mardi 19 juillet 2011

2e partie, chapitre 4: Luxure et Déconfiture.

Le soir tombait sur Manhattan, un beau soir de fin d’hiver, avec un ciel violet qui se reflétait sur les façades de verre des plus hauts buildings. Ce spectacle échappait à la plupart des New-Yorkais qui se hâtaient d’un pas pressé vers la plus proche station de métro, quelques-uns hélant ici ou là un taxi jaune dans la cohue bruyante des véhicules encombrant la 44e rue.
Une interminable limousine noire vint se ranger devant l’entrée du Profitel Palace, où un larbin en livrée mauve faisait le pied de grue. Deux armoires à glace en costume sombre jaillirent de la voiture, pour se positionner de part et d’autre de la porte arrière droite, côté trottoir. L’un d’eux devança le portier pour faire sortir un homme en gabardine beige.
L’homme était courtaud de silhouette, avec une grosse tête profondément enfoncée entre des épaules voûtées. Une chevelure d’un gris-blanc incertain, le teint bistre et la mine peu engageante, l’œil gauche paraissant dire merde à l’œil droit.
« Monsieur Chopin-Lévy…souffla le portier en s’inclinant respectueusement.
-B’soir, Jonas, grommela le bonhomme en s’engouffrant sous l’auvent de l’entrée, talonné de près par ses gorilles, sans jeter un œil au larbin.
Le chasseur qui s’était précipité pour prendre les bagages en fut pour son pourboire, car l’un des deux gros bras s’en était déjà chargé.
Daniel Chopin-Lévy et son escorte franchirent la porte tournante et pénétrèrent dans un monde qui contrastait merveilleusement avec le tumulte extérieur. Là, comme disait l’autre, tout n’était qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Une décoration subtile, tout en teintes ocres, beiges et bois précieux, avec un éclairage tamisé dessinant des parapluies dorés sur les murs. Musique et chaleur douces, parfums reposants. Derrière son comptoir interminable et parfaitement astiqué, la réceptionniste eut un sourire forcé mais bien imité, ce sourire tout en dents blanches des jolies américaines. Celle-là était un peu grassouillette selon des critères européens, mais extraordinaire mince par rapport à la moyenne locale.
« Monsieur Chopin-Lévy ! C’est un plaisir de…
-Ouais, ouais, pour moi aussi…je peux avoir ma clé de chambre ?
La réceptionniste («Je m’appelle Monica », disait son badge) garda son sourire figé et tendit au client sa carte perforée. Chambre 2012. Suite présidentielle. L’un des gorilles récupéra la clé d’une autre chambre, plus modeste celle-là, qui lui était destinée, à lui et à son collègue.
L’ascenseur-fusée propulsa Chopin-Lévy au vingtième étage, s’ouvrant sur un couloir carrelé de faux marbre blanc et tapissé de mauve, à l’éclairage d’une douceur exquise. Il n’y avait pas à ce niveau de ces horripilantes musiques d’ambiance qui insupportaient l’illustre client du Profitel. Devant la porte de la suite, il récupéra sa mallette et donna congé aux gardes du corps.
« Vous pouvez disposer, les gars…bonne soirée. Réveil demain sept heures, faudra pas rater l’avion… »

*
Pour Monica, l’heure de la fin de service approchait. Son collègue José profita d’un moment de calme pour venir tailler une bavette.
« Il t’a pas trop reluquée, le Big boss ? Je veux dire, avec l’œil qui fonctionne encore.
-Non, pour une fois. Et j’aime autant. Il n’a pas l’air jouasse, ce soir…
-Putain, si j’avais son blé, je ferais pas la tronche comme ça !
-Plus ils ont du fric, plus ils sont désagréables. Ils doivent le faire exprès, pour qu’on ne les envie pas…
-Ouais, eh ben pour moi c’est raté ! S’il en a trop, qu’il vienne me voir ! Au fait, il a demandé à garnir la chambre ?
José gloussa bêtement de son allusion salace. Monica se contenta de froncer les sourcils.
-C’est la direction qui règle ce genre d’extras. Je sais seulement qu’une nouvelle femme de chambre est affectée à son étage pour la soirée.
-Ah, oui, je vois qui c’est…la brunette, là…elle est mignonne, mais n’a pas l’air commode. Sonia, ou Eugenia, un nom comme ça…Janice l’a mise au parfum ?
-Evidemment. Il paraît qu’elle a d’excellentes références.
-Du genre à bien nettoyer partout, hein ? »
José éclata de rire.
*
Daniel Chopin-Lévy, secrétaire général du Fonds Monétaire International, se servit une mignonette de Whisky-soda tirée du minibar. La baie vitrée de la suite offrait une vue splendide. Il goûta quelques instants le luxe tranquille des lieux, le plaisir de voir grouiller en silence, à ses pieds, la monstrueuse métropole, bien à l’abri du vent froid, des bruits déplaisants et des odeurs désagréables.
Demain, il allait prendre l’avion et rentrer en France. La seule évocation de ce qui était en principe son pays lui arracha une moue dégoûtée. Daniel Chopin-Lévy n’était français que par accident. Né en Tunisie de père polonais et de mère sépharade, il avait passé toute sa vie à bourlinguer à travers le monde, multipliant les casquettes et tissant toujours plus finement la toile immense de ses relations dans tous les milieux qui comptent. Il n’y avait chez lui aucune forme authentique de patriotisme, qui rimait dans son esprit avec nationalisme, fascisme, et nazisme. Daniel Chopin-Lévy était un chaud partisan d’un monde sans frontières, un monde où des ambitieux comme lui pourraient donner toute leur mesure. Si tous les grillages du monde n’ont jamais réussi à empêcher les renards de manger des poules, le fait de les retirer leur facilitait incontestablement la tâche.
Il devait cependant à la France de lui avoir servi de tremplin : Sciences-Po, l’ENA, les premières fonctions dans la haute administration et le pantouflage dans maintes instances de « consulting ». Il y avait rencontré sa célèbre et richissime deuxième épouse, journaliste vedette et héritière d’un célèbre publiciste parisien.
Jeanne Goldberg, née Saint-Cyr (un nom bidon, le vrai étant Sarfaty), lui avait apporté beaucoup depuis qu’il l’avait arrachée à son premier mari : tout le microcosme médiatico-mondain lui mangeait dans la main, ses comptes en banque débordaient de partout, et elle avait l’immense vertu de fermer les yeux sur toutes les frasques de celui que les médias français n’appelaient plus que DCL.
Daniel et Jeanne formaient en apparence un couple très uni, ayant épousé les mêmes causes politiques, chouchous des caciques du Parti Social-Démocrate, tendance libérale-libertaire, et de leur principal organe de presse, L’œil Neuf. Ils avaient activement œuvré à la défaite de Marylène Impérial, la candidate choisie par les militants de leur parti en vue des précédentes élections présidentielles. Marylène Impérial, fille de militaire, avait eu le tort de vouloir faire retrouver au PSD ses racines républicaines, patriotiques et populaires.
« Elle se prend pour Jeanne d’Arc ! Elle est complètement tarée ! » En quelques mots, DCL et son état-major de la Fondation Nouveau Globe avaient catalogué et condamné celle que Lucas Zarkos n’eut aucun mal à écraser, tant elle fut mal conseillée et mal entourée pendant la campagne. DCL rigolait encore à l’évocation des clips électoraux nullissimes concoctés par l’agence dont sa femme était l’actionnaire majoritaire. Une Marylène Impérial tout de blanc vêtue y débitait d’une voix insupportable des discours niaiseux sur fond de ciel bleu moucheté de nuages. Télé-Vatican et Bonne Nuit les Petits.
La même agence de pub, via des sociétés écrans, avait par contre habilement mis en scène la campagne de Lucas Zarkos. Images bien choisies, montage nerveux, cadrages avantageux.
Au soir du grand duel télévisé de l’entre-deux tours, le candidat de la droite n’avait fait qu’une bouchée de sa rivale, aussi plaisante qu’une directrice de pensionnat mal baisée.
Lucas Zarkos n’avait pas oublié, après sa victoire, ceux qui lui avaient ainsi goudronné la piste vers l’Elysée. Il offrit quelques postes et fromages à de nombreux pseudo-socialistes méritants: Norbert Nerkouch aux Affaires étrangères, Ludovic Buisson à l’Industrie, Jacques Lelong à la réforme constitutionnelle, Marcel Carreau à la Lutte contre le Réchauffement climatique…Des planques magnifiques, où l’on pouvait parader tout en étant payé grassement à ne rien faire.
DCL eut droit au plus beau cadeau : un soutien actif pour sa nomination à la tête du FMI. Là, c’était du sérieux ! Mais il n’était pas dupe. Zarkos ne lui avait proposé le job que pour mieux l’éloigner de toute tentation élyséenne. Et à vrai dire, c’était plutôt bien vu. Lorsque l’on côtoie à égalité les plus grands de ce monde, lorsque vous dirigez une institution dont dépend la survie même de nombreux états, a-t-on besoin de perdre son temps, son argent et sa santé à conquérir la présidence d’un pays en pleine décadence ?
Mais les choses étaient en train de prendre une autre tournure depuis la fin décembre. Une tournure que Daniel Chopin-Lévy n’appréciait pas du tout. Et c’était entre autres pour cela qu’il avait quitté Washington pour New York. Officiellement, il ne devait y faire qu’une courte escale, le temps de voir sa fille qui travaillait au Musée Guggenheim, avant de s’envoler le lendemain de La Guardia pour Paris.
DCL avait effectivement déjeuné avec sa fille dans un restaurant chic et discret. Elle n’avait pas tardé à remarquer qu’il n’était pas dans son assiette.
« Tu ne commandes qu’une entrecôte et pas d’entrée ? Il y a quelque chose qui te tracasse, papa…
-Mmh…Oh…bof…quelques soucis, oui…
-Tes copains socialistes t’ont encore tanné pour la prochaine présidentielle ?
-Ouais…ça et d’autres choses. Mais je n’ai pas envie d’en causer. Alors, ta méga-expo avec l’Allemand qui plastifie les cadavres, c’est quand ?
-Plastiner, pas plastifier ! »
Il avait ainsi botté en touche, et tenu jusqu’à 15 heures, le temps de sauter dans sa limousine et de filer jusqu’à l’Hôtel Warlton, tout près des Nations Unies. Flanqué de ses gorilles, il avait franchi les portes bien gardées d’un salon de réception aux lumières douces, totalement désert. Profonds fauteuils de cuir, table basses vitrées conçues par un designer de renom, tapis afghans et rideaux bordeaux tirés sur des fausses fenêtres. Musique planante façon Bouddha Bar pour détendre l’atmosphère et brouiller les écoutes éventuelles. Les gardes de du corps de DLC avaient arpenté les lieux en tous sens, munis de détecteurs de micros sophistiqués. RAS. Les lieux étaient « clean ».
Après quoi leur patron avait pu prendre place dans l’un des fauteuils et poser son attaché-case sur une table. A 15 heures 30, ses « invités » avaient fait leur entrée. Ils tiraient une tronche de dix pieds de long qui ne se raccourcit pas lorsque les gorilles de DCL les passèrent au détecteur de micros. De respectables quinquagénaires en élégants complets traités comme des malfrats à l’entrée d’un tribunal !
Nicolas de Latour, PDG de l’agence de notation financière Standard and Riches, vint s’asseoir le premier en face de Daniel Chopin-Lévy. Ses collègues en firent autant, avec le même petit geste nerveux de remontage de pantalons. Norman Walters, de l’agence Pitch, et Oskar Bohlwinkel, de Goody’s. Les trois plus grands donneurs de leçons de la sphère financière, héros et gourous du trading mondial venaient devant le patron du FMI tels les monarques défaillants d’autrefois en audience pontificale. Les big three avaient perdu de leur superbe.
En habitué qu’il était des puissants de ce monde, qu’il côtoyait de Washington à Hong Kong en passant par Davos, DCL ouvrit le feu sans ménagement dès que le larbin de service eut tourné le dos après avoir apporté boissons et cigares. Un luxe insensé dans un pays qui avait officiellement déclaré la guerre aux fumeurs.
« Messieurs, je n’irai pas par quatre chemins…qu’est-ce que vous foutez ? Zarkos déconne à pleins tubes, fout le bordel sur les marchés, et vous ne réagissez pas ! La France garde son AAA. Et vous remontez la note de la Grèce, ce qui ridiculise le plan de rigueur que j’avais préparé pour ce pays ! Et vous lancez cette histoire de « notation socio-économique » visant à valoriser les projets de développement humain à long terme !
Bohlwinkel plongea des yeux dans son café irlandais ; Walters en fit autant avec son thé du Népal. Seul de Latour osait encore soutenir le regard furibond du patron du FMI. Celui-ci continua sa diatribe :
« J’ai passé une heure à Washington en visioconférence sécurisée avec les représentants de Merrill Lynch, Barclays, Citibank, JP Morgan, Société Générale, UBS…les piliers de l’ISDA.
[NDA : Association internationale des banques spéculant sur les dettes publiques]. Ils sont furieux contre vous ! Pour un peu, ils accepteraient presque ce qu’ils ont toujours rejeté jusqu’ici : l’instauration d’une instance publique de régulation des flux financiers mondiaux !
-Et pourquoi pas ? répliqua Latour d’une voix d’outre-tombe.
DCL en lâcha son cigare, qu’il rattrapa juste à temps avant qu’il n’ait chuté sur le précieux tapis. Des cendres s’éparpillèrent sur la vitre fumée de la table basse.
-Vous…vous pouvez me répéter ça ?
Les visages de Bohlwinkel et de Walters s’étaient empourprés. On y lisait la honte, et non la colère. DCL comprit que le Français parlait en leur nom. Sans doute ces gars-là pensaient-ils que le courant passerait mieux entre deux types de même origine, même si tout le monde causait en anglais. Comme si DCL avait quelque chose à foutre de la France !
-Mes collègues et moi-même ne verrions aucun inconvénient à la mise en place d’une telle institution. Et nous comptons sur vous pour la lancer. Le système actuel a prouvé toute sa nocivité lors de la dernière crise, et pourrait engendrer de nouvelles bulles néfastes. Comme je l’ai déclaré hier au Financial Times…
DCL l’interrompit d’un geste impatient :
-J’ai lu votre article, laissez tomber ! Toujours les mêmes conneries régulatrices, keynésiennes, limite marxistes ! C’est du délire ! Vous voulez vous suicider ou quoi ?
-Nous…nous avons largement les moyens de prendre notre retraite, avança Walters d’une voix étranglée.
-Et sans retraite chapeau, ajouta Bohlwinkel qui tremblait devant l’énormité de ce qu’il allait proférer. Ce genre de choses ont fait leur temps. Le capital doit rendre au travail ce qu’il lui a volé. Lucas Zarkos n’a pas tort…
Daniel Chopin-Lévy crut qu’il allait exploser.
-Mais c’est pas possible ! J’ai l’impression d’entendre Chétrit, que j’ai appelé l’autre jour à Francfort. Il m’a dit qu’il fallait revoir complètement la politique monétaire de la zone euro, et raconté les mêmes salades que vous. Manqueraient plus que les Chinois et les investisseurs du Golfe se joignent au concert !
De Latour eut un sourire grimaçant.
« Je ne comprends pas votre surprise, et encore moins votre hostilité. Vous étiez socialiste, il me semble. Et vous prétendez encore l’être…Tout ceci va dans le sens de vos idées. Ou du moins de vos anciennes convictions. Vous devriez vous réjouir de…
-Ne vous foutez pas de ma gueule ! Vous savez très bien qu’il n’y qu’une seule politique possible. Le marché mondial, la liberté d’investir, sont des horizons indépassables ! Tous les dirigeants sérieux et respectables l’ont compris. Les sociaux-démocrates français s’y sont résignés depuis 1983. Lucas Zarkos avait engagé depuis son élection une politique courageuse, qui allait enfin dans le bon sens. Il était évident que si mes amis revenaient au pouvoir, ils ne changeraient rien de significatif à ce qui avait été lancé…
-Vous voulez dire, la baisse des dépenses publiques, les avantages fiscaux accordés aux grosses fortunes ?
-Pour ces dernières, on aurait bricolé un arrangement cosmétique, mais sur le fond, nous aurions suivi les recommandations des experts.
-Dont vous êtes, d’ailleurs, lâcha Walters avec ironie. Un expert rétribué en sous-main par l’ISDA. Quand je pense que vous donniez le change devant les médias français en critiquant notre « dictature » !
Daniel Chopin-Lévy avait senti le vent tourner. Ses interlocuteurs, jusqu’ici dans leurs petits souliers, étaient en train de reprendre du poil de la bête. Le procureur qu’il était se retrouvait peu à peu sur le banc des accusés. Mais ce n’était pas la force de convictions nouvelles qui animait les patrons des big three, il le sentait bien. C’était la peur. Il choisit de contre-attaquer sur ce terrain :
-Mais bon sang, qu’est-ce qui vous arrive, les gars ? De quoi avez-vous la trouille ? Ne me dites pas que vous tremblez devant les manifestants grecs, espagnols ou arabes ! Vous avez vu Fantômarx ou quoi ?
Il n’aurait pas mieux réussi son petit effet en balançant une grenade au milieu du salon.
Les trois PDG passèrent du rouge au blanc crème. De Latour posa sa tasse de café à moitié pleine, et se leva en faisant mine d’épousseter sa veste Kenzo. Il se tourna vers ses collègues, ignorant ostensiblement le patron du FMI.
-Messieurs, je crois que nous perdons notre temps. Il faut espérer pour M. Chopin-Lévy que certaines réalités ne le rattraperont pas de manière trop cruelle.
Une minute plus tard, DCL se retrouvait seul, son cigare tout juste entamé. Son œil valide perdu dans le vague, il cherchait à comprendre. Ils devenaient tous fous. Le directeur de la BCE, les PDG des big three…Il venait d’apprendre ce matin en lisant un résumé des dépêches sur le Net qu’un groupe de milliardaires américains et asiatiques venaient de lancer un appel à « plus d’autorité publique », et pour l’augmentation des impôts. Les choses ne tournaient décidément pas rond du tout.
*

Il faisait maintenant nuit au dehors, autant qu’il pouvait faire nuit dans cette Mégacité dégoulinante de lumière électrique. Au fond du canyon étincelant de la 44e rue clignotaient les panneaux géants de Time Square. Daniel Chopin-Lévy avait terminé son verre, et appela le room-service pour commander son dîner : risotto aux truffes, homard à l’armoricaine, profiteroles aux myrtilles, et une bouteille de Château Moncrachet 2001 pour arroser le tout. Le stress ne lui avait pas longtemps coupé l’appétit. Aucune sorte d’appétit, d’ailleurs…
« Je veux que ce soit la petite qui me l’apporte…la nouvelle. C’est compris ?
-Certainement, Monsieur, répondit une voix féminine et enjouée. Pour quelle heure ?
-Pas avant trois quarts d’heure. J’ai un bain à prendre. Elle connaît son rôle, au moins ? Je ne veux pas avoir les mêmes problèmes que la dernière fois !
-Ne vous inquiétez pas, Monsieur. C’est une professionnelle en toute chose, qui nous a été chaudement recommandée par qui vous savez…je vous souhaite une excellente soirée, Monsieur. »
Daniel Chopin-Lévy se rendit dans l’immense salle de bain de la suite. Une baignoire-jacuzzi qui aurait pu contenir à l’aise six personnes commença à se remplir d’une eau bleutée, mousseuse et fumante. DCL se dévêtit rapidement avant de s’immerger dans ce liquide réparateur, enrichi aux huiles essentielles apaisantes. Une télécommande étanche lui permettait de jongler avec les chaînes du grand écran LCD accroché à la cloison du fond de la pièce, lui-même connecté à l’internet très haut débit.
Sur CNN, une Nième manifestation à Athènes : la place Syntagma grouillait de monde, une foule brandissant des pancartes hostiles au plan de rigueur préparé par le FMI et l’Union européenne. L’une d’elles affichait en lettres rouges, et en Français :
ZARKOS, AVEC NOUS !!!
Chopin-Lévy grommela quelques jurons, et zappa sur une BBC News International, qui diffusait les mêmes images et enchaînait sur les dernières déclarations de Claude Chétrit, le directeur de la BCE :
« Il faut comprendre la colère du peuple grec, qui n’a pas envie de payer les pots cassés d’une crise causée par quelques profiteurs. Je suis évidemment partisan de suspendre immédiatement ce plan de redressement budgétaire, et invite instamment les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union à se réunir autour de Lucas Zarkos afin de définir ensemble une autre politique économique pour la zone Euro. J’ai d’ailleurs quelques nouvelles suggestions à… »
Enfoiré ! DCL pressa nerveusement sur le bouton de sa télécommande.
Il tomba par hasard sur un reportage d’une chaîne belge francophone. Simon Dassel, le magnat français de l’aéronautique, arrêté et détenu au camp militaire de Captieux pour haute trahison, venait de passer aux aveux. Devant toutes les caméras dépêchées sur place, il avait reconnu sa participation active au complot visant à abattre le président Zarkos et sa nouvelle équipe, et confirmait mot pour mot les déclarations de l’ex-premier Ministre Frédéric Follin.
Chopin-Lévy fut frappé par le regard étrange de Simon Dassel, un homme qu’il connaissait fort bien. Un fort en gueule, souvent vulgaire en privé, volontiers provocateur. Un ennemi de l’Etat social, qui ne concevait l’intervention publique que pour l’achat de ces coûteux avions de combat. Toute cette gouaille, cette méchanceté hargneuse avaient disparu de son visage gras et chafouin. Il se répandait à présent en excuses, chargeait à mort Romain Pinsk toujours en fuite, accusé d’être l’une des chevilles ouvrières du complot mondial visant à préserver l’ordre « financier et rapace qui mettait la planète en coupe réglée ».
Il n’était pas possible d’avoir changé à ce point là. On devait lui avoir lavé le cerveau !
Le smartphone de DCL, aussi étanche que la télécommande, se mit à émettre sa musiquette :
Im nin’ alu, d’Ofra Aza. L’origine de l’appel –une communication cryptée sur un réseau sécurisé- s’étant affichée, DCL n’hésita pas une seconde à presser la touche verte. Celui qui cherchait à le joindre n’était pas de ceux que l’on faisait poireauter. Une voix chaude et amicale, qui enrobait une volonté de fer :
« Daniel ? Comment s’est passée l’entrevue ?
-Très mal. Encore pire que tout ce que l’on pouvait penser. Ces crétins sont même prêts à accepter une agence publique de notation qui les supplanterait.
-Le délire continue… tu as vu Dassel à la télé ?
-Je suis devant. C’est un autre homme. Latour, Bohlwinkel et Walters m’ont fait la même impression tout à l’heure. Je crois qu’ils ont peur, comme Chétrit…
-Peur ? Peur de quoi ? Des manifestants grecs ? De ces crétins d’Espagnols qui organisent des pique-niques géants ? C’est ridicule.
-Je suis de ton avis. Mais il y a quelque chose d’énorme là-derrière. Il faut faire une enquête approfondie sur eux.
-D’accord. Je mets notre réseau sur le coup. Tu pars en France demain ?
-Ouais…je commence par là ma tournée européenne. Ce sera l’occasion de voir Chétrit et de lui faire la leçon. Je dois passer par Paris et essayer de raisonner Zarkos, et discuter avec mes chers camarades de la stratégie à adopter pour les législatives anticipées. Beaucoup sont complètement désemparés par le discours gauchiste de l’Elysée. Ils ne veulent pas faire une campagne de droite, qu’ils disent ! Quelle bande de cons !
-Bon courage, et tiens moi au courant par le même canal…Et fais attention à toi, tu vois ce que je veux dire ? »
Il avait raccroché. L’eau du bain lui parut soudain vilainement fraîche. La mousse s’affaissait dans un léger crépitement, métaphore de la grande dégonflade de la bulle financière. DCL repensa aux dernières paroles de Nicolas de Latour, dans le salon du Warlton :
« Il faut espérer pour M. Chopin-Lévy que certaines réalités ne le rattraperont pas de manière trop cruelle. »
Il ne fallait pas avoir trop d’imagination pour y voir un sinistre avertissement.

*

Daniel Chopin-Lévy se sécha devant le grand miroir, s’efforçant de ne pas trop regarder le reflet de son corps jaunâtre tacheté de brun, tapissé d’un frisottis de poils gris. Un marsupilami trop gras et lourdaud, dont la queue ne faisait pas sept mètres de long, mais s’animait fortement sous le frottement de la serviette éponge. Le petit démon se rappelait à son bon souvenir. DCL s’enveloppa d’un peignoir moelleux, couleur crème et griffé du double P du Profitel Palace, avant d’enfiler ses babouches marocaines. Il était l’heure d’oublier ses soucis et de passer aux plaisirs terrestres.
Il se prélassait sur le grand canapé du salon, lisant les journaux du soir sur son I-pad, quand la femme de chambre fit son entrée. Elle poussait devant elle un petit chariot de métal argenté, avec des plats couverts d’une cloche de même métal et seau à glaçons contenant la bouteille à 300 dollars qu’il avait commandée.
La fille était aussi jolie que sur le catalogue. Une brune d’une trentaine d’années, au teint mat et aux traits volontaires, de type très latin, voire levantin.
My name is IFIGENIA, indiquait son badge. C’était original, et sûrement totalement bidon, mais DCL s’en fichait éperdument. Les filles que lui envoyait Madame Dominique, numéro Un(e) de la prostitution de luxe de la place new-yorkaise, pouvaient être recrutées un peu partout et travaillaient toujours sous pseudonyme. Daniel Chopin-Lévy apprécia d’emblée la silhouette de la jeune femme, mise en valeur dans la tenue de soubrette et sur les hauts talons qu’il avait réclamés pour cette prestation à 6000 dollars hors taxe.
Une poitrine que l’on devinait volumineuse et ferme, une taille bien marquée, un postérieur rebondi, des jambes musclées mais bien galbées gainées de bas noirs, largement découvertes par la grâce d’une petite jupe s’arrêtant à mi-cuisses. La queue du marsupilami se mit à frétiller.
« Bonsoir, Monsieur. Désirez-vous vous mettre à table ? Un verre de vin, peut-être ?
Le sourire était charmant, la voix suave, et DCL se dit que cette journée de dingue allait sans doute finir mieux qu’elle n’avait commencé. Lorsqu’Ifigenia se pencha pour lui servir son verre, le patron du FMI eut tout le loisir de plonger son regard dans un décolleté vertigineux, avant de remonter vers les yeux noisette et pétillants de la jeune femme. Son parfum était aussi enivrant que le reste.
« Hum, toussota DCL, je trouve que cette table est un peu poussiéreuse…Pourriez-vous la nettoyer avant de poser les plats ? »
La table basse en métal et verre opaque était impeccable, comme tout le mobilier de la suite. Mais cela faisait partie du petit jeu favori du client de Madame Dominique. Rien ne l’excitait autant que de voir un joli cul se tortiller pendant que sa propriétaire faisait la poussière ou maniait la serpillère.
-Mais avec plaisir, Monsieur…
Ifigenia s’exécuta avec ardeur, comme si passer le chiffon était le plus grand bonheur de son existence. Elle commença par la partie de la table opposée à son client, qui put ainsi mater le ballottement de sa poitrine, avant de d’en faire lentement le tour et de secouer juste sous ses yeux le côté pile de son anatomie. DCL bandait dur, et ne put se contenir davantage.
Il tendit ses mains jaunes et avides pour agripper ce postérieur d’une dureté à ravir.
Ifigenia tressaillit et se redressa légèrement :
-Ooh, Monsieur, mais qu’est-ce que vous faites ?
Elle jouait assez bien son rôle de soubrette sur le point de se faire trousser. Une protestation de pure forme, qui valait toutes les invitations à poursuivre l’assaut.
« Viens là, petite garce ! grommela Chopin-Lévy en l’attirant brutalement sur ses genoux.
Il empoigna les beaux nichons tout en lui mordillant le cou. Elle gigotait contre lui, poussant des « oh ! » et des « ah ! » qui excitaient encore plus le patron du FMI.
Tout explosa soudain. Ifigenia dégagea son bras doit en un éclair, et envoya un bon coup de coude dans la tempe de DCL. Complètement sonné, celui-ci bascula sur le côté, tandis que la jeune femme bondissait vers le chariot et soulevait l’une des cloches d’argent.
La vue brouillée par le choc, des étincelles douloureuses plein la caboche, Chopin-Lévy crut deviner une sorte de petit pistolet dans la main de la fille. Il chercha le biper d’alarme qui devait se trouver dans la poche de son peignoir. En quelques secondes, ses gorilles seraient là…Il y eut un léger sifflement, un petit flash lumineux, et DCL perdit connaissance.

*
Quand il reprit ses esprits, sa tête bourdonnait encore du choc infligé. Il était affalé sur le même canapé, et un bref coup d’œil à l’horloge électronique de la télé murale lui indiqua que quelques minutes seulement s’étaient écoulées depuis qu’il était tombé dans les pommes.
Ifigenia se tenait devant lui, près de la table basse sur laquelle un petit ordinateur portable avait été installé, écran allumé sur un fond évoquant l’Acropole d’Athènes.
Il n’y avait plus rien chez la jeune femme, hormis sa tenue, qui évoquait la soubrette érotique et soumise. DCL ne lisait plus dans ses yeux qu’une noirceur menaçante. De la haine, infiniment plus authentique que le faux plaisir qu’elle avait manifesté peu avant. Le pistolet avait disparu, mais il crut en deviner la forme dans la poche avant du tablier blanc de femme de chambre. Tout en maudissant son manque de vigilance et sa libido pathologique, il tenta à nouveau d’atteindre le biper dans la poche de son peignoir. Mais ce fut avec horreur qu’il se découvrit complètement paralysé. Ses mains, ses bras, ses jambes restaient désespérément inertes et insensibles. Il pouvait toutefois ouvrir la bouche, mais paraissait affligé d’une extinction de voix. Il articula avec peine :
« Mais…que…qu’est-ce que ça veut dire…Qui…qui êtes-vous ?
-Le Pape ! Tu n’as pas lu mon badge, espèce de gros porc ?
Tous les signaux d’alarme clignotaient dans le cerveau embrouillé de Daniel Chopin-Lévy. Il se remémora l’avertissement de de Latour. Les réalités n’avaient pas tardé à le rattraper cruellement. Et ce n’était peut-être qu’un début. DCL sentait la panique le gagner :
-Vous…vous allez me tuer, c’est ça ? Votre pistolet…
-Cet engin n’a pas été réglé pour tuer, mais il aurait pu. Et pourrait encore. Tu n’as reçu que la dose minimum. Tes molosses, à côté, sont carrément KO pour deux heures. Je suis passée leur servir le dîner juste avant toi. Et je peux te dire qu’ils se contrôlent nettement mieux question sexe…espèce de salopard ! Tout ça pour dire que le bidule que tu as dans la poche ne te servirait à rien. Quant à la sécurité de l’hôtel, elle ne peut être avertie que par le bouton d’alarme de ta table de chevet, à six mètres d’ici. Cette suite est remarquablement insonorisée, tu sais…ne compte pas sur les clients d’en-dessous pour entendre tes couinements de goret !
Mais assez bavardé, mon employeur veut te causer… »
Ifigenia pressa sur une touche de l’ordinateur, et l’Acropole disparut pour laisser place à un visage que toute la planète avait appris à connaître.
Un homme au masque rouge, avec une petite étoile d’or brillant sur son front, vêtu d’une veste à col Mao couleur anthracite, sur un fond gris uniforme. Une musique d’orgue particulièrement sépulcrale résonna par les mini hauts parleurs.
« C’est…c’est pas possible ! lâcha DCL dans un souffle. Ce n’est pas…
-Si, c’est bien moi, Fantômarx, répliqua le visage impassible d’une voix légèrement métallique. Nous sommes en liaison par Webcam.
-Mais vous n’existez pas ! Vous n’êtes qu’un…qu’un robot, fabriqué en Argentine pour le compte d’une multinationale dont la France vient de saisir les biens ! Et tout cela…tout cela a été désintégré par une énorme bombe…
-Quoi de mieux pour brouiller les pistes que de faire croire à sa non-existence ? Mais je vais d’abord te montrer quelque chose…
Le masque rouge disparut pour laisser place à des images filmées depuis la fameuse galerie en spirale du Musée Guggenheim. Le musée était ouvert en nocturne, et quelques visiteurs déambulaient dans ce décor futuriste, passant d’une œuvre à l’autre sous un éclairage verdâtre qui renforçait la laideur de certaines productions contemporaines.
La caméra fit un zoom sur deux personnages en grande discussion dans la partie opposée de la spirale blanche.
-Reconnais-tu ces deux là ? demanda la voix « off » de Fantômarx.
Il y avait un grand type dégingandé, en catogan, bouc et chemise blanche, qui parlait à une jeune femme aux cheveux châtain foncé en tailleur clair.
-Anne ! C’est…ma fille !
-Oui. Et l’autre type n’est autre que Hans Totenburger, mondialement connu pour son art de la plastination des cadavres. Des écorchés d’êtres humains, d’animaux…Une immonde illustration de ce qu’est devenu l’art contemporain, une surenchère grotesque de provocation,encouragée par une spéculation écoeurante. Une parfaite illustration du rabaissement de la dignité humaine et de la vie, au service de l’argent-roi et d’un consumérisme malsain.
« Cet homme est un escroc répugnant, et mérite une bonne leçon… »

On vit soudain le « plastinateur » chanceler, porter les mains à sa tête, sous les yeux affolés d’Anne Chopin-Lévy. Il s’écroula ensuite, échappant au regard de la caméra, en tombant derrière la balustrade de béton blanc. Anne disparut à son tour un instant, sans doute penchée qu’elle était sur l’artiste en détresse, avant de se redresser et d’appeler au secours.
Derrière elle, le tableau d’un clown grimaçant et féroce donnait une intensité tragi-comique à la scène.
« Qu’est-ce que…vous lui avez fait ? balbutia DCL.
-La même chose qu’à toi, mais tiré de plus loin. Et une dose infiniment plus forte. Le médecin-légiste diagnostiquera une hémorragie cérébrale.
-Mon Dieu…c’est…horrible !
Sur l’écran, on voyait d’autres personnes entourer Anne. Une autre femme avec laquelle elle parlait avec agitation, et deux trois vigiles qui tenaient à distance les badauds attirés par cette agitation inhabituelle. La caméra s’attarda sur l’un d’eux, un gros émir barbichu en visite particulière, en compagnie de sa femme voilée jusqu’aux yeux.
-Celui-ci est une crapule d’un autre genre. Abdallah Ibn Karoubi. Un milliardaire des Emirats, qui finance en sous-main des groupuscules islamistes, magouille avec la CIA, brasse de l’argent douteux, esclavagise ses domestiques…Il espère que la crise européenne lui permettra de racheter des entreprises et des grandes marques à prix cassés. Il aime les putes de luxe, et se bourre la gueule régulièrement. Il ne semble pas vraiment craindre la colère d’Allah ! [rire sarcastique] Et c’est un tort… »
L’émir eut une sorte de hoquet, et se griffa la poitrine tandis que son visage se déformait sous l’effet d’une violente douleur. Il n’y avait pas de son, mais le hurlement que poussa sa femme était parfaitement visible. Ibn Karoubi s’écroula à son tour, ajoutant à la panique des personnes présentes.
-Et de deux, commenta froidement Fantômarx. Pour cette ordure, on expliquera le décès par une crise cardiaque. Les excès passés, le stress de l’évènement. C’est parfaitement crédible.
"Dans l’affolement général, personne n’a évidemment remarqué d’où venaient les tirs de mon « rayon de la mort ». Ce qui laisse quelques instants à mon agent pour choisir une troisième et dernière cible…mais laquelle ?
La caméra fit un zoom sur Anne Chopin-Lévy, qui parlait dans son portable en faisant de grands gestes, totalement bouleversée. DCL sentit son cœur s’arrêter. Il ne devinait que trop bien ce qui allait suivre.
-Non…non, je vous en prie !
-Il faut se mettre à sa place, la pauvre, poursuivit la voix faussement apitoyée de Fantômarx.Sa grande expo est fichue par terre, et l’un des plus généreux donateurs de son musée vient de clamser. Son avenir au Guggenheim est gravement compromis. De quoi en faire, voyons…Que nous permet encore mon rayon invisible ? Tiens, pourquoi pas une rupture d’anévrisme ? Ça peut arriver à n’importe qui, n’importe quand, et ça ne pardonne pas…
-Nooon ! gronda DCL. Arrêtez le massacre ! Je ferai tout ce que vous voulez !
Il était anéanti, vaincu. Il ne s’était jamais senti aussi minable depuis le jour où une bande de petits vauriens l’avait passé à tabac à la sortie de son école d’Hammamet, il y a plus de quarante ans.
-Te voilà raisonnable, et c’est fort bien pour tout le monde.
Le visage inquiétant réapparut, un fin sourire se dessinant sur le masque.
-Je vais te donner tes premières instructions… »

À SUIVRE…

dimanche 10 avril 2011

2e partie, chapitre 3: Frappantes retrouvailles.

Frédéric Follin se réveilla avec un mal de tête carabiné. Pendant quelques instants, il flotta dans un brouillard de lumière où dansaient de fugaces et désagréables images. Il se prit à croire que tout ce qu’il venait de vivre n’était qu’un vilain cauchemar. Le Premier Ministre allait reprendre pied dans une réalité confortable, dans son logement de fonction de Matignon, et appliquer le plan conçu la veille par Pinsk, Pécot et Robert.
Primo, flanquer sa démission à la gueule du Président. Secundo, prendre la tête d’une rébellion parlementaire qui ne pourrait que contraindre Zarkos à se soumettre ou à se démettre. Tertio, virer le nabot de l’Elysée et prendre sa place sous les hourras d’une Droite rassurée. Lucas Zarkos n’avait jamais été au quart de la cheville du Général De Gaulle, mais Frédéric Follin se voyait bien dans la peau d’un Pompidou.
Pourtant, quelque chose n’allait pas. Ce qu’il croyait avoir vécu en rêve avait le goût âcre du réel. Et cet endroit, que ses yeux embués découvraient peu à peu tandis qu’il se relevait sur son séant. Cet endroit…Mais merde, où était-il donc ?

*

La pièce était vaste, et assez peu meublée en dehors du lit king size qui en occupait un coin, et sur lequel il avait repris ses esprits. Une salle plutôt qu’une pièce, d’au moins soixante mètres carrés, au plafond voûté et aux murs de pierre calcaire, avec quelques piliers massifs ici ou là. Pas de fenêtre apparente. Une cave, ou une crypte. Un grand écran plasma était fixé sur l’un des murs, et un rideau masquait l’entrée de ce qui semblait être une alcôve. Un peu plus loin, une lourde porte métallique fermait la seule autre issue visible. Frédéric Follin se leva péniblement, découvrant alors la tenue dont on l’avait affublé.
Un jogging jaune fluo et des charentaises des plus ringardes. Que signifiait cette comédie ? Il fit quelques pas, jusqu’au pilier le plus proche où il prit appui, la tête lui tournant encore un peu. Son regard accrocha un grand tableau fixé au mur, un tableau abstrait aux couleurs et aux lignes tranchées, où un corps immense démantibulé paraissait s’effondrer au ralenti. L’œuvre était intitulée : Statue de la Liberté, New York. Et les initiales du peintre : DV. Il y a avait quelque chose de cauchemardesque dans tout ça, mais le contact frais de la pierre du pilier l’assurait qu’il ne rêvait pas.
Frédéric Follin s’approcha de la porte en métal sans serrure ni poignée apparente, et frappa quelques coups timides.
« Il y a quelqu’un ? Ouvrez, s’il vous plaît ! »
Les images de ce qu’il avait vécu depuis son arrestation revenaient en foule, écrasantes. Avec les autres ministres, il avait été poussé sans ménagement hors du palais de l’Elysée, côté jardin pour plus de discrétion. Dans une allée gravillonnée les attendait un gros fourgon noir aux vitres opaques, entouré de solides gaillards armés et en civil. Les gardes républicains les remirent à ces types et les aidèrent à passer les menottes aux prisonniers.
« C’est un outrage ! avait gueulé Nerkouch. Un déni de justice !
-Hôôô ! Hôôô ! gloussait toujours Corinne Chabelot, dont ne savait trop si elle était prise d’un rire nerveux ou si c’était sa façon à elle de crier son indignation.
Follin et les autres restaient muets, toujours sous le choc de cette situation inimaginable pour des hommes et des femmes de pouvoir, être ainsi jetés dans un panier à salade comme de vulgaires truands de bas étage.
Ils montèrent dans le fourgon cellulaire et furent enchaînés les uns contre les autres sur deux banquettes en vis-à-vis. Quatre gardes se s’installèrent avec eux, deux près de la double porte, les deux autres contre la cloison qui les séparait de la cabine. Quand les portières furent refermées, une désagréable sensation d’enfermement s’empara des sept prévenus, auxquels l’éclairage cru du plafonnier donnait une mine affreuse. On ne voyait plus rien de l’extérieur.
Le véhicule démarra en faisant à peine crisser le gravier.
« Où allons-nous ? demanda enfin le Premier Ministre.
-Vous le saurez en temps utile, répondit l’un des gardes, une vraie face de maton avec ses maxillaires puissantes. Le fil d’une oreillette chatouillait le col de sa veste à col Mao.
-Mais que…que va-t-il se passer ? renchérit Justine Labarbe. Nous devons appeler nos avocats !
-Vos avocats seront prévenus, répliqua l’autre, impassible.
Il se passa quelques minutes, interminables pour les ministres coffrés, qui tanguaient les uns contre les autres au gré des virages et des coups de freins du fourgon cellulaire.
« Izon pa mi la srène…grommela Jean-Loup Borlouis, qui faisait face à Frédéric Follin.
Le visage chiffonné du ci-devant ministre de l’Ecologie était agité de tics. Follin se fit répéter la bouillie verbale.
« Ils ont pas mis la sirène…j’sais pas si c’est bien normal.
-Nous sommes des ministres, quand même ! protesta Estelle Lambin-Marie, plus grande bourgeoise et chuinteuse que jamais. Il est normal que tout cela se fasse dans la discrétion !
A ce moment, l’homme à forte mâchoire et au col Mao pencha la tête sur le côté, deux doigts derrière l’oreille. Il recevait visiblement des instructions.
« OK…bien reçu…nous procédons à l’étape B. »
Il fit un léger signe de tête à ses hommes, et tous les gardes sortirent de leur veston un masque à oxygène transparent relié par un fin tuyau à une petite bouteille. Le chef de groupe appuya sur un bouton situé au plafond, juste au-dessus de lui.
« Hé, mais qu’est-ce que ça veut dire ? protesta l’ancien toubib Norbert Nerkouch.
Frédéric Follin crut percevoir un léger sifflement. Une fuite de gaz. Il y eut un mouvement de panique parmi les prisonniers, trop étroitement enchaînés pour pouvoir tenter quoique ce soit, sinon faire un concert de cliquetis et d’exclamations affolées.
« Tout cela est sans danger, mesdames messieurs, déclara sans broncher le chef des geôliers d’une voix rendue nasillarde par le masque. Vous allez vous endormir tranquillement… »
Et de fait, ils plongèrent tous les sept dans les bras de Morphée, basculant les uns contre les autres tels des dominos mous. Le Premier Ministre eut encore le temps d’entendre l’homme aux grandes mâchoires nasiller dans son micro :
« Eboueur à Déchetterie. Les poubelles sont rangées…je répète…les poubelles sont rangées. Nous dirigeons vers le Centre pour l’étape C. Terminé ! »

*


Mais où était-il donc ? Frédéric Follin ne cessait de se le demander tout en achevant le tour de sa prison. Tout cela était complètement absurde. Dément.
« C’est du délire. Un effet du gaz qu’on nous a fait respirer. » Et les autres détenus ? Où étaient-ils donc, ceux-là ? Frédéric Follin n’avait guère d’estime pour ses six camarades d’infortune, sinon le vague sentiment de camaraderie qu’avaient éprouvé les pantins d’un gouvernement fantôme, aux fonctions depuis longtemps confisquées par les conseillers du Président. Le club des faire-valoir, pour ne pas dire des cocus du Zarkosysme. Mais il aurait donné beaucoup pour qu’ils soient là avec lui, afin de briser ce sentiment croissant de panique et de désespoir qui lui montait du ventre.
Derrière le lourd rideau de brocart, l’alcôve assez grande abritait une vraie salle d’eau, avec cabine de douche, lavabo et WC. Un jeu de double miroir permit à Follin de découvrir les mots imprimés en rouge sur le dos de son sweat-shirt fluo.
JUST CALL ME DROOPY !
Très spirituel ! Le Premier Ministre sentait la rage chasser la peur. Cet enfoiré de Zarkos en faisait un max pour l’humilier, l’écraser jusqu’au bout, au mépris de toutes les règles de droit. Ah, s’il pouvait, ne serait-ce qu’un instant, avoir ce fumier entre ses pattes !
Un léger chuintement le fit se retourner. La porte métallique venait de coulisser latéralement dans le mur, dégageant un grand rectangle de lumière jaune dans lequel se découpait une courte silhouette noire. Celle-ci fut comme poussée dans la salle, et la porte se referma derrière elle dans un souffle. La lumière douce des plafonniers disposés ça et là éclairaient suffisamment l’intrus aux yeux de Follin.
Un petit homme brun d’un mètre soixante-cinq à tout casser, en tee-shirt et short d’un bel orange fluo, avec quelques mots imprimés sur la liquette en capitales rouges :
CIA SPECIAL AGENT
Handle with no care !

Il était impossible de ne pas reconnaître ce type, malgré son accoutrement ridicule de cycliste ultra-kitsch. Lucas Zarkos en personne !
« Frédéric ! C’est bien toi ! Je suis bien content de… »
Zarkos n’eut pas le temps de finir. Le Premier Ministre avait fondu sur lui et enserrait sa gorge de ses doigts velus.

*
« Espèce de petite ordure ! hurla Follin. T’aurais pas dû venir me narguer sans tes gorilles emplumés ! Je vais te crever, salopard ! Te crever ! »
Les yeux exorbités, Lucas Zarkos ne pouvait qu’émettre de vagues gargouillis et se débattait comme un beau diable pour desserrer l’étreinte sauvage de son ex-Premier Ministre. Le petit homme brun avait toutefois de l’énergie et de la ressource. Passé quelques instants de mortelle surprise, il fit la seule chose à faire : un bon coup de genou dans les parties molles de son agresseur.
Frédéric Follin recula en beuglant comme une bête, plié en deux sur sa douleur. Quand il eut repris un peu de force, des papillons devant les yeux, il s’aperçut que Lucas Zarkos s’était réfugié derrière l’un des massifs piliers de la crypte :
« Mais tu es malade ou quoi ? Qu’est-ce qui te prend ?
-Tu oses me le demander ! gronda Follin en s’avançant vers lui. Tu m’as eu par surprise, enfoiré, mais cette fois…
Il s’avança d’un pas lourd, hésitant mais non moins menaçant, la rage l’aidant à surmonter les traits douloureux qui lui vrillaient les testicules. Zarkos semblait affolé, cherchant en vain une arme quelconque. Une partir de trape-trape commença alors d’un bout à l’autre de la crypte, entre l’ancien Premier Ministre et son Président. Follin avait une certaine allonge, mais Zarkos ne manquait pas de vivacité. Sa pratique du jogging trouvait ici tout son intérêt.
Ce petit jeu du chat et de la souris ponctué de halètements rauques fut interrompu par l’ouverture de la porte blindée, tandis que résonnaient les accords sinistres d’un orgue invisible.
Cette musique tonitruante arrêta net les protagonistes, qui se tournèrent vers un nouveau venu à la silhouette trop familière, encadré par deux grands types en combinaison et cagoules noires.
« Fantômarx ! s’exclama Frédéric Follin. C’est donc lui qui…
-Mais oui, crétin ! grogna Lucas Zarkos. Si tu m’avais laissé le temps de parler ! »
L’homme au masque rouge émit son fameux rire sardonique :
« Il ne faut pas en vouloir à votre ancien paillasson, M. Zarkos. Je me suis permis de l’utiliser pour vous jouer ce petit tour, et je m’en félicite. Vous formez une paire de comiques irrésistibles ! »
Les deux anciens dirigeants français, essoufflés, contemplaient leur geôlier avec un mélange de crainte et de colère.
« Je ne comprends plus rien, lâcha le Premier Ministre.
-Ceci va peut-être vous aider à y voir plus clair, répliqua Fantômarx en faisant claquer ses mains gantées.
L’écran géant du fond de la salle s’illumina soudain. Une présentatrice du journal de 13 heures de FT1 affichait une mine dramatique :
« …nous allons donc tout de suite rejoindre Ahmed Boulaouane, en direct du camp militaire de Captieux, en Gironde, où je vous le rappelle sont internés depuis plusieurs jours les membres du gouvernement accusés de haute trahison… »
Ledit Boulaouane, apparut, la mine non moins grave, avec en arrière plan la façade d’une caserne aux murs défraîchis. On devinait la foule des autres journalistes se bousculant non loin de lui.
« Oui Audrey, je vous reçois bien. Les officiels viennent de nous le confirmer, c’est bien le Premier Ministre, ou plutôt l’ancien Premier Ministre, qui va bientôt apparaître sur le perron de ce bâtiment, juste derrière moi. Je vous rappelle que c’est lui qui a demandé à faire cette déclaration à la presse, avec l’appui de ses avocats, et que l’autorisation de la prononcer lui a été confirmée ce matin. C’est à un moment sans précédent dans l’Histoire de la Ve République que nous allons assister ! »
-Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? grommela Follin. Ce n’est pas moi qui…
L’envoyé spécial de FT1 s’excitait soudain, tandis que la caméra faisait un gros plan sur la double porte de la grosse bâtisse en train de s’entrouvrir.
« Le voici ! C’est bien lui ! Frédéric Follin ! »
Estomaqué, le Premier Ministre se découvrit à l’écran, encadré par des gendarmes et ses deux avocats, maîtres Kiejner Metzman. Le visage défait, les yeux humides, son double paraissait quémander la pitié des téléspectateurs :
« Mesdames, messieurs, mes chers compatriotes…[toux d’embarras]…c’est dévoré par la honte que je m’adresse à vous, au nom de tous mes codétenus. Oui, je le reconnais, j’ai participé à un complot de grande ampleur contre le Chef de l’Etat et sa nouvelle politique. Il serait trop de développer ici les tenants et les aboutissants de cette sombre machination, et je réserve aux magistrats instructeurs les détails de mes aveux. Sachez simplement que de puissants intérêts financiers, soutenus par un pays étranger, sont à l’origine de l’affaire. »
Frédéric Follin, le vrai, était comme tétanisé, la bouche ouverte sur le néant. Son clone poursuivit :
« Je suis simplement venu demander pardon à ma famille, mes amis, et tous mes concitoyens…[sanglot étouffé]…Je les supplie de croire que j’ai sincèrement pensé agir au mieux, dans l’intérêt des miens comme celui de la France…Je me suis lourdement trompé…j’ai été lourdement trompé…j’espère désormais que le Président Zarkos réussira dans son courageux projet de redressement national et de justice sociale…A lui aussi, je demande pardon… »
Ahmed Boulaouane rendit l’antenne après de vaines tentatives de ses confrères d’obtenir quelques phrases de plus de l’ex-Premier ministre, que ses gardiens entraînèrent sans plus attendre à l’intérieur du bâtiment. La présentatrice passa le relais à l’une de ses collègues, en direct de l’Elysée, où le Président Zarkos avait tenu à réagir à chaud.
Follin se tourna vers l’autre Lucas Zarkos, celui qui se tenait à ses côtés, qu’il avait tenté d’étrangler et qui lui avait brisé les couilles, pour une fois au sens propre.
« Mais ça ne peut pas être…vous…tu es bien là, non ?
-Tout comme toi, crétin, répliqua le petit homme. Tu commences à me croire, maintenant ?
Sur le grand écran, le « Président » affichait une tristesse bien imitée, avec sa tête penchée et ses yeux de Cocker :
« Je suis vraiment accablé de tout ce que je viens d’entendre…Mais mes convictions intimes me laissent croire que chacun a droit à la rédemption. M. Follin devra rendre compte de ses actes devant la Haute Cour de Justice, et de sa coopération à la bonne marche de l’enquête en cours dépendra son avenir. »
L’écran s’éteignit, et les deux prisonniers se tournèrent d’un même mouvement vers leur geôlier. Fantômarx éclata à nouveau de son petit rire sardonique :
« Eh bien, messieurs, je crois que vos remplaçants sont largement à la hauteur de leur fonction ! Il va être temps pour moi de vous trouver de quoi occuper vos loisirs. Au vu de ce qui je viens d’observer, le plus urgent est de vous apprendre à travailler, enfin, en équipe !
-Qu’est-ce que vous voulez dire ? Qu’est-ce que vous nous voulez, à la fin ? s’exclama Frédéric Follin.
-Vous n’allez pas tarder à le savoir ! »

A SUIVRE…