir à Buenos Aires, et prendrez le vol D4178 pour Francfort. Un nouvel ordre de mission vous sera transmis là-bas.
« Notre plan s’est parfaitement déroulé, et notre cause vous doit énormément. Je vous souhaite de passer un excellent réveillon à bord de ce navire, dont l’équipage est tout entier à vos ordres. A bientôt, camarade ! »
Celle qui fut l’agent triple Sarah Estevez referma le boîtier, dont le contenu s’autodétruisit quelques secondes plus tard dans le léger grésillement des circuits fondus.
Elle promena un regard fatigué sur le décor luxueux mais pas trop clinquant de sa vaste cabine. Des images et des sentiments confus se bousculaient dans sa tête, et elle se mit à pleurer à grosses larmes, pour la première fois depuis bien longtemps.

*
A cinquante kilomètres plus à l’ouest, dans la petite ville de San Alfredo, un petit groupe d’hommes en blouse blanche tenaient une réunion secrète dans le sous-sol d’un grand bâtiment blanc. Il s’agissait de la clinique privée du docteur Spengele, petit-fils d’un célèbre médecin nazi ayant échappé au tribunal de Nuremberg en 1945, qui avait fait une partie de son apprentissage à la Colonia auprès de Von Hansel.
Le docteur avait réuni ses assistants autour d’un patient bien particulier. Un homme encore jeune, plongé dans un coma artificiel, étendu sur un lit d’hôpital et connecté par une masse de fils et de tuyaux et des appareils de mesure ronronnant sous un éclairage tamisé. Un drap vert était remonté sous son menton, dissimulant presque tout son corps ravagé.
Le docteur Spengele prit la parole :
-Messieurs, inutile de vous présenter Ulrich Pickhardt. Les deux tiers d’entre vous sont des rescapés de la terrible catastrophe qui a détruit la Colonia et les trésors scientifiques que celle-ci recelait.
« Cet homme est parvenu jusqu’à nous par miracle, transporté par deux cyborgs mis au point par Johann Von Hansel à la limite de la zone désintégrée. L’explosion a achevé de démolir les deux robots, mais leur sacrifice a sauvé la vie de Pickhardt.
-Pourquoi ont-ils fait cela ? demanda l’un des assistants.
-Probablement leur programmation visant à protéger l’intégrité physique des dirigeants de la Colonia y est-elle pour quelque chose. Mais peu importe. L’essentiel est que Pickhardt s’en soit sorti, et qu’il ait été récupéré par des hommes de Müller avec les corps des deux cyborgs, avant que les autorités argentines ne mettent la main dessus.
« Toutefois, messieurs, Ulrich Pickhardt est un homme tout juste vivant. Il a été criblé de balles, et l’onde de choc de l’explosion a gravement détérioré ses fonctions cérébrales. Sans tous ces appareils, il serait condamné à brève échéance. Mais nous pouvons le reconstruire !
-Le reconstruire ?
-Oui, meine Herrn, le reconstruire ! Nous avons dans cet établissement de chirurgie plastique les outils nécessaires. Je peux également récupérer certaines pièces encore utilisables sur les deux robots. Grâce à cet homme, notre matériel et nos compétences, nous allons pouvoir faire renaître ici ce qui a été provisoirement anéanti en Argentine. L’œuvre du génial Von Hansel ne doit pas mourir !
Tous purent lire dans les yeux bleus de Spengele une lueur de folle exaltation qui les gagnait eux aussi :
-Nous allons faire d’Ulrich un homme nouveau, un Übermensch ! Il sera le plus fort, le plus habile, le plus rapide…en un mot : le meilleur ! »
*

Le Président Zarkos se réveilla avec une migraine carabinée. Mais il avait enfin dormi, après les heures cauchemardesques passées dans cet état comateux. Parfaitement conscient, entendant tout, sans pouvoir faire un geste. La paralysie ! Une punition atroce pour l’agité perpétuel qu’était Lucas Zarkos. Le pire ayant été cet interminable enfermement dans un sac en plastique, rongé par la peur d’être enterré ou incinéré vivant. Quelle abomination ! Et quel soulagement lorsqu’il avait été enfin sorti de cette horrible situation. A tel point qu’il n’avait pas été emballé lorsque le docteur Collet lui avait annoncé une injection de calmants et de divers produits destinés à chasser la tétrodotoxine de son organisme. Replonger dans le noir, non merci !
Il constata, au fur et à mesure que ses yeux faisaient le point, qu’il n’était plus dans son lit d’hôpital, mais dans un autre lit plus vaste et plus confortable. Sa chambre était une grande salle voûtée aux murs de pierre beige apparente. Une sorte de crypte, bien chauffée, meublée de manière spartiate avec quelques tableaux au style étrange accrochés ici ou là, tous signés d’un certain « D.V ». Il y avait aussi, encastré dans l’un des murs, un écran plasma géant. Aucune fenêtre.
« Drôle d’hosto, songea le Président en s’asseyant au bord du lit, constatant qu’il portait un pyjama rayé des plus ringards.
La tête lui tournait un peu, et il attendit que cela cesse pour oser se lever et faire le tour de la pièce, ses pieds nus s’enfonçant dans d’épais tapis de laine rouge. Personne. Un rideau dissimulait une alcôve faisant office de confortable cabinet de toilettes avec douche. Une lourde porte métallique fermait la seule sortie possible. Pas de poignée, ni aucune commande visible.
Lucas Zarkos tapa à la porte, n’éveillant qu’un bruit mat.
-Y a quelqu’un là derrière ? Ouvrez s’il vous plaît ! Je suis réveillé ! Y a quelqu’un ?
L’angoisse était revenue et bourdonnait à ses tempes. Tout cela n’était pas normal du tout. Il eut le réflexe de consulter sa montre, mais son poignet était désespérément nu. Il allait se mettre à crier, quand une musique ronflante le fit sursauter et se retourner d’un bloc.
La Marseillaise !
L’hymne national résonnait depuis l’écran plasma soudainement allumé, montrant le Palais de l’Elysée sous ses illuminations nocturnes. Les incrustations d’écran indiquaient que ces images étaient retransmises en direct sur la chaîne FT1, à 20 heures, le 31 décembre.
Le 31 décembre ? Mais pendant combien de temps avait-il dormi ? Cinq jours ?
Lucas Zarkos, mû par un mauvais pressentiment, s’approcha lentement de la télévision, et fut comme foudroyé lorsqu’apparut à l’écran, sur fond de bibliothèque, le Président de la République Française.
« Mesdames et messieurs, mes chers compatriotes,
Ce soir, ce discours des vœux ne ressemblera guère à ce que vous avez eu l’habitude d’entendre jusqu’ici, que ce soit de ma bouche ou de celle de mes prédécesseurs… »
Ce n’était pas possible ! Ce gars là ne pouvait pas être lui ! Et pourtant, la ressemblance, jusque dans les moindres tics, était absolument parfaite. Si c’était une blague, elle était particulièrement réussie… mais il lui apparut rapidement que tout cela n’avait rien d’une plaisanterie. L’homme qui s’adressait aux Français –il pensa d’abord à son sosie- avait l’air grave, mais déterminé et convaincu par ses propos.
« Je dois d’abord vous révéler la vérité sur ce qui c’est passé ces derniers jours. Un formidable complot, visant à me supprimer, a été déjoué par nos services secrets, dont je tiens ici à saluer le travail remarquable. Cette conspiration aux incroyables ramifications comprenait, hélas, ma propre femme qui est en fuite à l’heure actuelle.
« Ce complot implique notamment une firme américaine implantée sur notre territoire, la World Biotech Engineering Corporation, ou WBEC, avec la complicité active de la CIA et de diverses officines privées, étrangères ou non. Ce sont ces conspirateurs qui sont à l’origine du phénomène Fantômarx, un personnage créé de toutes pièces afin de déstabiliser notre pays. Pourquoi ce projet criminel ? Je vais vous le dire.
« Depuis quelques mois, mes collaborateurs et moi-même sommes arrivés à certaines conclusions. La France, l’Europe et le Monde ne peuvent continuer sur la voie que nous avons suivie jusqu’ici, et à laquelle j’ai cru moi-même pendant trop longtemps.
« Cette voie, c’était celle du tout-marché, de la loi du profit, de la destruction des services publics et la négation de l’intérêt général au profit d’une minorité de profiteurs. La crise qui nous frappe aujourd’hui n’est pas une fatalité dont on ne pourrait sortir que par l’étranglement des peuples au nom d’une austérité budgétaire destinée avant tout à complaire aux marchés financiers et aux agences de notation, qui se permettent de donner des leçons aux Etats alors qu’ils sont largement à l’origine de nos malheurs !
« Cette voie, celle du renoncement national, des injustices et des inégalités toujours plus criantes, nous ne pouvons plus l’accepter. Si la démocratie a encore un sens, alors il faut redonner à la puissance publique les moyens d’agir, et à notre peuple des raisons d’espérer.
« L’année qui s’annonce sera celle du changement. Du vrai changement. Je sais que pour beaucoup d’entre vous, je ne suis plus crédible. J’ai trop promis, n’importe quoi et à tout le monde, trop déployé d’effets de manche, privilégié l’agitation médiatique sur l’action réelle. J’ai incarné ce que la politique a de plus vulgaire et de plus dévoyé. En toute logique, je devrais démissionner. Mais ce serait trop facile. Casser la baraque, puis s’enfuir par la fenêtre avant d’avoir à rendre des comptes !
« J’occuperai donc mon poste jusqu’au bout, malgré les menaces que certaines puissances occultes font peser sur moi. Et j’annonce d’ores et déjà certaines mesures d’urgence, qui entreront en application en vertu de l’article 16 alinéa 12 modifié 2008 :
-la mise sous séquestre de tous les biens meubles et immeubles de la WBEC localisés en France.
-la nationalisation de toutes les grandes banques françaises.
-le retour de l’Etat dans le secteur de l’énergie avec la fusion d’EDF et de GDF sans destruction d’emplois
-la suspension immédiate du programme de démantèlement des services publics, qu’il s’agisse de la santé, de l’éducation, de l’aide sociale, avant un retour à une politique ambitieuse de l’Etat dans tous ces domaines.
-le départ de la France de l’OTAN, et le retour rapide de nos soldats engagés dans des opérations inutiles et coûteuses à l’étranger.
« Toutes ces mesures auront un prix, mais je peux vous assurer que la France saura y faire face. La France ne sera pas seule dans ce combat. Les peuples du Monde, comme par le passé, auront les yeux tournés vers elle. C’est d’elle que renaîtra l’espoir d’un Monde plus juste !
« Françaises, Français, je vous souhaite à tous une excellente nouvelle année ! »
Re-flons-flons de la Marseillaise, et extinction de l’écran devant un Lucas Zarkos abasourdi. Un léger bruit d’applaudissement le fit se retourner.
Fantômarx était entré silencieusement dans la salle et tapait dans ses gants noirs en hochant la tête.
-Excellent discours, commenta-t-il de sa voix métallique. Je n’en aurais pas changé une ligne !
-Fantômarx ! Ah ! s’exclama Zarkos en se repliant légèrement sur lui-même. Ah ! C’est pas possible ! C’est pas possible !
L’homme au masque rouge eut un léger ricanement.
-Vous ressemblez décidément beaucoup à Louis de Funès, M. l’ex-Président. Mais votre remplaçant me paraît mieux taillé pour la fonction.
-Mais qui est ce type ? Mon sosie ?
-Non. Votre sosie a été très éprouvé par les derniers évènements. Il se repose en Normandie. Vous aussi avez besoin de vacances et je vais vous les offrir.
-Salaud !
Lucas Zarkos s’élança impétueusement sur son ennemi, mais ne réussit qu’à se prendre les pieds dans un tapis et s’étala de tout son long. Il se redressa péniblement, bouillonnant de rage. Il aperçut alors un chat blanc aux longs poils soyeux qui se tenait sous le grand lit. L’animal, en le voyant, se mit à cracher en couchant les oreilles.
-Je vois que Dolumiel ne vous apprécie guère, M. Zarkos. Cette petite bête a un instinct très sûr pour juger les hommes.
-Mais qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ? grogna Zarkos.
-Je vous dois quelques explications, en effet. Tout ce que vous avez entendu à la télé est parfaitement exact, à un détail près. Fantômarx n’est pas qu’une création de la WBEC. Il existe bel et bien, et vous l’avez devant vous. C’est pour brouiller les pistes que j’ai délibérément fait en sorte que l’on cesse de croire en moi, alors que je triomphe sur toute la ligne ! La WBEC, voyez-vous, je la contrôle depuis un bon moment par le biais de mes sociétés écrans. En la faisant mettre sous séquestre, puis sous contrôle d’un Etat que je dirige moi-même, je ne fais que récupérer mon bien tout en liquidant les dernières personnes qui faisaient obstacle à mes projets.
« Il en est de même pour la MBC de Von Hansel, qui était ma principale partenaire. L’opération commando que vous avez lancé avec les Brésiliens allait dans mon sens : détruire des concurrents et anciens complices, récupérer Von Hansel pour qu’il travaille pour moi et m’aide à finaliser mes projets.
-Mais ce gars, à l’Elysée, qui est-il donc ?
-Un excellent acteur, que vous connaissez bien. Vous l’avez invité, enfin, votre sosie l’a invité à une sympathique partouze dans votre suite présidentielle de Rio, en compagnie d’une autre actrice très douée. Ils ont pris la place de deux journalistes que vous appréciez.
-Fondar…et Castelbougeac ? Mais alors, le transmuteur moléculaire existe bel et bien !
-Il ne fonctionne pas encore comme je le souhaiterais, mais oui, il existe ! Son existence a été révélée plus tôt que prévu par une jeune femme en qui j’avais toute confiance, mais sa trahison a finalement servi mes plans en vous poussant à vous jeter dans mon piège. Toutes les fuites ont été colmatées, et plus personne ne croit maintenant en un tel appareil.
-Vous m’avez donc copié, moi aussi ?
-Oui. Il fallait pour cela vous plonger dans un état végétatif et vous ramener en région parisienne où le dispositif de copie vous attendait, dans cet hôpital de campagne installé à Villacoublay. Nous vous avons réveillé, puis à nouveau endormi pour vous transférer ici.
-Mais qui ont été vos complices pour monter tout ça ? Barcino ?
-Barcino ? Oh non, le pauvre ! [rire sardonique]
« Ce malheureux a été le dindon de la farce. Il a fallu le supprimer lorsqu’il s’est précipité sur place dans le but de vous faire des prélèvements ADN, après qu’il eut été prévenu par son informatrice. Sur vous, cela n’aurait rien donné de significatif, mais il y avait à craindre qu’il ne découvre le transmuteur lui-même dans l’annexe de l’hôpital. Nous lui avons fait porter une bonne partie du chapeau en l’accusant de tentative de meurtre et en le plaçant au cœur du complot.
-Mais qui étaient vos complices, alors ?
-Disons qu’il y en a plusieurs, que je vous laisse le soin de deviner…Sur ce, je vous souhaite un excellent réveillon… »
Fantômarx tapa à nouveau dans ses mains, et la porte blindée coulissa dans le mur pour laisser entrer un homme en combinaison et cagoule noires, poussant devant lui un petit chariot de restaurant, sur lequel reposaient une cloche argentée et un seau du même métal contenant du champagne.
-Voici de quoi passer un bon moment, Monsieur l’Ex-président ! Vous trouverez sur votre table de chevet une télécommande pour la télévision. A bientôt !
Fantômarx prit le chat dans ses bras, lui caressa affectueusement la tête et sortit avec son complice. La porte blindée se referma dans leur dos avec un léger chuintement.
Frémissant de rage, Lucas Zarkos s’approcha du chariot et souleva la cloche en argent.
Des macarons. Une montagne de macarons. A vous dégoûter des macarons.
Quant au champagne, c’était du sans alcool. Une petite carte était accrochée au col de la bouteille :
Je veillerai désormais sur votre santé, vos plaisirs et vos loisirs.
Avec mes meilleurs vœux
FANTÔMARX

FIN DU PREMIER VOLET DES EXPLOITS DE FANTÔMARX
La suite sera à découvrir dans FANTÔMARX AU POUVOIR.

Le projet "French experiment"

Chapitre 24 : Le projet « French Experiment ».

Paris-matin, pari malin ! (LE Quotidien gratuit) 27 décembre.
ULTRAVIOLENCE
« C’est hier, dans l’après-midi, que des voisins de la célèbre journaliste Bérénice Joly-Montagne, épouse du Ministre Jean-Loup Borlouis, ont fait la macabre découverte.
La jeune femme gisait dans son salon, horriblement mutilée et baignant dans une mare de sang, au milieu d’un désordre indescriptible.
-C’était abominable, raconte Mme D. J’avais bien entendu du bruit, quelques heures auparavant, mais jamais je n’aurais pu imaginer une chose pareille. C’est en sortant sur le palier et en remarquant la porte entrouverte que j’ai eu la curiosité d’aller voir. Mme Joly-Montagne était une dame si discrète, si élégante ! [Elle fond en larmes]
-J’ai cru que j’allais vomir, poursuit M. D., qui a suivi sa femme dans l’appartement. Lorsque nous avons vu cet homme et cette femme endormis sur le canapé, avec plein de sang sur eux et un couteau à la main, nous avons eu très peur. Mais ils ne bougeaient pas. Complètement bourrés, je me suis dit… Alors on a appelé la police.
Apparemment plongés dans un coma éthylique, les deux suspects ont été transférés dans les locaux de la police judiciaire. Une autopsie de la victime est en cours. Le président Lucas Zarkos a écourté son séjour au Brésil pour venir réconforter son Ministre du Développement Durable, devancé de peu par le Premier Ministre Frédéric Follin de retour du Maroc. »
MORT D’UN SUPERFLIC
Samuel Barcino, directeur de la DCRI, aurait été tué hier matin dans des circonstances mystérieuses sur la base aérienne de Villacoublay. Il aurait été abattu avec son garde du corps de plusieurs balles dans le dos, alors qu’il dirigeait sur place une opération relevant du secret défense, selon le conseiller spécial de l’Elysée, Charles Guéhaut. Si l’implication de Fantômarx dans cette affaire n’est pas écartée, elle n’est pas la seule piste retenue par les enquêteurs.

El Correo del Parana, 28 décembre.
« Toujours aucune trace des terroristes présumés, deux jours après leur plongeon dans les eaux du lac d’Itaipu. Les recherches intensives menées conjointement par les autorités paraguayennes et brésiliennes sont restées vaines. De son côté, le gouvernement argentin a publié un nouveau bilan humain de la terrible explosion ayant anéanti la Colonia Alemana, qui s’élèverait à plus de 300 morts et disparus, parmi lesquels Johann Von Hansel, principal dirigeant de la petite communauté, et Ulrich Pickhardt, son directeur de la Sécurité.
Les experts se perdent en conjectures sur les causes mêmes du désastre. La piste nucléaire semble abandonnée, faute de toute trace radioactive. Quant aux commanditaires de l’attentat, beaucoup doutent sérieusement de la revendication exprimée par le mystérieux Front Guarani de Libération des Misiones, à l’instar du Général Guttierrez, chargé de superviser les opérations d’enquête sur le terrain :
-Nous n’avions entendu jamais entendu parler de ce FGLM, et le voilà qui sortirait du néant avec d’énormes moyens technologiques ? C’est absurde !
-Et que pensez-vous de l’affirmation contenue dans le communiqué du FGLM, selon laquelle la Misiones Biotech Corporation, propriétaire de fait de la Colonia, se livrait là-bas à des expériences sur les être humains et servait de centre de recherche militaire en coopération avec la CIA ?
-Tout cela relève de la pure spéculation, sinon de l’affabulation totale ! La MBC est une firme civile, dont les recherches ont beaucoup fait progresser la médecine et la science contemporaines. Le fait d’avoir abrité son siège et son site principal sur notre territoire a constitué une chance pour notre pays. On a raconté n’importe quoi sur la Colonia Alemana, avec des histoires d’anciens nazis, de tortures sur prisonniers politiques…Tout cela est faux et archi-faux. La destruction de la Colonia est un désastre national, et une catastrophe scientifique mondiale ! Leurs auteurs, quels qu’ils soient, devront en rendre compte devant le tribunal de l’Histoire ! »

The Sun in the Mirror (THE british tabloïd), 29 décembre.
BUT WHERE IS CAROLINA ?
“Depuis son retour du Brésil, il n’a pas échappé aux observateurs attentifs que le Président de la République française ne s’affichait plus en compagnie de sa charmante épouse, dont l’élégance avait enchanté notre pays lors de son dernier voyage officiel en Grande-Bretagne.
N’était-il pas déjà curieux que Carola Biondi-Zarkos ait écourté si vite son séjour au Brésil pour se précipiter au chevet d’une mère pas si malade que cela, de source bien informée ?
La même source nous a également révélé que, à la veille de Noël, un mystérieux inconnu aurait été invité à la Villa Petacci, et aurait passé la nuit sur place, dans la même chambre que la chanteuse-présidente. Cela donnerait corps aux diverses rumeurs selon lesquelles le mariage de Lucas Zarkos et de l’ex-mannequin n’aurait été qu’une union de convenance à durée très limitée. La patience de Carola envers son agité et parfois grossier mari a probablement atteint ses limites. Toujours est-il que personne n’a vu celle qui est toujours la première dame de France depuis que cette dernière a rejoint le domaine familial en Italie. »

Paris-matin, pari malin ! 30 décembre.
« Des preuves accablantes viendraient confirmer la culpabilité du couple Delpeyrat, mis en examen pour le meurtre sauvage de Bérénice Joly-Montagne. D’après le témoignage d’une serveuse d’un café-restaurant, la journaliste connaissait ce couple d’anciens buralistes devenus SDF, à qui elle aurait fait offrir un copieux repas. Sans doute la victime a-t-elle invité dans son pied-à-terre parisien ses futurs bourreaux, qui lui ont bien mal rendu sa gentillesse. Si certaines zones d’ombre persistent, au dire des enquêteurs, et si le couple crie toujours son innocence, il apparaît sans doute que nous avons là un nouveau drame sordide auquel l’état-civil de la victime donne une portée nationale.
« De son côté, Jean-Philippe Pécot, président du groupe PMU (Parti de la Majorité Unifiée) à l’Assemblée nationale, a lancé l’idée d’une nouvelle loi punissant plus sévèrement le meurtre des femmes journalistes liées à des hommes politiques. Les obsèques de Bérénice Joly-Montagne auront lieu le 2 janvier à 15 heures en l’Eglise Saint Sulpice à Paris. »



Die Zotenszeitung, 30 décembre.
HEISSES SCHWIMMBAD FÜR PRÄSIDENT ZARKOS
“C’est LE buzz de la semaine sur Internet, cette vidéo postée hier par les journalistes rebelles français Jean-Marie Fondar et Mylène de Castelbougeac (Voir photos page ci-contre). Ceux-ci ont en effet réussi l’exploit de piéger le président Lucas Zarkos, en vacances au Brésil pour les fêtes de Noël, où le chef de l’Etat français (éloigné de son épouse à la réputation passablement sulfureuse) semble manifester un goût certain pour les sports aquatiques. Saluons au passage la performance journalistique de la superbe Mylène, qui a payé largement de sa personne, ainsi que les mensurations remarquables de la ravissante autochtone conviée à cette sauterie aux frais du contribuable français.
« Le porte-parole de l’Elysée se refuse pour l’heure à tout commentaire, mais la rumeur selon laquelle il s’agirait là d’un grossier montage réalisé à l’aide de trucages informatiques, ou d’un sosie du président, pourrait fort bien provenir du service de presse de la présidence. »

*

Le commissaire Labrousse fut introduit vers 17h dans le petit salon sécurisé du PC Jupiter où l’attendait le Président de la République, à vingt mètres sous terre.
Lucas Zarkos était pâle, les traits tirés, plus agité que jamais par ses fameux tics. La cure de repos prescrite par le docteur Collet n’avait été qu’un vœu pieux. Autour de la table vitrée et incrustée d’écrans d’ordinateurs étaient assises les rares personnes conviées à ce débriefing ultrasecret. Les inévitables conseillers spéciaux Nagant et Guéhaut, bien sûr. La nouvelle patronne de la DCRI, Gabrielle Lorenzini. Le nouveau directeur de Cabinet du président, Cédric Dubois, complétait l’assistance. Labrousse savait peu de choses sur lui, en-dehors du fait qu’il avait été quelque temps l’adjoint de Fernand Crémont, le précédent Dir’cab, viré le matin même par Zarkos sans la moindre explication. Comme d’habitude, aucun membre du gouvernement, ou ce qui en tenait lieu, n’avait été invité.
L’atmosphère était lourde, et Labrousse sentit tous les regards peser sur lui lorsqu’il carra ses fesses sur le siège pivotant qui l’attendait. Un siège qui avait toutes les chances d’être éjectable au vu des circonstances. Zarkos grimaça un sourire :
-Bonjour, Francis, et ravi de votre ponctualité…Vous êtes le dernier arrivé, mais c’est avec vous que nous allons débuter la séance.
-Comme vous voulez, M. le Président, répondit Labrousse qui toussa un peu pour s’éclaircir la gorge.
Il ouvrit sa serviette et en sortit son bloc-notes.
-Toujours pas d’ordinateur portable, Francis ? Vous devriez vous mettre à la page !
-Désolé, M. le Président, mais je n’ai guère confiance en tous ces engins. Si nous avons tant de mal à coffrer certains islamistes, ou notre ami Fantômarx, c’est qu’ils communiquent le moins possible ainsi, du moins pour leurs petits secrets. Par contre, ils n’ont aucun mal à pirater nos liaisons.
-J’essayais de plaisanter, Francis, mais je vois que vous êtes aussi fatigué que moi. Avez-vous récupéré vos agents ?
-Mon agent, vous voulez dire. Le seul survivant du groupe que nous avons laissé là-bas…
Il y eut un silence gêné. Ceux qui connaissaient Labrousse perçurent l’émotion qui avait pointé un instant dans sa voix.
-Il a nagé sous l’eau jusqu’à la rive brésilienne du lac d’Itaipu, sa montre GPS étanche le dispensant de remonter à la surface pour s’orienter. L’eau n’était pas assez claire pour que les hélicos et les bateaux puissent le repérer d’en haut. Arrivé au bord, il s’est planqué dans un bois près d’un champ jusqu’à ce qu’une équipe de Fernandes vienne le récupérer. Il a été débriefé et est revenu hier en France dans le même avion que Von Hansel et votre…heu…doublure.
-Mon crétin de sosie ! Avec sa bitte à la place du cerveau, il nous a bien foutus dans la merde ! Où est-il, d’ailleurs ?
-Au repos en Normandie. Il souffre de graves migraines après le traitement que…
-Il aurait mieux fait d’avoir mal à la tête avant de baisouiller devant vos caméras ! D’ailleurs, comment se fait-il que ces foutues images aient pu vous échapper, Francis ?
-Je vous rappelle, M. le Président, que l’immeuble dans lequel nous nous trouvions était piégé. Un système sophistiqué de piratage des données vidéos a pu être mis en place, surtout avec la complicité de gens hauts placés comme Barcino.
-Ouais…mais revenons à vos agents. J’avais cru comprendre qu’ils étaient deux en fin de parcours…
-Exact, mais l’autre n’était pas à nous. Elle travaillait pour Fernandes, et je peux vous dire qu’on lui doit une fière chandelle.
-Et qu’est-elle devenue ?
-D’après Fernandes, elle est hors de danger, mais il n’a pas voulu en dire plus. Je comprends, après tout ce qui s’est passé, qu’il soit un peu méfiant…
-Ouais, bon, de toute façon, on s’en fout ! Les Brésiliens sont donc OK pour Von Hansel ?
-Les clauses de l’accord leur conviennent. Ils nous laissent le « cerveau », en échange de douze Rafale gratuits, garantis dix ans pièces et main d’œuvre, et de tous les brevets liés à cet appareil.
-Durs en affaire, les bougres ! soupira Nagant.
-Je crois que ça les vaut, rétorqua Labrousse. J’avais votre accord pour cette négociation, M. le Président.
-Evidemment, et je partage votre avis. Ce que peut nous apporter Von Hansel est sans commune mesure avec le prix d’un avion, aussi coûteux soit-il. Ce génie du siècle est toujours d’accord pour collaborer avec nous ?
-Oh, il ne s’est pas trop fait prier…le courage n’est pas sa première vertu. Du moment que nous le traitons bien, il bossera pour nous sans états d’âme. Nous avons accédé à sa principale requête, à savoir faire venir sa femme en France. Elle a échappé au désastre de la Colonia, et vit maintenant à Buenos Aires. La DGSE se chargera de l’exfiltrer dès que possible. Comme elle est française, son retour au pays après la mort supposée de son mari paraîtra parfaitement naturel.
-Où pensez-vous installer Von Hansel ?
-Nous avons une liste de plusieurs sites, mais l’ancien centre d’essai des Landes, à Captieux, a la préférence des experts. C’est assez isolé, tout en disposant des infrastructures nécessaires. Et notre prisonnier ne sera pas trop dépaysé : il passera d’une colonie militarisée dans la jungle à une base militaire en pleine forêt de pins. En plus, il adore le Sud-ouest…ça manque juste de perroquets.
-Pardon ?
-De perroquets. C’est la passion de Von Hansel.
-On lui en fournira, de ces bestioles, s’il n’y a que ça pour lui faire plaisir !
-Du genre qui parle, il a insisté. J’ai là une liste…un Gris du Gabon…un Ara du Mato Grosso…un Bleu d’Amazonie…Que des espèces protégées par la CITES…
-Ouais, bon, ça va, on s’en fout, Francis ! Passons à autre chose !
Lucas Zarkos eut un mouvement de tête spasmodique et se tourna vers Gabrielle Lorenzini.
-A vous, Madame…où en est l’enquête sur Barcino ?
L’élégante dame blonde affichait une mine grave, mais on sentait affleurer une certaine satisfaction à l’énoncé de son rapport, dont les points principaux s’affichaient sur les écrans placés devant chaque participant à la réunion. Gabrielle Lorenzini avait bien travaillé, et tenait à le faire savoir.
-Cela n’a pas été facile, mais nous avons pu faire parler tous les ordinateurs de Barcino, ses téléphones portables, son agenda électronique, et épluché ses comptes bancaires. Les meilleurs hackers ont planché pour craquer les codes et débusquer les fichiers dissimulés. Nous avons aussi interpellé des dizaines de suspects, dont certains ont été soumis à des interrogatoires « poussés ». Ils ont craché des morceaux que nous avons pu mettre bout à bout.
-Et alors ?
-Et bien, c’est…accablant. Depuis plusieurs mois, Samuel Barcino touchait des sommes très importantes versées sur un compte en Suisse, par le biais d’une société écran appartenant à la World Biotech Engineering Corporation, la multinationale que nous avons à maintes reprises trouvée sur notre route depuis que nous poursuivons Fantômarx, et qui a partie liée avec la Misiones Biotech Corporation de Von Hansel.
-Et cette histoire de « Cana », la mystérieuse informatrice et ses révélations sur le transmuteur moléculaire ?
Gabrielle Lorenzini eut un petit sourire.
-Une parfaite manipulation. Barcino a bien reçu des courriels de cette « Cana », mais cela n’avait certainement pour but que d’accréditer ce qu’il voulait nous faire avaler, à savoir l’existence de ce transmuteur qui n’a jamais été mis au point.
-Exact, intervint Labrousse, ravi de voir confirmé ce qu’il avait toujours pensé. C’est également ce que nous a révélé Von Hansel. Il a travaillé longtemps sur un tel projet, mais cela n’a jamais donné que des ratages monstrueux.
-Mais alors, que signifient ces traces ADN bizarres prélevées sur Fondar et Castelbougeac avant leur départ pour le Brésil ?
-C’aurait pu être une simple erreur de manipulation en laboratoire. Rappelez-vous cette histoire en Allemagne, où la police a traqué pendant des mois une « tueuse en série » sur la base de traces ADN dont on a fini par découvrir qu’elles venaient d’une employée du labo de la police ! Mais là, c’est allé plus loin. Le laborantin mis en cause a avoué avoir trafiqué les échantillons à la demande de Barcino lui-même, qui a joué de la corruption et du chantage.
-Quel salaud !
Zarkos se tortillait sur son siège, bouillonnant de colère.
-Mais pourquoi toutes ces magouilles, bon sang !? Qui est derrière tout ça, Mme Lorenzini ?
-Nous pensons avoir reconstitué une partie de l’écheveau, M. le Président, et je vais vous le présenter. Peu après votre arrivée à l’Elysée, la WBEC a fait le choix d’installer en France l’essentiel des ses infrastructures de recherches, alléchée par les perspectives de douceurs fiscales promises dans votre programme électoral, dont la suppression de la taxe professionnelle, mais aussi la réforme judiciaire beaucoup plus favorable aux auteurs de délits financiers, d’abus de biens sociaux, etc…
-Ouais, ouais, ça va, grommela le Président, tête baissée.
-Sans oublier votre attitude beaucoup plus amicale à l’égard des Etats-Unis, pays d’origine de WBEC. Bref, par rapport aux politiques de vos prédécesseurs, vous étiez l’homme de la « rupture » que tous les libéraux et atlantistes purs et durs appelaient de leurs vœux. Mais au fil du temps, ils ont été déçus par la frilosité de vos réformes : vous n’alliez pas assez loin dans la réduction de la dette publique et des impôts, dans la déréglementation du travail, et surtout dans le domaine de la bioéthique. De son côté, la CIA et le gouvernement américain, malgré notre retour dans l’OTAN, vous reprochaient la mollesse de votre engagement en Afghanistan et votre rapprochement avec la Russie. Je ne vous cache pas non plus que le nouveau Président O’Hara ne vous porte pas dans son cœur…
-Oh, celui-là, à part faire le singe à la Maison Blanche…
Il y eut un silence lourd de gêne politiquement correcte, que Zarkos rompit d’un geste impatient :
-Ouais, bon, ça va, vous allez pas me faire un procès, non ? J’suis fatigué, moi ! Continuez, Mme Lorenzini !
La dame se racla la gorge avant de reprendre :
-La récente crise financière, qui vous a incité à tenir des discours sur le retour de l’Etat, à critiquer la financiarisation de l’économie, leur a fait craindre un virage « gauchiste » de votre politique.
-Mais c’était du pipeau, cette histoire de « moralisation du capitalisme » ! s’insurgea Henri Nagant. C’était du pur blabla à des fins de politique intérieure ! On a même aidé les banques sans aucune contrepartie, contrairement aux Britanniques, aux Allemands ou même aux Ricains !
Il resta bouche bée, un peu bête, lorsqu’il capta le regard noir du Président.
-Toujours est-il qu’ils y ont cru, reprit Gabrielle Lorenzini, surtout lorsque le projet de Grande réforme que vous préparez en secret depuis quatre mois leur a été communiqué par…heu…
-Dites-le, insista Zarkos d’une voix basse, presque accablée.
-Par votre femme, qui était dans la confidence.
Ce fut au tour de Charles Guéhaut de tiquer :
-Mais de quelle grande réforme s’agit-il ? Notre projet de démantèlement de l’Etat providence par petites touches, éventuellement accéléré sous l’impulsion des contraintes européennes ne peut en aucun cas gêner les Américains et les marchés financiers !
-C’est justement ce projet qui est remis en cause, Charles, mais je vous en parlerai plus tard, coupa le Président en un convulsif mouvement d’épaule. Continuez, Madame…
-Donc, dès que les dirigeants de la WBEC et leurs partenaires ont eu vent de votre projet, ils ont lancé le programme « F ». F comme « French Experiment », ou…
-Fantômarx ! s’exclama Nagant.
-Voilà…Le programme « F » s’inspire de divers plans de déstabilisation de la CIA, qui collabore activement avec la WBEC et d’autres entités privées. Pour mémoire, le réseau « Gladio » en Italie pendant les années de plomb, avec ses faux attentats d’extrême-gauche, ou plus récemment « Al-Qaïda » pour justifier un nouvel interventionnisme planétaire. Ils avaient d’ailleurs pensé avoir recours à cette dernière organisation pour vous frapper, mais la créature leur ayant échappé, ils sont passés à autre chose en créant de toutes pièces, c’est le cas de le dire, le personnage de Fantômarx.
« Au-delà du projet visant à vous éliminer, l’avantage présenté par Fantômarx était de ressusciter une sorte de peur des Rouges, et de discréditer à l’avance tout mouvement de contestation sociale un peu musclé, tout en cautionnant le renforcement des mesures de sécurité exceptionnelles que vous aviez commencé à prendre. En s’en prenant à des personnalités de plus ou moins grande envergure, mais de plus en plus proches de vous et en vous ridiculisant, les auteurs du programme voulaient vous pousser à l’action la plus folle. L’appât représenté par le mirifique « transmuteur moléculaire » a joué un rôle essentiel dans la phase finale du projet : vous tuer, et enlever votre sosie pour le conditionner et en faire une parfaite marionnette entre leurs mains.
-Et si j’étais parti moi-même au Brésil, en laissant mon sosie chez ma femme ?
-C’eût été exactement la même chose ! Ils vous auraient conditionné à la Colonia, et votre sosie serait mort empoisonné. Voyant que leur plan a échoué, ils abattent maintenant leurs dernières cartes avec ces journalistes pseudo-révolutionnaires et leurs révélations en-dessous de la ceinture. L’étape suivante sera certainement le dévoilement de l’existence de votre sosie…
-Ça, je m’en doutais ! Et je vois ce qu’il me reste à faire. On verra ça après…Et que voulaient-ils que je fasse une fois entre leurs mains ? Montrer mon cul à la télé le soir du Nouvel An ?
Nagant et Guéhaut échangèrent un regard gêné. S’ils avaient l’habitude des accès de vulgarité de leur patron, ce soir il battait vraiment des records. Les autres avalèrent leur salive sans broncher davantage. Le Président s’était vu mourir, presque enterré vivant. On pouvait lui pardonner certaines choses.
-Le projet « French Experiment », embraya la patronne de la DCRI, avait pour but ultime de casser cette « exception française » que notre pays incarne en Europe et dans le Monde. Notre village gaulois, si je peux dire, est ou était un empêcheur de mondialiser en rond, selon le modèle anglo-saxon. De manière plus concrète, les commanditaires du projet espéraient obtenir du nouveau pouvoir certaines facilités. Notamment des commandes juteuses de vaccins pour la WBEC avant que certains brevets ne tombent dans le domaine public, une privatisation totale des systèmes de santé et d’éducation –avec ouverture du marché aux firmes américaines-, fin du protectionnisme culturel, et une coopération totale de la France en matière de politique étrangère avec les Etats-Unis. Apparemment, ce que vous prépariez en secret, M. le Président, était en complète contradiction avec tout ceci…
-Je ne vous le fais pas dire ! coupa sèchement Lucas Zarkos en ignorant délibérément son conseiller Guéhaut qui tentait une fois de plus de prendre la parole. En tout cas, ils l’ont dans l’os ! Barcino a fait une grosse connerie en cherchant à m’achever au lieu de s’enfuir et de faire disparaître toutes les pièces compromettantes de ses archives.
C’était bien l’avis de Labrousse. Une énorme connerie, assez peu compatible avec ce qu’il croyait savoir de Barcino, qui était tout sauf un con. Mais le commissaire garda le silence, mû par un curieux pressentiment.
-Que fait-on en ce qui le concerne ? demanda Gabrielle Lorenzini.
-Je suggère de nous en tenir pour l’instant à la thèse officielle, répondit Henri Nagant. Mort en service commandé, ce qui n’est pas faux d’une certaine manière. Cela préservera l’honneur de sa famille et nous assurera une meilleure coopération de celle-ci pour la suite de l’enquête. Apparemment, ni sa femme ni ses enfants n’étaient au courant de quoi que ce soit. Mais ce sont eux qui nous ont mis sur la piste de ses deux maîtresses…
-…dont nous avons appris qu’elles étaient stipendiées par la WBEC et travaillaient à l’occasion pour la CIA, compléta la directrice de la DCRI.
-Les enflures ! gronda Zarkos. Et pour la garce qui me tenait lieu d’épouse ?
-Toujours rien, à part ce tunnel souterrain dont je vous parlais hier, qui a sans doute permis à Carola et sa mère de s’enfuir au nez et à la barbe des policiers qui encerclaient la Villa Petacci. Ce passage secret communiquait avec la grange d’une ferme en ruines, à un kilomètre de là, où l’on a retrouvé des traces de pneus. Une voiture les y attendait, et elles ont filé.
-On peut compter sur Merluscosi ?
-Le Premier ministre italien a un faible pour vous, M. le Président. Je le crois honnête, pour une fois, lorsqu’il affirme mettre tous les moyens pour retrouver votre épouse. D’autant plus qu’il a des comptes à régler avec la famille Biondi, qui lui a mis pas mal de bâtons dans les roues à l’époque où il cherchait à conquérir le pouvoir, et même par la suite en finançant les campagnes électorales de certains opposants à sa majorité. Par contre, la discrétion dont nous avons convenu jusqu’ici nous handicape dans la procédure de recherches : pas d’avis public, ni d’appel à témoins assorti de récompense, etc…
-Je suis d’accord, dit sombrement le Président. Il faut arrêter ces cachotteries et dire la vérité aux Français. De toute façon, tôt au tard, ça se saura. Je l’annoncerai moi-même demain soir !
-Et pour le sosie, et l’opération en Argentine ?
-Là, quand même, faut pas exagérer ! Nous nous sommes mis d’accord avec les Brésiliens pour ne pas faire de vagues. Par contre, nous pourrions utiliser certaines images recueillies par le commando « Houba » dans le labo de Von Hansel pour démonter le mythe « Fantômarx ».
-Mais ce serait reconnaître notre participation à la destruction de la Colonia ! protesta Nagant.
-Rien ne nous oblige à dire que cette vidéo a été tournée là-bas ! Par ailleurs, je vous rappelle que nos ennemis savent parfaitement que nous avons envoyé des hommes sur place. Si la France et le Brésil n’ont pas encore été traînés devant l’ONU par l’Argentine, c’est que celle-ci n’a aucune envie de voir déballé en place publique ce qui s’est passé dans ce coin perdu. Tout le monde se tient par la barbichette, dans cette affaire.
-Et pour Fondar et Castelbougeac ? s’enquit Gabrielle Lorenzini.
-Mettez la DGSE [Direction Générale des Services Extérieurs, la « CIA française »,NDA] sur le coup…mais pas d’exécution sans mon autorisation expresse. En attendant, discréditez-les par tous les moyens en lançant toutes les rumeurs sur leur compte, y compris les plus « trash ». Il faut faire le « buzz » avant eux, leur brûler l’herbe sous le pied !
-Mais leurs familles vont hurler…
-On s’en fout ! Fondar n’en a plus, de famille ! Quant aux Castelbougeac, ça ne leur fera pas de mal de se coltiner un peu de fumier sur leurs tapis persans !
Charles Guéhaut, qui n’en pouvait plus, lâcha soudain :
-M. le Président, j’aimerais…nous aimerions savoir enfin quel est ce plan secret qui vous a valu…qui nous a valu tant de problèmes !
Lucas Zarkos eut un drôle de ricanement, à la limite du gloussement, ses épaules tressautant l’une après l’autre. Il se tourna vers son nouveau directeur de cabinet, qui esquissa un sourire timide. Cédric Dubois avait une dégaine de major de promo de grande école, un brushing ridicule et des lunettes carrées. Il paraissait flotter dans son costard, étranglé par sa cravate.
-Avec Cédric, nous avons travaillé là-dessus depuis un moment, depuis l’époque où il est entré dans mon cabinet… Nous nous sommes inspirés de quelques-unes de vos idées, Henri…
Nagant sursauta.
-Mes…mes idées ?
-Oui, enfin…celles que vous aviez avant de rejoindre mon équipe. Vous savez, le « gaullisme social », la « souveraineté nationale »…
Il y avait pas mal d’ironie dans ce propos, mais Nagant préféra ne pas relever.
-Eh bien, je…je suis ravi de voir que cela a pu faire son chemin, bredouilla-t-il.
-Mais de quoi s’agit-il donc ? insista Guéhaut, visiblement inquiet. Excusez-moi, M. le Président, mais je trouve étrange que nous n’ayons pas été consultés sur…
Lucas Zarkos frappa du plat de la main sur la table, interrompant son conseiller et faisant sursauter tout le monde.
-Madame, messieurs, faut-il vous rappeler qui, en France, est le Chef de l’Etat ? Je ne suis nullement tenu de consulter qui que ce soit pour faire mon travail. Je choisis moi-même mes collaborateurs en fonction des sujets traités, et je suis libre d’en changer. C’est bien clair ?
L’interrogation était lourde de menaces, et s’adressait de toute évidence à toutes les personnes présentes, qui baissèrent la tête comme des gamins pris en faute. Le Président reprit la parole d’une voix soudain plus douce, presque caressante :
-Entendons-nous bien, chers amis…je suis fier de travailler avec des gens comme vous. Vous avez accompli, dans ces moments pénibles, une tâche admirable. Et vous en serez tous récompensés. Mais je suis à même de reprendre ma tâche, et cette mort que j’ai frôlé de près a renforcé ma conviction qu’il fallait changer de politique. Ce changement, je l’annoncerai moi-même aux Français demain soir, dans mon discours de fin d’année. Je vous prie donc d’attendre jusque-là. Sur ce, cette réunion est terminée, et je ne vous retiens pas plus longtemps…
Labrousse retrouva avec plaisir la fraîcheur de l’air libre dans la cour d’honneur de l’Elysée. Les pavés et les limousines trempés de pluie luisaient sous l’éclat des lampadaires.
Il regarda en souriant les deux conseillers partir en bougonnant vers leurs Citroën noires de fonction.
« Heckle et Jeckle, les deux joyeux corbeaux, nous font une crise de jalousie ! songea-t-il.
Comme Gabrielle Lorenzini passait à sa hauteur avant de plonger dans une grosse Renault ronronnante, il l’interpella soudainement :
-Excusez-moi, Madame, mais quelque chose me chiffonne, et j’aimerais avoir votre avis.
-Oui ? fit Gabrielle avec un charmant sourire.
Le vieux Labrousse la trouva soudain très belle, débarrassée de la raideur affichée dans le salon-bunker de l’Elysée.
-Quelque chose m’échappe dans le plan de ceux qui ont voulu tuer le Président. Pourquoi avoir utilisé cette trétodo, tédroto…
-Cette tétrodotoxine, corrigea Gabrielle gentiment.
-Oui, enfin ce poison paralysant, plutôt que quelque chose de plus radical ?
La belle dame prit un air dubitatif.
-Je me suis posé la même question que vous, commissaire. C’est effectivement bizarre, et je ne me l’explique pas autrement que par une forme de sadisme. A moins que…
-A moins que ?
-A moins que ceux qui ont fait ça n’avaient pas vraiment l’intention de tuer.
-Mais pourquoi donc ?
Gabrielle était arrivée à sa voiture, et le chauffeur lui ouvrit la portière à laquelle elle s’appuya :
-Je pense que nous aurons l’occasion de nous revoir pour en parler, commissaire. Pour l’heure, je suis épuisée et vous aussi certainement.
Le commissaire prit cela pour une fin de non recevoir, et préféra briser là par une banalité quelconque :
-Vous avez raison…toutes ces aventures ne sont plus de mon âge, comme dirait l’autre. Un bon grog et au lit !
Gabrielle éclata de rire :
-Vous ne faites pas votre âge, commissaire ! Que diriez-vous d’aller boire autre chose qu’un grog ?
Labrousse en resta presque sonné.
-C’est que…j’ai ma voiture là-bas…
-Dites à votre chauffeur de nous suivre, répliqua vivement Gabrielle. Vous ne croyez pas que nous avons mérité un peu de détente, vous et moi ? Défense de parler boulot. Enfin, de ce boulot là…Mais j’aimerais beaucoup que vous me racontiez certaines vieilles affaires que vous avez résolues autrefois !
Labrousse se dandinait d’un pied sur l’autre, gêné comme un étudiant en train de se faire draguer et n’osant croire à sa bonne fortune.
-Eh bien, fit-il, je crois que…que personne ne m’attend ce soir.
-Moi non plus, répondit joyeusement Gabrielle. Alors qu’attendez-vous ?

A Suivre…