mardi 27 avril 2010

Chapitre 20 : Dans la jungle, terrible jungle…



Au dernier moment, Sarah et ses compagnons avaient eu l’idée d’un plan D. Le corps du pauvre Ben Malek, que le capitaine Terrasson s’apprêtait à « miner » pour qu’il explose à la gueule du premier enfoiré qui s’aviserait de le manipuler, fut placé en catastrophe dans le Cessna. Calé sur le siège du pilote, son fusil mitrailleur placé de manière à bloquer les commandes, il fut envoyé à la rencontre de la meute lancée à leur poursuite.
            Le petit groupe, couché à plat ventre dans la prairie bordant la piste, assista à la destruction inévitable de l’appareil avant de partir au trot vers l’orée de la jungle toute proche.
Le temps que les miliciens de la MBC se rendent compte qu’il n’y avait qu’un cadavre dans les décombres calcinés de l’avion, ils seraient loin. Sarah avait prévu de couper à travers la forêt, en suivant un sentier parallèle à la piste menant à la route 101. Une fois celle-ci franchie, ils auraient encore deux kilomètres de jungle à traverser avant d’atteindre un point de rendez-vous au bord du Rio Iguazu.
« Nous n’y serons pas avant le milieu de la matinée, dit la jeune femme. Le chemin n’est pas facile. Je sais que nous sommes tous épuisés, mais…
-Bah, coupa Valentin, ça nous rappellera nos stages commando en Guyane. Dites donc, votre Gottermachin, là, il ne devrait pas avoir pété depuis longtemps ?
-Il y a peut-être eu un bug, je…
            Il y eut alors un énorme flash qui éclata dans leur dos et illumina comme un plein jour la muraille végétale dont ils s’approchaient. Un souffle d’enfer les projeta tous en avant, les jetant au sol à plus de vingt mètres, tandis que la terre tremblait et qu’une détonation effroyable leur fracassait les tympans.

*

Vu du ciel, et notamment du « Hawkeye » de Fernandes et des ses collègues français, le spectacle était hallucinant. A la place de la Colonia en flammes, une demi-sphère blanche d’un éclat aveuglant était apparue tel un bubon monstrueux. Elle se rétracta aussitôt, laissant apparaître un énorme cratère rempli de matière incandescente, bouillonnant chaudron de lave dont les parois se lézardaient, étendant ses tentacules rouges dans toutes les directions.
-Nom de Dieu ! Nom de Dieu ! répétait mécaniquement le commissaire Labrousse.
-Une bombe à antimatière ! Ce dingue de Von Hansel a réussi à mettre ça au point ! ajouta Pourteau en contemplant, fasciné, l’évolution du spectacle qui se déroulait sur son écran personnel.
            A cette altitude et en pleine nuit, il était impossible de mesurer les nouvelles pertes humaines causées par la catastrophe. Mais le commandant s’inquiétait surtout de la propagation du phénomène. Ne risquait-on pas une réaction en chaîne, une entrée en fusion générale de la matière jusqu’à destruction totale de la planète ?
            Mais non. Le cratère de lave cessa rapidement de s’élargir, occupant un cercle approximatif de 500 mètres de rayon dont le contenu rougeoyant veiné de noir et de jaune s’assombrissait peu à peu. Il n’y eut bientôt plus à l’emplacement de la Colonia Alemana qu’un grand trou noir relié au reste du monde par un fin pointillé de lumières blanches en mouvement : les véhicules fuyant la zone ou s’y rendant pour porter secours aux éventuels rescapés.
            Le colonel Fernandes, une fois remis de sa stupeur, s’empressa de reprendre contact avec le commando « Houba ». Dans quel état devaient être ces malheureux ? Les caméras des casques de Ferrugia et Valentin ne leur transmettaient que des images de brins d’herbes en gros plan.
« Marsu leader à Houba Leader…Marsu leader à Houba leader…vous me recevez ?
            Affreux grésillements dans les écouteurs. Attente interminable. Puis enfin une voix connue, celle de Ferrugia, tandis que les images retransmises par son casque se remettaient en mouvement.  On apercevait de vagues silhouettes verdâtres, des troncs d’arbres et des buissons.
 -Houba à Marsu leader ! Nous vous recevons.
-Quelles sont vos pertes, les gars ? intervint Labrousse, qui n’en pouvait plus de se ronger les sangs.
-A part Ben Malek, comme vous le savez déjà, tous les autres sont indemnes. Nous avons été secoués, et j’ai les oreilles qui bourdonnent. Quelques égratignures, mais on est OK. Vous arrivez à nous localiser sur vos écrans ?
-Oui, je vous ai sur le mien » répondit Pourteau, qui avait activé une carte de repérage GPS à haute résolution, jointe à un relevé d’images satellitaires infrarouges. Il pouvait distinguer quatre individus, dont deux marqués par les balises incorporées dans leurs combinaisons : Valentin et Ferrugia. Les deux autres ne pouvaient être que Terrasson et Sarah Estevez.     
Ils avançaient en file indienne sous le couvert de plus en plus dense de la forêt. Ils cesseraient bientôt d’être visibles pour le satellite, et repérables seulement par intermittence grâce aux balises des deux commandos.
-Nous allons vous perdre pendant votre traversée de la jungle, dit Pourteau. Vous devriez peut-être rejoindre la route goudronnée. Dans la panique générale, personne ne prêtera attention à vous, d’autant que deux d’entre vous portent des uniformes des gardes de la MBC.
-Trop risqué, rétorqua Ferrugia. Nous ignorons totalement où en est l’ennemi en ce qui nous concerne. Vous avez du nouveau de ce côté ?
            Les techniciens français et brésiliens du « Hawkeye », en liaison avec une équipe au sol, décryptaient fébrilement les communications du secteur, mais il leur était difficile de faire une synthèse rapide et pertinente de tout ce que leurs grandes oreilles parvenaient à capter.
-Apparemment, fit Pourteau, c’est la grosse pagaille côté argentin. Notre avion est censé participer aux recherches concernant les « terroristes », ce qui justifie notre maintien sur zone. Cela nous permettra aussi de recevoir rapidement tout rapport ou message lié à vos poursuivants. Mais tant que vous resterez à couvert, nous ne pourrons pas vous prévenir d’une éventuelle menace en approche qui resterait muette sur les ondes. La canopée est trop épaisse pour un repérage infrarouge de ce qui se trimballe au-dessous.
            Le colonel Fernandes intervint :
-L’un de mes gars vient de m’avertir que le signalement de Sarah a été donné un peu partout par le successeur de « Pick », un certain Müller. Il a échappé à l’explosion et continue à mener les recherches. Le type a du sang-froid, et de la suite dans les idées. Vous devrez éviter tous les points de passage susceptibles d’être contrôlés…Vous pourriez passer le long de l’enclos spécial. D’après nos relevés cartographiques, ce serait le chemin le plus facile…

*

La petite troupe continuait sa progression à travers la forêt. Celle-ci n’avait en rien souffert du souffle de l’explosion, et bruissait à nouveau, après un moment de stupeur, de tous les bruits de la sauvagerie nocturne. Ferrugia cheminait en tête sur le sentier de latérite, ses lunettes de vision nocturne lui permettant d’éviter les obstacles, racines et branches tendues sur son chemin. Sarah, qui connaissait les lieux comme sa poche, le suivait immédiatement pour l’éclairer de ses conseils, dotée elle aussi d’un casque multifonctions, celui du défunt Ben Malek. Venaient ensuite Terrasson, le seul à être sans casque, puis Valentin pour fermer la marche. Une fraîcheur humide et malsaine régnait sous les frondaisons, imprégnée d’une forte odeur d’humus.
« Wakakoukou ! Wakakoukou ! » cria soudain une bête sur leur gauche, dans les hauteurs.
-Qu’est-ce que c’est que ce machin ? grogna Ferrugia, le doigt crispé sur la détente de son Heckler & Koch.
-Un Wakakuku, répondit tranquillement Sarah. Une espèce de singe nocturne et endémique. Très rare.
-Ah…merci bien…
            Peu après, un affreux mugissement se fit entendre derrière eux.
-Et ça, c’est quoi ?
-Un tapir mycophage, dit la belle brune. Nocturne aussi, très rare également.
-Et ce crissement permanent en bruit de fond ? s’enquit Terrasson.
-Le grignotis des fourmis marabuntas. Elles sont en chasse, mais nous n’avons rien à craindre si on ne traîne pas les pieds nus…Ce n’est pas ce qui m’inquiète.
-Quoi donc, alors ?
-Ça, dit Sarah en leur montrant ce qui venait à leur rencontre.
            Le sentier étroit qu’ils suivaient jusqu’ici rejoignait une piste plus large longeant une haute clôture édifiée en pleine jungle. Elle était constituée d’une rangée de poteaux en acier inoxydable largement espacés, hauts d’au moins douze mètres et recourbés du côté opposé au leur. De méchants fils de fer barbelés couraient le long de cette barrière qui entaillait la forêt, avec un espace défriché de cinq mètres de part et d’autre. D’explicites panneaux rouges indiquaient la présence d’un courant à haute tension dans les fils.
-C’est l’enclos spécial, n’est-ce pas ? demanda la voix de Fernandes dans les écouteurs.
            Terrasson, qui n’entendait pas grand-chose et y voyait encore moins, se fit répéter par ses camarades.
-L’enclos spécial ?
            Sarah réprima un frisson.
-C’est là que les Von Hansel, père et fils, ont lâché au fil du temps certains de leurs cobayes, notamment ceux destinés à fournir des « super-soldats » à certains de leurs commanditaires. D’affreux avatars de manipulations génétiques, mélange d’humains, de chiens d’attaque, de singes, de chauves-souris ou de crapauds-buffles. Des abominations.
-Et qu’est-ce que ça a donné ?
-Un échec lamentable, ou un trop grand succès, ça dépend du point de vue ! Ces choses se sont avérées totalement incontrôlables, d’une férocité effrayante. Par ailleurs, les Von Hansel ont commis l’erreur de fabriquer des mutants femelles. Ces monstres, d’une fécondité étonnante, et qui arrivent très vite à maturité sexuelle, se sont multipliés au-delà du raisonnable. Il était impossible de les marquer tous pour les repérer, d’autant qu’ils ont développé rapidement des capacités de camouflage et une ruse proportionnelles à leur agressivité. Ils ont réussi à trouver et détruire toutes les caméras que nous avions planquées dans l’enclos. Ne restent que celles fixées aux poteaux de la clôture. Les patrouilles envoyées dans l’enclos pour des missions de reconnaissance ou d’élimination rentraient bredouilles…ou ne rentraient plus. La dernière, c’était il y a deux mois, était équipée du matériel de détection et d’éradication le plus performant. Je les dirigeais  moi-même par radio. Ils étaient dix. Pas un seul n’est revenu.
            Il y eut un long silence, à peine troublé par le bruit de leurs pas. La rumeur de la jungle s’était faite moins insistante.
-Les animaux sont moins nombreux et moins bruyants ici. Ils ont peur. De l’autre côté, toute vie animale a été quasiment anéantie par ces prédateurs artificiels.
-Mais de quoi vivent-ils donc ?
-Ils se bouffent entre eux. Von Hansel a compris que c’était le meilleur moyen de réguler leur population. En cas de besoin, nous avions prévu de répandre un gaz toxique dans toute la zone.
-Pas d’évasion ? demanda Valentin en désignant la clôture.
-A ma connaissance, non… les spécimens qui se sont échappés ont pu se faire la belle lors de transferts vers d’autres centres d’expérimentation. Cette barrière électrifiée est infranchissable, sauf par des sas comme celui-ci…
            Une massive porte métallique encadrée de béton venait d’apparaître dans le champ de vision du petit groupe. C’était le seul moyen apparent de franchir la barrière, avec un système de double porte comparable aux sas des agences bancaires.
-Les portes peuvent être commandées à distance, et ne sont manoeuvrables manuellement que de l’extérieur. Pas moyen non plus de passer par-dessus : les arbres les plus proches sont élagués régulièrement par des hélicoptères munis de scies géantes rotatives, et un champ magnétique émis par les bornes de chaque poteau repousse toute intrusion jusqu’à une hauteur de dix mètres.
-Et par en-dessous ? Ils pourraient creuser un tunnel, vos monstres…
-Ils ont essayé, mais on y a pensé. Il y a dix mètres de treillages métalliques enterrés sous la barrière, avec détecteurs de mouvements et émetteurs à ultrasons, un peu comme ces répulsifs contre les taupes. Sauf que là, ça marche !
-Bon, donc pas de quoi s’affoler, résuma Ferrugia sur un ton faussement jovial. Il n’y a plus qu’à profiter de ce beau chemin taillé pour nous ! Vos abominations de labo n’auront qu’à baver en nous regardant passer !
            Terrasson, qui en menait d’autant moins large qu’il n’y voyait goutte, avait senti l’inquiétude dans la voix de la jeune femme.
-Qu’est-ce qui vous fait peur, alors ?
-Vous voyez le haut des poteaux, ces sortes de lampions, à côté des caméras sous globe ?
-Moi, non, dit le capitaine.
-Même sans lunettes de vision nocturne, vous devriez les voir. Ce sont des témoins lumineux, qui fonctionnent quand le courant électrique passe dans les fils…Une génératrice spéciale alimente la clôture en permanence. Elle ne doit jamais être désactivée. C’est une des rares choses que j’ai veillé à ne pas saboter tout à l’heure.
-Mais… mais alors ? fit Valentin d’une voix étranglée.
-Vous avez pigé, messieurs, et j’aurais dû y penser plus tôt. La bombe à antimatière a désintégré la génératrice dont je viens de vous parler. Depuis dix bonnes minutes, la clôture de l’enclos spécial n’est plus électrifiée. Les émetteurs de champ magnétique et d’ultrasons sont HS. Nous n’avons plus qu’à prier pour que les choses qui sont derrière ne s’en soient pas aperçues.
-Tant que vous resterez sur ce sentier, le satellite et nos instruments pourront vous suivre, dit Fernandes. Si quoique ce soit franchit la barrière et s’approche de vous, nous vous le signalerons.
-On compte bien là-dessus ! grogna Ferrugia.
*

Neuf heures du matin à Paris, petit matin blême et froid de décembre. Les deux clodos venaient de se faire servir un café dans un bar de la gare Montparnasse par une jeune fille qui contenait mal sa répugnance à s’approcher d’eux.
« Je pue donc tant que ça ? brûlait de lui lancer Mylène.
-Faut régler tout de suite, bougonna la serveuse.
            Jean-Marie fouilla son portefeuille fatigué de ses doigts crasseux et tremblants. Ils avaient encore les moyens de s’offrir un café, même au tarif scandaleux des établissements sous contrat avec la SNCF. C’était le deuxième jour de la nouvelle vie « offerte » par Fantômarx, mais il paraissait impossible de s’y habituer. Comme pour se moquer d’eux, les hauts parleurs du bar diffusaient en musique de fond Another day in Paradise, de Phil Collins.
-J’espère que ta copine ne nous a pas posé de lapin, souffla le jeune homme devenu vieux à celle que le destin lui avait donnée pour femme.
-Elle a dit qu’elle serait là, et je la crois, appuya Mylène, qui vivait encore dans l’espoir que le coup de fil à son amie Bérénice avait éveillé en elle. De toute façon, je ne supporterai pas une nuit de plus sous les ponts, même avec la gnôle de notre pote Nanard. C’est déjà assez pénible de vivre dans un corps comme celui-ci ! 
            Une heure plus tôt, le couple de SDF avait cassé sa tirelire pour s’acheter une carte de téléphone chez le premier distributeur ouvert au lendemain de Noël. Mylène avait ensuite foncé dans la première cabine pour appeler son amie Bérénice Joly-Montagne, dont elle connaissait par cœur le numéro de portable.
-Bérénice ?
-Oui ? Qui est-ce ?
-Tu ne peux pas reconnaître ma voix, mais je suis Mylène.
-Mylène ? Tu m’appelles de Rio ? Non, je ne te reconnais pas, mais…
-Attends, je peux te prouver que c’est bien moi. Tu te souviens de notre interview de Farida Cherki, en octobre dernier ? Quand on attendait dans l’antichambre, tu m’as confié quelque chose. Quelque chose qui n’a jamais fuité dans les médias…
            Il y eut un blanc.
-Oui…oui, je me rappelle.
-Tu m’as dit que tu sortais avec…
-Tais-toi, merde ! C’est bon, je te crois !
-Il faut absolument qu’on se voie…Il m’est arrivé quelque chose d’horrible, d’incroyable…
-Je sais ce qui t’es arrivé, à toi et à Jean-Marie.
            Mylène avait failli s’en étrangler de surprise.
-Tu…tu sais ?
-Je ne peux pas t’en dire plus au téléphone, c’est trop dangereux.
            Il y eut un bref silence, puis Bérénice reprit :
-Je peux te rejoindre dans une heure, au Café des Voyageurs, à la gare Montparnasse. Ça te va ?
-Oh oui, pas de problème ! s’exclama l’ex-jolie blonde devenue mocheté fausse rousse, qui explosait de joie.
-Dis-moi seulement à quoi tu ressembles, maintenant…
            Mylène lui fit une rapide description de l’apparence lamentable qui était désormais la sienne, ainsi que celle de Jean-Marie. Elle lui communiqua également leur nouvelle identité.
-M. et Mme Delpeyrat. D’accord. J’arrive ! Courage, on va s’en sortir !
            C’était pour cela que les vaillants journalistes, infiltrés bien malgré eux dans la peau de vilains SDF, avaient gagné au plus vite cette terrasse de café relativement à l’abri des courants d’air, et rongeaient leur frein en sirotant un café brûlant. Le Café des Voyageurs était à l’intérieur du massif bâtiment de la gare, au niveau de l’arrivée des grandes lignes.
            Il y avait pas mal de va-et-vient, et nos malheureux tressaillaient chaque fois que quelqu’un faisait mine de s’approcher de la terrasse.
-Il est neuf heures dix, fit Jean-Marie après avoir consulté sa montre pour la énième fois. Tu es sûre que…
-Attends ! chuchota Mylène, tendue comme une corde à violon. Tu vois la bonne femme là-bas, au comptoir ?
-Laquelle ? Il y en a trois.
-La plus mince, en imper couleur crème, avec des escarpins noirs et un fichu sur la tête.
-Un voile, tu veux dire ? Ta copine s’est convertie à l’Islam ?
-Ça fait deux fois qu’elle regarde dans notre direction. Elle a des lunettes de soleil, mais je suis sûre que c’est elle ! Attends, et se retourne elle vient vers nous…
            Jean-Marie concentra toute son attention sur la jeune femme que lui avait indiquée sa compagne d’infortune. Elle se déplaçait avec élégance sur ses talons hauts, et il lui sembla reconnaître le dessin de cette bouche presque trop pulpeuse. Le foulard Hermès serré autour de sa tête ne laissait échapper qu’une petite mèche brune, détail assez chic, assorti au sac de grande marque qui pendait à son épaule, et qui collait bien au personnage de Bérénice Joly-Montagne, épouse du Ministre Jean-Loup Borlouis.
            Arrivée à leur hauteur, la jeune femme ne leur adressa pas un regard, et fila tout droit vers la sortie, ne laissait derrière elle que les effluves puissants d’un parfum que Mylène avait parfaitement reconnu : Parodie, de Christophe Rodi. Elle se souvenait très bien du jour où Bérénice et elle l’avaient essayé, dans une boutique classieuse de la Place Vendôme. C’était juste après l’interview calamiteuse de Farida Cherki.
            Mylène bondit de sa chaise, prête à courir derrière son amie. C’était elle, bien sûr, et elle les plantait là ! Avoir eu un tel espoir, avoir respiré un bref instant les traces olfactives de son ancienne et paradisiaque existence, et tout perdre : c’était abominable !
            Jean-Marie la retint vigoureusement par la manche de son manteau élimé :
-Laisse tomber ! Tu t’es fait des idées. Ce n’était pas elle. Et je commence à croire que Bérénice ne viendra pas…
            La serveuse, qui s’était approchée d’eux, toussa légèrement pour les interrompre :
-Excusez-moi, dit-elle sur un ton moins désagréable qu’auparavant, M. et Mme Delpeyrat ?
            Ils acquiescèrent machinalement. Cette foutue nouvelle identité leur était hélas de plus en plus familière.
-La dame qui vient de partir vient de me remettre ceci pour vous.
            Elle tendit à Mylène une petite clé.
-Que…qu’est-ce que ça signifie ? Elle ne vous a rien dit d’autre ?
-Non, mais ça doit être important. Elle m’a filé un billet de cent euros pour que je vous la donne. Et cent de mieux pour vos consommations ici, le compte est ouvert à votre nom. Vous reprendrez bien quelque chose ?
            Mylène et Jean-Marie s’en tinrent sagement à un autre café, et se plongèrent dans la contemplation de la clé.
-Il y a un numéro dessus, constata l’ex-jeune homme. 813 ! Tiens, ça me rappelle quelque chose…
-Quoi donc ?
-Un roman de Maurice Leblanc, l’une des aventures d’Arsène Lupin. Bonjour le jeu de piste !
-Je crois que c’est plus simple. C’est une clé de consigne, avec le numéro de casier. Probablement de cette même gare…
-Bon alors, qu’est-ce qu’on attend ?

*

Bérénice Joly-Montagne sauta dans le premier taxi de la file qui poireautait devant la gare. Elle donna l’adresse au chauffeur, qui démarra tranquillement. Le bonhomme avait le type maghrébin, la quarantaine, très souriant et d’humeur à la causette, apparemment ravi d’embarquer une jeune personne aussi classe.
-Levallois-Perret, c’est pas trop mon secteur, mais le client est roi, mademoiselle…
-Madame, s’il vous plaît…
-Pardon, pardon…
            La circulation n’était pas trop dense, et la Peugeot roulait bien. Le chauffeur causait pour deux, de tout et n’importe quoi. Bérénice répondait machinalement, essayant de se détendre. Jusqu’ici, elle avait bien joué, mais elle ne sentirait vraiment soulagée qu’une fois arrivée à destination, sous la haute protection qu’on lui avait garantie. Elle regrettait de ne pas avoir pu parler à Mylène et à Jean-Marie. Les pauvres ! Ce qu’il leur avait infligé était atroce. Mais ce qui l’attendait, elle, au cas où sa trahison serait découverte, était bien pire encore. Cela justifiait toutes ces précautions.
-Votre adresse, là, je connais bien, dit soudain le chauffeur, l’arrachant brutalement à ses pensées.
-Vous connaissez ?
-Oui, bien sûr ! La DCRI, tout le monde connaît. La gestapo du président Zarkos, y’en a qui disent même !
            Il éclata d’un rire aigü.
-Ils exagèrent un peu, fit Bérénice, gênée et à nouveau inquiète.
            Instinctivement, elle s’assura que les portières n’étaient pas verrouillées, et qu’il y avait du monde dans les rues et boulevards qu’ils traversaient. « Parano, ma vieille, parano, songea-t-elle…on respire et on se calme… »
-Barcino, c’est un ami à vous ?
            Bérénice sentit son cœur s’emballer.
-B…Barcino ?
-Ouais, Barcino. Le patron de la DCRI. C’est bien lui que vous allez voir, non ?
-Ça ne vous regarde pas, Monsieur, répliqua sèchement la jeune femme, qui cherchait à garder contenance.
-Oh que si, ça me regarde, Madame Borlouis, née Joly-Montagne ! Mais il faut peut-être vous appeler autrement… « Cana », votre petit surnom sur le Net, c’est tout mignon, je trouve !
            Complètement affolée cette fois, Bérénice voulut ouvrir la portière de son côté, mais le chauffeur avait anticipé son geste et commandé la fermeture généralisée. Une plaque de verre incassable remonta du plancher vers le plafond du véhicule, isolant la passagère de l’avant de la grosse Peugeot dont le moteur s’emballa.
            Toutes les vitres arrière s’assombrirent rapidement, effaçant l’image de la jeune femme épouvantée qui tapait violemment dessus dans l’espoir d’attirer l’attention. En pure perte, tant le véhicule était parfaitement insonorisé, et le Parisien moyen concentré sur ses propres problèmes de circulation.
-Inutile de vous fatiguer, chère Cana. Vous allez bientôt dormir…cela vous fera le plus grand bien !
            De fait, Bérénice se sentait prise d’un étrange et irrépressible engourdissement. Ses muscles se relâchaient anormalement, et sa vue se voilait aussi sûrement que ses cheveux.
Un gaz incapacitant, pour sûr. Elle allait plonger dans l’inconscience, malgré la panique animale qui l’avait envahie.
-Comment avez-vous pu penser que l’on pouvait impunément le trahir, chère Cana ? lui lança  le chauffeur avant qu’elle ne s’évanouisse.

*
Pendant une bonne demi-heure, le petit groupe longea la clôture, profitant du chemin défriché taillé dans la jungle. Les fusils-mitrailleurs des hommes restaient braqués en permanence vers la forêt dense et menaçante, silencieuse, qui se dressait au-delà de la barrière. Leurs lunettes de vision nocturne ne montraient rien d’autre qu’un fouillis de vert et de noir, un entrelacs de troncs et de racines aériennes apparemment inextricable. Les imaginations enfiévrées peuplaient sans peine ce chaos primitif d’entités vicieuses et redoutables.
-Rien ne bouge, commenta Ferrugia à voix basse, sachant que son micro transmettait parfaitement ses paroles dans les autres casques et à ses chefs du « Hawkeye ». Vos monstres doivent dormir comme tout le monde, mademoiselle Estevez.
-Pas les quatre ou cinq qui nous suivent depuis dix minutes, répliqua la jeune femme.
            Les autres tiquèrent.
-Hé, comment vous savez ça ?
            Sarah exhiba un boîtier qu’elle avait détaché de sa ceinture, de la taille d’un étui de DVD.
-C’est un détecteur, qui repère les puces électroniques implantées sur les mutants. Depuis quinze ans, tous ceux qui sont passés par le labo de Von Hansel en ont reçu une. Cet engin a une portée de trois cents mètres, compte tenu de l’obstacle formé par la végétation. Depuis que je l’ai activé, le nombre de nos suiveurs n’a cessé d’augmenter.
-Putain, gronda Valentin, fallait nous le dire ! Où sont-ils, qu’on les descende, ces monstres ?
-Tu gaspillerais tes munitions, imbécile ! intervint Terrasson. Et tu en ferais venir plus ! Quelles sont tes chances de faire mouche en tiraillant dans ce matelas végétal ?
-Vous m’ôtez les mots de la bouche, capitaine, dit la jolie brune. Ceci dit, ils sont peut-être déjà plus nombreux. Les êtres nés dans la forêt n’ont jamais été implantés, et ils doivent représenter la moitié de la population parquée là-dedans…
-Mais comment font-ils pour communiquer ? demanda Ferrugia. On a rien entendu depuis tout à l’heure.
-Ça, mystère ! A l’origine, ils s’exprimaient par cris ou un langage plus ou moins articulé, mais nos dernières recherches ont révélé qu’ils étaient capables de monter des embuscades et de coordonner leurs attaques sans émettre un seul son. La patrouille dont je vous ai parlé a été ainsi attirée par des mutants implantés, que mes hommes pouvaient pister, mais prise au piège par d’autres créatures qui ne l’étaient pas. Je suppose, et c’était l’avis de Von Hansel, que les mutants ont fini par développer des capacités télépathiques.
-Vraiment génial, ce vieux fou ! Il mériterait de faire une petite randonnée chez ses monstres !
-Je suis bien de votre avis !
            Le chemin bien taillé qu’ils suivaient faisait un coude en même temps que la clôture, qui repartait vers l’Est, à peu près parallèlement à la route 101 dont ils ne devaient plus être très éloignés.
-On dirait qu’il y a un petit sentier qui va tout droit, indiqua Ferrugia.
-Parfait, dit Sarah qui connaissait les lieux comme sa poche. On le prend : il va nous mener jusqu’à la route. Mais je vous préviens, il est très mal entretenu…nous n’irons pas vite.
            Le petit groupe se reforma en file indienne et s’engagea résolument sur le sentier, ravi de laisser derrière lui la masse menaçante de l’enclos spécial. Mais l’étroitesse du chemin, irrégulier et envahi de branches basses, de lianes et de racines traîtresses qu’il fallait parfois tailler au coutelas eut tôt fait de leur faire regretter la piste longeant la clôture.
            Quand ils ne trébuchaient pas, les fugitifs enfonçaient souvent leurs rangers dans d’immondes flaques de boue suceuse.
-C’est très marécageux par ici, confirma Sarah. Ne vous éloignez surtout pas du sentier, c’est le seul passage à peu près sûr !
-Comme si on pouvait avoir envie d’aller ailleurs ! grogna Valentin. C’est tellement génial votre pays ! Et ces putains de moustiques ! Quelle merde…
            Un fracas d’arbre abattu retentit brusquement derrière eux, les figeant tous là où ils étaient.
            La voix du colonel Fernandes se fit entendre dans leurs écouteurs.
-Marsu à Houba : nos écrans viennent de nous révéler un franchissement de la clôture par des êtres non identifiés. Ils se sont servis d’un arbre sans doute préparé à l’avance qu’ils ont fait tomber sur la barrière.
            Cette annonce les glaça plus sûrement que la fraîcheur toute relative de la nuit tropicale.
-Combien sont-ils ? demanda Ferrugia d’une voix qui se voulait assurée.
-Difficile à dire, à cause du feuillage de l’arbre abattu qui leur a servi de pont. Mais ça avait l’air de grouiller là-dessus. Au moins une dizaine d’après l’un des mes techniciens…
            Tout autour du petit groupe, les bruits de la forêts se turent les uns après les autres. On n’entendait plus qu’une sinistre rumeur de feuillages et de branches froissés par une cavalcade dans les frondaisons.
            Sarah avait les yeux rivés sur son détecteur :
-Ils sont là…ceux que j’ai repérés auparavant. Avec d’autres. Tout autour de nous !
            C’en était trop pour Valentin, dont les nerfs à vif lâchèrent d’un seul coup.
Il se mit à vider son chargeur au hasard dans la végétation qui semblait se refermer sur eux comme pour les engloutir. La flamme du Heckler & Koch illumina sporadiquement les troncs moussus et les lianes enchevêtrées, tandis que des éclats de bois et de feuilles giclaient partout.
-Montrez-vous, saloperies ! beuglait-il, parfaitement audible au milieu des rafales étouffées par le silencieux.
            Quand le chargeur fut vide, Valentin fit mine d’en saisir un autre à sa ceinture. Terrasson voulut l’en empêcher, mais un coup de poing en pleine face le fit basculer hors du sentier et s’étaler dans une grande mare de boue où il s’enfonça jusqu’à la taille.
-T’es cinglé, espèce de con ! hurla Ferrugia qui ne pouvait intervenir facilement, Sarah bloquant le sentier entre lui et Valentin.
            Il ne put en dire ni en faire plus. Une liane formée en nœud coulant vint se resserrer autour de son cou et l’arracha du sol aussi facilement qu’un sac de plumes. Aspiré vers les hautes branches, Ferrugia se débattait comme un furieux, le fusil en bandoulière battant vainement contre son flanc. Il chercha le manche de son poignard de botte, mais sa vue se brouillait, le souffle lui manquait, et ses vertèbres menaçaient de rompre.
            Lorsque des mains avides et griffues le saisirent, il comprit qu’il aurait mieux valu mourir tout de suite étranglé.
            Après sa crise, Valentin paraissait frappé de catatonie. Il avait regardé son camarade disparaître dans la canopée sans manifester la moindre réaction.
-Mais réveillez-vous, tonto ! lui cria Sarah, qui avait dégainé son pistolet à rayonnement électromagnétique et le braquait en tout sens autour d’elle. Il faut établir un périmètre de sécurité !
-A deux, gloussa bêtement Valentin. Dans cette purée verte ! Vous êtes tarée, complètement tarée…comme tous vos monstres, là !
            Un horrible cri d’agonie leur parvint des frondaisons.
-C’était Ferrugia…ils l’ont eu, ces fumiers…
            Il engagea un autre chargeur dans son Heckler and Koch. Sarah ne lui prêtait plus attention, et se pencha vers Terrasson qui essayait de s’extirper de son piège visqueux en jurant comme un charretier.
-Capitaine, ne bougez pas ! Je vais essayer de vous sortir de là, mais…
            Un cri étouffé fit se retourner la jeune femme.
Valentin avait disparu du sentier. Elle vit les taillis s’agiter un peu plus loin, puis un autre hurlement résonna dans la jungle. Sarah contempla son arme.
  Il lui suffisait de régler le PREMS sur la dose maximum, et tout serait terminé. Sans souffrance. Elle hésitait, tandis que les bruissements inquiétants se renforçaient autour d’elle.
Les mutants savaient qu’ils avaient gagné, et ne prenaient plus beaucoup de précautions.

            A SUIVRE