dimanche 7 mars 2010

Chapitre 19 : Escape from La Colonia.



A bord du « Hawkeye », le colonel Fernandes et ses collègues français sentaient leur taux d’adrénaline monter en flèche. Ils ne quittaient plus des yeux l’écran de modélisation radar où trois petits hélicoptères bleus du groupe « hop » filaient vers le nord et la frontière brésilienne. Au bas de l’écran, trois avions rouges de type « Pucara » venaient d’apparaître.
-Ils seront à portée de tir de missiles dans une minute, commenta un technicien depuis son poste.
-Nom de Dieu ! jura le commandant Pourteau. Votre Mirage 2000 de couverture ne peut pas intervenir ?
-Quelle bonne idée, grinça le colonel Fernandes. Abattre trois avions argentins au-dessus de leur propre sol, alors même que notre président entend renforcer l’unité sud-américaine…
-Les Pucara viennent d’armer leur missiles air-air…ils ont verrouillé les hélicos, continua imperturbablement le technicien. On peut tenter de brouiller leur système.
-Pas question, trancha Fernandes. Ils finiraient par savoir d’où ça vient.
            Labrousse était aussi gris que sa barbe. Tout était en train de foirer. Ils avaient abandonné leur équipe au sol, pour un gain qui allait bientôt finir en petits morceaux incandescents au dessus de la jungle.
-« Hop » a atteint la frontière…
-Mais les autres salopards peuvent encore tirer !
-Ils viennent de déverrouiller leur système de tir…Ils font demi-tour, après avoir reçu de nouveaux ordres…
            Fernandes laissa éclater sa joie :
-C’est gagné ! Ils sont sauvés ! Nous avons récupéré votre président et cette ordure de Von Hansel !
-Et ceux que nous avons laissés là-bas ? objecta Labrousse. Ce sont nos hommes à nous, mais il y a aussi votre « wonder woman ».
-Justement, répliqua le Brésilien en lissant ses fines moustaches. C’est leur principal atout. S’ils ont une chance de s’en sortir, c’est en elle qu’elle réside. En attendant, nous allons rétablir la liaison avec Paris.
-Ouais, approuva Pourteau, ils doivent être en ébullition là-bas. Mais avec ce que nous avons appris, il va falloir jouer serré ! »

*

A Levallois-Perret, la grande salle de commandement de la DCRI baptisée pompeusement « Op Center », à l’américaine, s’efforçait de ressembler le plus fidèlement possible à ses homologues d’outre-Atlantique. Grandes baies vitrées opacifiées à l’extérieur, panneaux lumineux et écrans tactiles devant lesquels des techniciens à la mine grave effectuaient une savante chorégraphie digne des meilleurs films du genre.
Les écrans prévus pour l’opération brésilienne, brouillés depuis une bonne vingtaine de minutes, venaient juste de retransmettre. Henri Nagant, à bout de nerfs, reçut enfin dans son oreillette la voix de Labrousse :
-M. Nagant ? Nous avons eu un problème…
-C’est pas Houston ici ! gronda le conseiller spécial de la présidence. Je me doute bien que quelque chose a merdé ! Je trouve incroyable que…
-Là n’est pas l’important, coupa Labrousse sur un ton qui n’admettait pas la réplique. Nous avons appris des choses autrement plus graves pendant la panne. Votre ligne personnelle est-elle sécurisée ?
-Je crois bien, oui…
-Est-ce que Barcino est avec vous ?
-Heu…non. Il est parti en hélico il y a vingt minutes pour Villacoublay. L’équipe médicale qui s’occupe du Président nous a avertis que la réanimation était en cours. Apparemment, on doit pouvoir le sauver.
            Nagant entendit un vilain juron, repris en écho par l’entourage de son interlocuteur.
-Et ça ne vous a pas paru bizarre que Barcino éprouve le besoin de courir à son chevet ? s’écria Labrousse. Guéhaut est déjà sur place, non ?
-Mais que voulez-vous dire ?
-Barcino est un traître ! Il fait partie de la bande à Fantômarx ! Ce serait trop long de vous expliquer ! Avertissez Guéhaut et faites-le intercepter. Il ne faut surtout pas qu’il approche du Président !
-Nom de Dieu, souffla Henri Nagant, abasourdi.
-Ne perdez pas une minute, et méfiez-vous de tout le monde à la DCRI. A votre place, je ne resterais pas là…
            Le conseiller spécial se tourna lentement vers les hommes qui l’entouraient. Il y avait des types du GASP, qui lui servaient d’assistants ou de gardes du corps, mais l’écrasante majorité des personnes présentes étaient de la DCRI, autrement dit des créatures du grand patron, Samuel Barcino. Dans quelle mesure étaient-elles solidaires de leur chef ? L’adjointe de celui-ci avait perçu l’inquiétude d’Henri Nagant. Elle s’appelait Gabrielle Lorenzini, une sémillante quinquagénaire aux cheveux d’or coupés au carré.
-M. Nagant ? Quelque chose ne va pas ?
            Le conseiller reprit son souffle.
-Il faut que je vous laisse une minute. Je dois régler rapidement une affaire imprévue.
            Plantant là la dame interloquée, Nagant fit signe à ses hommes de le suivre.

*

Les coups redoublèrent contre la porte métallique donnant accès au toit-terrasse du QG de la Colonia Alemana. Ben Malek et Valentin vinrent se poster de part et d’autre du panneau, le doigt sur la détente de leur Heckler and Koch. Terrasson, Sarah Estevez et Ferrugia se positionnèrent un peu en retrait, prêts eux aussi à ouvrir le feu.
            Une petite voix aigüe se fit entendre :
« Sarah ? Sarah ? Tu es là ? Ouvre-moi s’il te plaît ! C’est moi, Jackson…Jackson Mitchell !
-Manquait plus que lui ! s’exclama Terrasson. C’est peut-être un piège…
-Vous n’avez rien à craindre ! glapit la voix, comme si elle avait entendu le capitaine. Je suis votre ami, et j’ai des choses importantes à vous dire…
-Tu es tout seul ?
-Non, Sarah…j’ai un nouvel ami. C’est une surprise pour vous ! Mais il n’y a personne d’autre. Les méchants ont quitté l’étage où nous étions.
            Ferrugia pointa son pouce vers le bas. Ça puait le coup fourré.
Sarah Estevez se mordit la lèvre. Prise d’une inspiration subite, elle dit à ses compagnons :
-Je le crois incapable de mentir. De toute façon, nous n’avons plus grand-chose à perdre.
-On peut filer du toit à l’aide de nos câbles descendeurs, objecta Valentin. C’est la panique autour de nous, on pourra se tailler un passage vers l’extérieur, d’autant plus facilement que nous portons les mêmes uniformes qu’eux ! Par contre, si on ouvre cette porte…
-Tant pis, trancha Terrasson, qui faisait instinctivement confiance en la jeune femme. Ouvrez à ce ou ces guignols, nous avons de quoi les arroser s’ils font les méchants !
            Avec une moue réprobatrice, Ben Malek tendit le bras pour déclencher l’ouverture de la porte. Tous les autres se tassèrent sur leur position, canons braqués sur l’ouverture qui allait en s’élargissant.
Jackson Mitchell apparut le premier. Il avait vilaine mine, amoché qu’il était par les coups reçus dans son affrontement titanesque avec Fantômarx. Les yeux pochés et enfoncés dans leurs orbites, le teint vert, la chemise et le pantalon souillés et déchirés, il ressemblait terriblement au mort vivant qu’il incarnait dans l’un des ses plus célèbres clips vidéo.
Mais le plus effroyable surgit derrière lui, passablement déglingué aussi. Masque rouge cabossé, complet veston dépenaillé, Fantômarx parut à la lumière dantesque de l’incendie qui ravageait la Colonia.
Ben Malek rabattit aussitôt la lourde porte, et toutes les armes prirent un éclat menaçant.
« C’est ça, ton nouvel ami ? lança Sarah d’une voix tendue. Tu te fous de nous, Jackson !
-Non, non, Sarah, je te jure, plaida l’Empereur du funk en levant ses mains roses. Il va tout vous expliquer…
            L’androïde au masque rouge leva également les mains en signe d’apaisement. Lorsqu’il prit la parole, tous furent frappés par le ton apaisé de sa voix, surréaliste en cet instant de tension majeure.
-Disons, chers amis, que les coups reçus ont altéré ma programmation initiale. Je ne ressens plus à votre égard la moindre hostilité. Je ne tiens plus maintenant qu’à entamer une nouvelle carrière, consacrée à faire le bonheur de mes contemporains par la musique et la danse.
            Ses yeux bleus avaient perdu de leur tranchant, et n’exprimaient plus qu’une infinie sérénité. Les quatre soldats et la jeune femme échangèrent un regard entendu. Ils étaient au pays des dingues ! Sarah enchaîna aussitôt :
-Qu’avais-tu à nous dire d’important, mis à part le fait que tu as transformé l’ennemi public n°1 en apprenti chanteur ?
-Ouais, on n’a pas toute la nuit, grommela Ferrugia.
-Eh bien, nous avons entendu le chef des méchants crier ses ordres à ses hommes. Il y a eu comme une dispute. C’était en allemand et en espagnol, mais Fanto et moi comprenons chacun une bonne centaine de langues…
-Ouais, ouais, abrège !
-Les hommes ne voulaient plus obéir à leur chef, qui parlait de lancer le programme Gotterdämmerung .
            Terrasson se tourna vers Sarah, qui avait blêmi :
-Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
-Je croyais l’avoir désactivé avec le reste, quand j’ai piraté l’ordinateur central ! Pickhardt a dû trouver un moyen d’y accéder…par un poste personnel de Von Hansel, certainement.
-Mais quoi, Bon Dieu ?
-Une arme expérimentale de Von Hansel, une bombe à antimatière, jamais essayée à cette échelle. Il la gardait en réserve pour des situations désespérées, afin que ses géniales inventions ne tombent pas en d’autres mains que les siennes. Si Pick le met en route, tout le bâtiment va se désintégrer, avec au moins une bonne partie de la place qui l’entoure !
-J’avais raison ! brailla Valentin. Faut utiliser les câbles, et fissa !
-Mais s’ils nous guettent, dehors, prêts à nous allumer dès qu’on descendra ? répliqua Terrasson. Marsu leader ne peut pas les repérer ?
« Négatif, grésilla la voix de Labrousse dans les écouteurs de Valentin. Trop de fumée sur le site, et la chaleur est trop forte pour faire de la détection infrarouge…tout est brouillé. Nous ne pourrons vous aider que lorsque vous serez hors du périmètre de l’incendie. »
Jackson Mitchell fit un timide pas en avant :
-Si je peux me permettre, les amis…je crois que Fanto et moi, nous pouvons vous donner un coup de main… »

*

Ulrich Pickhardt mesurait à quel point son autorité ne tenait plus à grand-chose. Son idée de déclencher Gotterdämmerung avait suscité une bronca chez ses hommes, dont les deux-tiers l’avaient abandonné et pris la fuite. Avec ses derniers fidèles, le « direktor » avait bien tenté de les menacer, mais tout le monde disposant d’une arme automatique, il apparut bien vite que l’argument d’une balle dans la tête était un peu court et risquait d’entraîner un massacre général.
« Tant pis, bande de minables, avait beuglé Pick. Barrez-vous ! Ça me fera des vacances ! 
            Il s’était rendu aussitôt dans le bureau de Von Hansel, avait ouvert un tiroir secret connu du seul vieux savant et de lui-même, et actionné la commande manuelle du système d’autodestruction. La bombe à antimatière installée dans le sous-sol de l’immeuble allait exploser dans dix minutes. Il ignorait si ses ennemis avaient pu prendre la fuite à bord des hélicoptères qu’il avait entendus tournoyer un moment au-dessus du toit, mais s’il en restait encore là-haut, ils allaient tous y passer.
« On se tire, les gars !
Talonné par les cinq hommes qui lui obéissaient encore (Vogler, Videla, Stroessner, Altmann et Alvarez), Pick dévala les échelons de la cage d’ascenseur et fila comme une flèche à travers le grand hall du rez-de-chaussée. Il avait à peine franchi les portes vitrées de la sortie nord qu’il eut l’impression de plonger dans une cocotte-minute.
L’air se faisait rare, et la température insupportable.
Vogler lui montra le dernier véhicule électrique encore garé sur le parking.
-Ces fumiers nous en ont au moins laissé un !
            Mais Videla, qui avait levé les yeux vers le sommet du bâtiment, poussa un cri :
-Regardez là-haut qui nous tombe dessus !
            Pick et les autres suivirent son regard. Deux filins presque invisibles avaient été lancés depuis le toit, laissant glisser à vive allure deux silhouettes apparemment sans armes. Leur tenue paraissait bizarre, mais ils n’avaient pas de temps à perdre en considérations vestimentaires.
« Il en restait, j’en était sûr ! hurla Ulrich. Tirez, tirez !
            Il dégaina son pistolet et en vida frénétiquement le chargeur sur ces gugusses qui descendaient vers eux, aussitôt imité par ses hommes. Balles de pistolet et de fusils d’assaut s’abattirent en grêle sur la façade, décorant les fenêtres et baies vitrées de multiples étoiles d’argent, faisant voler des éclats de béton. Les deux zozos descendaient toujours, de plus en plus déchiquetés par les projectiles. L’un des câbles fut soudain tranché net, et le type qu’il portait chuta lourdement d’une hauteur de quatre mètres…pour se relever aussitôt.
-C’est pas possible ! gueula Stroessner. Même avec un bon gilet pare-balle…
            Le premier tombé fut rejoint par l’autre. Leurs vêtements lacérés et leurs corps mutilés laissaient couler un liquide ressemblant à du sang, mais qui n’en était pas. Leurs visages déchiquetés mettaient à la lumière des flammes des éléments métalliques étincelants. Celui qui portait ce qui avait été un élégant costume prit la parole en allemand :
-Nous sommes venus en paix pour tester vos intentions. Nous voici édifiés. Vous l’aurez voulu…
            L’autre créature, plus fluette dans ses lambeaux de chemise blanche et de pantalon noir éclaboussés de rouge, leva un bras longiligne vers le ciel. Son œil droit pendait de son orbite.
« Allez-y là-haut, Hiiiii-hi !
Un feu d’enfer s’abattit du toit, tandis que trois autres câbles étaient lancés dans le vide. Les hommes du GASP firent une nouvelle fois la preuve de leur habileté au tir.
            Quelques instants plus tard, tous les hommes de Pick étaient à terre, baignant dans leur sang. Le « direktor » lui-même, en piteux état, ne sentait plus que son bras gauche. Un liquide chaud et épais lui noyait les yeux.
« Gn…gna…gn, gémit-il en s’essuyant le visage d’une main tremblante.
            Dans un brouillard rouge, il distingua plusieurs visages penchés sur lui. Il en reconnut un.
-Sarah…C’est toi…Ss…salope !
-C’est le seul encore vivant, dit une voix. On le finit ?
            La jeune femme hésita un instant, puis déclara d’une voix froide :
-Laissez-le crever, il n’en a plus pour longtemps.
Terrasson la considéra avec un mélange d’admiration et d’inquiétude. Il avait vu passer sur son joli visage une ombre qu’il n’aimait pas du tout, mais la belle brune ne lui laissa pas le temps de gamberger.
-Dans la voiture, tout de suite ! Il nous reste deux minutes à tout casser !
            Sarah, les traits durcis, se jeta au volant du petit véhicule, une sorte de mini-jeep décapotable blanche. Terrasson sauta sur le siège passager, laissant ses trois camarades s’entasser à l’arrière avec leurs armes. Sarah se tourna vers les deux androïdes salement amochés qui les contemplaient en souriant. Un sourire qui rendait encore plus hideux leurs masques ravagés.
-Je suis désolée, fit-elle, mais…
-Vous manquez de place, et surtout de temps, poursuivit Fantômarx de sa voix grave. N’ayez aucun regret, mademoiselle, et partez vite !
-Hit the road, Sarah ! glapit Jackson Mitchell en esquissant un pas de danse que ses articulations endommagées ne lui permirent pas d’achever.
            La jeune femme appuya sur l’accélérateur, et la voiture s’élança dans un crissement de pneus. Ils traversèrent la place et enfilèrent l’avenue menant vers la porte nord. De part et d’autres de la voie, les bâtiments enflammés leur donnaient l’impression de se précipiter en enfer. L’air leur manqua un instant, et ils crurent que leur sang allait se mettre à bouillir. Ils ne croisèrent pas âme qui vive avant d’atteindre le poste de garde de la porte nord, dont les vantaux explosés gisaient sur le sol. Il y avait là deux land-rover avec une escouade d’hommes armés et de pompiers qui contemplaient le désastre à la limite extrême de ce que la chaleur de haut-fourneau leur permettait de supporter. A leur tête, Müller, l’adjoint de Pickhardt, était venu s’assurer que plus personne ne traînait encore dans la ville embrasée.
            Il venait de tenter de contacter son chef, espérant le dissuader de lancer cette folie de Götterdämmerung. Mais son portable sonnait dans le vide. « Pick » avait pété les plombs, alors même que Müller venait d’être averti qu’une colonne de secours venait de quitter la ville d’Eldorado sur ordre du gouverneur de la province de Misiones. Le Brésil lui-même avait été contacté par le gouvernement argentin, à la fois pour intercepter les terroristes et pour fournir une assistance dans la lutte contre l’incendie depuis la grande ville de Foz do Iguaçu, bien plus proche qu’Elodorado du lieu des opérations.
            Et tout cela n’allait servir à rien. Pis, l’explosion de la charge d’antimatière allait révéler à tous que des choses bien curieuses s’étaient bricolées aux confins du Parc national d’Iguazu.
« Mein Herr, une voiture nous fonce dessus ! cria un garde.
            Müller reconnut la jeep blanche que lui et ses camarades avaient laissée derrière eux en évacuant le QG. Elle déboulait du fond de l’avenue de toute la puissance de sa batterie électrique, et Müller identifia sans peine, à l’aide de ses puissantes jumelles et de la lumière violente de l’incendie, qui était au volant.
-Estevez ! C’est elle ! Ouvrez le feu !

*

Dans la salle de réanimation de l’hôpital de campagne de Villacoublay, Lefèvre et Collet surveillaient fiévreusement les divers instruments branchés sur le corps de leur prestigieux patient. L’électrocardiogramme et l’électro-encéphalogramme étaient formels, émettant leurs « bips » réguliers et rassurants. Le Président Zarkos était vivant, et retrouvait peu à peu le chemin de la conscience.
-Il ne se réveillera pas avant une heure ou deux, mais il est sorti d’affaire, commenta le docteur Lefèvre.
-Félicitations, lui dit son collègue dont les traits fatigués exprimaient un infini soulagement. Votre baume à base de datura a fait des miracles.
-Une chance surtout qu’il m’en restait un pot de mon stage en Haïti, et que son efficacité soit restée intacte malgré le temps passé. Vos coursiers nous ont plus vite livrés que mon pizzaiolo habituel. »
            Le professeur Lefèvre avait en effet passé quelques mois à Port-au-Prince, l’année précédente, dans le cadre de ses recherches sur les « faiseurs de zombis » haïtiens. Il lui avait fallu du temps, de la patience et des relations, mais il avait réussi à arracher à un « hougan », un prêtre vaudou, le secret de sa poudre à zombi et de son antidote. Il avait ainsi appris que la tétrodotoxine était le principal ingrédient de la poudre, et que la datura permettait d’en annuler les effets. Lefèvre avait confectionné lui-même, sur les indications du « hougan », le baume miraculeux qu’une équipe du GASP s’était empressée d’aller récupérer à son laboratoire.
            Après vingt minutes de massage intensif du torse présidentiel, les premiers signes d’un retour à la vie étaient apparus.
-Je crois qu’on a bien mérité un café, dit Collet en contemplant le visage paisible du Président étendu sur son lit à roulettes.
-Avec plaisir…
            De brusques éclats de voix et leur parvinrent de la pièce voisine, où les attendait Claude Guéhaut, le conseiller du Président. Soudain, la double porte battante qui donnait sur la salle de réanimation fut ouverte avec violence. Collet reconnut Samuel Barcino, le patron de la DCRI en personne, costume cravate et imperméable ouvert, flanqué d’un gaillard sapé de la même façon mais autrement plus baraqué.
-Ne les laissez pas approcher du Président ! hurla Guéhaut derrière eux.
            Barcino, dont le teint bistre tournait au jaune sous les néons de la salle de réanimation, sortit un pistolet 6.35 de son imper et en menaça les deux médecins.
-Vous, les toubibs, poussez-vous ! gronda-t-il. Fred, fais-ce que tu as à faire…
-Mais enfin, commença Collet d’une voix chevrotante, que voulez-vous ?
-Dégage, on te dit ! brailla l’armoire à glaces en bousculant le grand échalas.
            Pétrifié, le professeur Lefèvre cherchait en vain le pourquoi du comment, lorsqu’il y eut une série de détonations sèches. Barcino et son acolyte s’effondrèrent d’un coup. D’instinct, les deux médecins s’étaient jetés à terre. Lorsqu’ils relevèrent les yeux, Claude Guéhaut se tenait dans l’encadrement de la porte. Blafard et en sueur, il brandissait un automatique dans ses mains tremblantes. Il y eut ensuite un tourbillon d’uniformes, lorsque les gardes en faction autour du bâtiment s’engouffrèrent dans la pièce.
            Le conseiller jeta son arme avant d’être plaqué contre une cloison et menotté sans ménagement.
-Appelez Nagant et le QG du GASP ! hurla-t-il. Barcino a voulu tuer le Président !
-C’est vrai ! cria Collet pendant qu’on l’aidait à se relever. Il a déboulé ici l’arme au poing, nous a menacés…Pas vrai, cher collègue ?
-Heu…ben oui, confirma Lefèvre. Mais il va falloir qu’on m’explique ! »

*

Les hommes du GASP, une fois de plus, furent à la hauteur de leur réputation de soldats d’élite. Valentin, Ben Malek et Ferrugia avaient préparés leurs fusils-mitrailleurs équipés de lance-grenades, et s’étaient tenus prêts à ouvrir le feu dans un angle de 180° quelques instants après le démarrage de la jeep. Aucun danger ne pouvant venir des rues adjacentes déjà encombrées de débris enflammés, les trois hommes purent resserrer leur angle de tir sur la menace immédiate apparue au bout de l’avenue du Nord. Ils ouvrirent le feu au moment même où Müller donnait l’ordre de tirer.
Leurs casques multifonctions, quelque peur perturbés par la chaleur, fonctionnaient néanmoins suffisamment pour les aider à accrocher leurs cibles. Deux grenades et une rafale effroyablement bien ajustée firent exploser les deux land-rover garées en épi symétriques, fauchant dans un même souffle tous les hommes présents.
Müller, projeté au sol mais sans une égratignure, vit passer en trombe la jeep qui percuta légèrement au passage la carcasse en feu d’une des Land-rover. L’adjoint de Pickhardt, saisit sur le goudron chaud le M-16 d’un garde inanimé près de lui, et vida rageusement son chargeur en direction du véhicule qui disparaissait dans les ténèbres. Puis, tandis que les rescapés de son groupe reprenaient leurs esprits, il décrocha son talkie :
« Leader sécurité à Poste N1 ! Un véhicule immatriculé CEM 2489 vient de sortir de la Colonia par la porte Nord. S’il reste sur la route, il ne peut que se jeter sur vous. Ordre d’ouvrir le feu sans sommations ! Attention, l’ennemi est lourdement armé et dangereux ! »

*
« Ben Malek est touché ! cria Valentin. Il est dans les pommes !
            La jeep tanguait méchamment, et faillit verser lorsque Sarah effectua une brutale embardée sur la droite, prenant une petite allée que ses phares réduits au minimum éclairaient faiblement.
-Où allez-vous ? demanda Terrasson qui s’accrochait farouchement à son siège pour ne pas être éjecté.
-Je renonce à la voie directe, expliqua la jeune femme. On a un pneu crevé, et l’alerte a dû être donnée. Ils peuvent bloquer la seule route qui nous permet de traverser la jungle et de rejoindre la voie 101, par un poste de contrôle situé en limite du territoire de la Colonia. Je dois donc activer le plan C…
-Le plan B, vous voulez dire ?
-Non, le plan B, c’était de filer tout droit. Mais c’est foutu, donc, plan C.
-Et si ça foire, il y a un plan D ?
            Sarah donna un brusque coup de frein et éteignit les phares de la jeep.
-Vous verrez bien !
            Elle avait arrêté le véhicule au bord d’une longue piste bétonnée, celle du petit aérodrome desservant la Colonia. Plusieurs foyers d’incendie achevaient de se consumer : la Tour de contrôle, le poste de DCA, et quelques hangars. Personne n’était en vue.
            Sarah désigna un hangar entrouvert et apparemment intact.
-Nous trouverons là-dedans de quoi nous tirer d’ici…comment va Ben Malek ? Transportable ?
-Mort, répondit simplement Valentin. Le gilet et le casque ont bien encaissé, mais une balle a atteint la nuque. On l’emmène ? Je peux le porter.
            Terrasson acquiesca, et le petit groupe se porta au pas de course vers le hangar, que Sarah achevait d’ouvrir en poussant vigoureusement la grande porte métallique sur son rail grinçant. A la lueur rougeoyante du brasier de la Colonia, ou dans une brume verdâtre pour les deux hommes qui portaient leurs casques à vision infra-rouge, apparut la silhouette rutilante d’un avion de tourisme, de marque Cessna.
-Il peut emporter quatre passagers adultes, cinq si on se tasse et diminuant les performances…
            L’allusion de la belle brune était évidente. Elle n’avait même pas besoin de jeter un regard au corps que Valentin portait sur ses épaules. Celui-ci jeta son fardeau au sol dans un mouvement de colère.
-On n’a pas abandonné Pujol, nom de Dieu ! Et ça nous a coûté une place !
-Nous ne pouvons plus nous permettre ce luxe, rétorqua Sarah. Ben Malek aurait compris !
            Plantant là le militaire furieux, elle bondit dans l’habitacle de l’avion pour lancer le moteur.
-Faisons ce qu’elle dit, soupira Terrasson. Quant au corps de Ben, je m’en occupe…il ne doit pas tomber intact aux mains de l’ennemi.
            Quelques instants plus tard, le Cessna sortait en vrombissant de son abri. Terrasson et Valentin avaient pris place à l’arrière, laissant le siège passager avant à Ferrugia, qui couvrait leur sortie et les rejoignit au pas de charge.
-Magnez-vous de décoller, brailla-t-il. Des véhicules nous foncent dessus depuis la grande route ! Ils vont nous couper la piste !

*

Müller avait reçu des renforts, sous la forme d’une patrouille de trois Land-rover chargées d’hommes en armes venus du poste N1. Celle-ci était déjà en route lorsque le nouveau directeur de la Sécurité avait signalé le passage en force de la jeep « terroriste », et avait aussitôt forcé l’allure. Müller avait pris place dans l’une des voitures et pris le commandement des opérations.
-Si vous n’avez croisé personne en venant ici, c’est que ces fumiers se sont dirigés vers l’aérodrome…pas difficile de deviner ce qu’ils espèrent y trouver !
            Les trois véhicules tout terrain prirent en enfilade la seule piste du terrain d’aviation, roulant sur une même ligne. Par les toits ouvrants de chaque Land-rover, deux hommes s’étaient levés et braquaient leurs M-16 sur l’espace éclairé par la triple paire de phares.
            L’avion leur arrivait dessus, tous feux éteints, dans le rugissement de son moteur à plein régime.
-Ils nous la jouent à la dégonfle ! gronda Müller dans son micro. Garez-vous à droite et tirez ! Tirez !
            Les trois véhicules se rangèrent au dernier moment du même côté, faisant hurler les freins et laissant les traînées noires de pneus sur la piste grise.
            Le Cessna passa en trombe, mais les gardes de la Colonia lui firent une haie d’honneur de leurs rafales furieuses. L’appareil poursuivit un moment sur sa lancée, criblé d’impacts, cockpit éclaté, crachant de l’essence et de l’huile. Il zigzagua sur la piste, avant de la quitter et d’aller cahoter sur la prairie. La roue avant bascula dans un trou, précipitant l’avion dans un magnifique « cheval de bois ». L’essence prit feu, et tout le fuselage se changea en torche.
            Descendu de sa Land-Rover, Müller exultait en contemplant ce désastre.
« Wunderbar ! Ces enfoirés ont fini par payer !
            Puis, se tournant vers ses hommes :
-Allez quand même fouiller les alentours, on ne sait jamais…et soyez vigilants. Quand le barbecue sera fini, on examinera les restes ! 
            A cet instant, une épouvantable déflagration fit trembler le sol et précipita tout le monde à terre. Une immense boule de lumière blanche recouvrit l’essentiel de La Colonia, rendant aveugle tout ceux qui avaient eu le malheur de tourner les yeux dans cette direction. Avec un rien de retard, Gotterdämmerung venait de se déclencher.

A suivre dans : Dans la jungle, terrible jungle…

Chapitre 18 : Under Fire.

Errata : la mort du père d’Ulrich, dans l’épisode précédent, est due à une embolie. La « thrombose » dont parle son fils désignant la formation d’un caillot dans un vaisseau sanguin. Vous allez dire que je chipote, mais je suis un auteur sérieux ! Sérieux et parfois distrait, car un subordonné du même Ulrich change de nom dans un même paragraphe du 17eme épisode, passant de « Trujillo » à « Fernandez »…faudrait savoir. Eh bien vous le saurez, il s’appelle Trujillo.


L’homme au masque rouge marchait d’un pas aussi tranquille qu’implacable vers ses futures victimes, sa barre de fer à la main.
« Nous allons devoir nous séparer, chuchota Sarah au capitaine Terrasson. Vous croyez pouvoir tenir le coup ?
-Je pense bien…vous avez vu l’extincteur près de la porte ?
-Oui. Je m’en occupe. »
La jeune femme bondit vers l’appareil accroché au mur, à droite de la double porte. Fantômarx comprit immédiatement quelle était son intention, et se précipita sur elle en faisant tournoyer son arme improvisée. Mais Jackson Mitchell, jusque là complètement immobile, s’interposa en hurlant :
« Don’t touch this pretty young thing ! »
Son cri fut suivi d’un bruit mat, lorsque Fantômarx frappa l’Empereur du funk comme un batteur de base-ball cognant à la volée. Heurté au cou avec une violence hallucinante, Jackson eût été décapité s’il avait été un être humain normal, mais ses vertèbres en titanium encaissèrent le choc. Il fut néanmoins balayé à deux mètres et alla percuter le mur.
« Hou ! » piailla-t-il, rebondissant contre l’obstacle. Le cou enflé et écarlate, il semblait avoir gardé toute son énergie et sauta d’un bond prodigieux sur son adversaire. Evitant un nouveau coup de barre de fer, il s’accrocha au dos de Fantômarx tel un koala sur sa mère, et lui cacha les yeux de ses mains rosâtres.
« Coucou, qui c’est ?
-Dégage de là, grotesque histrion ! rugit l’homme au masque rouge, qui tenta alors d’abattre son arme sur le crâne de Jackson, ne réussissant qu’à se cogner lui-même.
Le choc lui brouilla quelque peu les circuits, et il se précipita à reculons vers le mur pour y écraser le parasite arrimé à son dos. Jackson se dégagea au dernier moment d’un souple coup de reins, laissant Fantômarx heurter la paroi de béton de tout son élan. La puissance de l’impact laissa croire à Sarah et Terrasson que le cyborg allait s’enfoncer dans le mur et y laisser l’empreinte de son corps, mais ce genre de gag n’arrive que dans les dessins animés ou les films comiques. Fantômarx, qui avait lâché sa barre de fer, rebondit à son tour contre l’obstacle, repartit vers l’avant et fut propulsé directement dans la petite allée séparant les modules 2 et 3. Il s’affala sur un chariot transportant divers appareils électroniques et fonça comme un bolide vers l’autre côté de la salle.
« Hiiii-hi ! cria à nouveau Jackson Mitchell en s’élançant à sa poursuite.
Un fracas de métal et de verre brisé annonça aux deux humains que le cyborg au masque rouge était arrivé au terme de son rallye sur roulettes. Puis la rumeur d’une nouvelle bagarre leur parvint, avec force « hou-hou », « hii-hii » et autres imprécations caverneuses.
« Plutôt fortiche, le zombie, reconnut Terrasson, mais tout cela ne nous aide pas à sortir de ce foutu labo !
-Il faudrait que… »
Sarah fut interrompue par une sourde explosion provenant de l’autre côté de la double porte. Il y eut une cavalcade, quelques exclamations, et soudain ce cri miraculeux, à peine étouffé par l’épaisseur des panneaux métalliques :
« Houba leader, ici Houba 3 ! Vous êtes là ?
-Affirmatif ! gueula le capitaine, qui avait reconnu le lieutenant Ferrugia. Nous sommes bloqués derrière ces portes !
-On va les faire sauter tout de suite, répondit son camarade. Reculez-vous fissa ! »
Terrasson et Sarah s’empressèrent d’obéir et de se mettre à l’abri derrière le module 2. La jeune femme en profita pour jeter un coup d’œil dans l’autre partie de la salle, histoire de suivre l’issue de la baston opposant les deux cyborgs. Elle n’aperçut qu’une confuse mêlée à l’intérieur du module où elle avait découvert le sosie robotique de l’Empereur du funk.
Une forte détonation la ramena à d’autres priorités. Une charge de C-4 habilement placée venait de faire éclater la double porte, qui livra passage à deux hommes en combinaison noire qui se ruèrent dans la salle au milieu d’un tourbillon de fumée. Ils portaient leurs casques multifonctions et tenaient leurs Heckler and Koch prêts à aboyer.
« Putain, les gars, j’y croyais plus ! s’exclama Terrasson en leur tombant dans les bras.
-C’est Marsu leader qui nous a envoyés en renfort dès qu’ils vous ont vus en difficulté et que vous avez cessé d’émettre, expliqua Ferrugia. On a remis nos tenues et foncé à la rescousse, mais on a pas mal tâtonné avant de vous retrouver…
Le lieutenant se figea soudain en apercevant le cadavre de Pujol.
-Merde ! Il est…
-Ouais, coupa sombrement Terrasson. Où sont Houba 5 et 6 ?
-Je les ai laissés en faction sur le toit. D’après ce que nous transmet Marsu leader, c’est un tel bordel dehors qu’ils n’ont pas trop à craindre un assaut quelconque.
-Ouais, mais ne moisissons pas ici ! »
Terrasson chargea le corps toujours inanimé de Von Hansel sur ses épaules, tandis que Sarah en faisait autant avec le sosie de Lucas Zarkos. La fille avait du muscle, et le petit homme brun ne pesait pas trop lourd malgré son allure râblée. Andreas Papaphiloglou, le plus grec de tous les présidents de la République française, était toujours dans les vapes. Houba 4, alias Valentin, emmena de la même façon la dépouille de Pujol. Personne n’avait envie d’abandonner un camarade dans ces lieux maudits, qu’il soit mort ou vif.
« Et Jackson ? s’inquiéta soudain Sarah. On ne l’emmène pas avec nous ?
Terrasson fit la grimace :
-Désolé, Wonder Woman, mais on n’a pas de temps à perdre pour une machine ! Elle nous couvre pendant qu’on dégage, et c’est très bien comme ça !
La jolie brune fit la moue, mais dut se rendre à l’évidence. Du fond de la salle lui parvenait toujours le vacarme d’un titanesque affrontement, d’où émergeaient les glapissements de Jackson Mitchell :
« It doesn’t matter who’s wrong or right, just beat it ! Beat it ! Hou!”
-C’est quoi ce bordel ? s’inquiéta Ferrugia.
-T’expliquerai plus tard, grommela le capitaine, on fiche le camp ! »

*
Trujillo n’en menait pas large. Son chef lui avait ordonné, du fait de ses compétences, de grimper le premier le long des échelons métalliques plantés dans le béton de la cage d’ascenseur. Il préférait ne pas trop regarder en bas, dans ce puits sombre où brillaient de loin en loin quelques lumignons de secours. Il entendait simplement le halètement des camarades qui le suivaient, le frottement de leurs rangers sur les barreaux et le tintement de leur matériel qui s’entrechoquait au rythme de la montée. Encore un effort, et Trujillo prit pied sur la minuscule passerelle qui faisait le tour de la cage d’ascenseur et permettait d’accéder à tous les points du système de motorisation. Bien éclairé par sa lampe, le technicien se faufila autour de la machinerie jusqu’à la porte de visite donnant sur le couloir principal du niveau Six. Il fit passer le message à Ulrich Pickhardt par les hommes qui le suivaient en file indienne, plus nerveux que jamais.
Ce n’était pas tant par couardise que par manque de confiance en ses hommes, qu’il sentait de moins en moins disposés au combat, que « Pick » fermait ainsi la marche. Un grand nombre d’entre eux, les Allemands en particulier, avaient de la famille à la Colonia et s’inquiétaient de leur sort. Quant aux « latinos », leur propension à se faire tuer jusqu’au dernier pour satisfaire la soif de vengeance de leur chef était pour le moins sujette à caution.
« Trappe de visite prête à l’ouverture ! » transmit fidèlement le dernier de la file au Direktor.
Celui-ci allait donner ses consignes, quant une sourde détonation retentit.
-Cela vient de là-haut ! cria quelqu’un.
-Vos gueules ! hurla Pick, on entend plus que vous ! Ouvrez la trappe et placez-vous en tirailleurs dans le couloir. En avant ! Adelante ! Vorwärts !
Un autre bruit d’explosion vint ponctuer cette injonction martiale.
Les mains moites et tremblantes, Trujillo manoeuvra le petit verrou de la porte métallique et la poussa doucement avant de risque un œil dans le couloir du sixième étage. Il aperçut d’abord sur sa gauche le corps inanimé d’un garde gisant devant la porte des appartements de Von Hansel. Sur sa droite, au fond du couloir, il put distinguer au travers d’une fumée grise les portes défoncées donnant sur le grand laboratoire et l’ascenseur express. De sombres silhouettes s’y agitaient confusément. S’il sortait là, dans le couloir, comme Pickhardt l’avait ordonné, il serait totalement à découvert.
« En tirailleur ! songea-t-il avec amertume. On va se faire tirer comme des lapins, oui ! »
Il fit passer son premier état des lieux au Direktor, dont la réponse lui parvint rapidement par le biais de l’homme qui se tenait derrière lui, une grosse brute au front bas nommée Vogler, qui passait pour être le pitbull de Pickhardt.
-Tu te bouges le cul et tu sors dans ce putain de couloir, gronda l’abruti en appuyant le canon de son M-16 entre ses omoplates.
Le malheureux Trujillo sentit ses jambes se dérober sous lui, mais il n’avait pas le choix. Il repoussa davantage le panneau et entreprit de se faufiler à l’extérieur. Il avait à peine glissé sa tête à découvert que celle-ci explosa comme une pastèque trop mûre.

*
Ferrugia, alias « Houba 3 » n’avait pas loupé sa cible.
-Ennemi au contact au bout du couloir ! cria-t-il. Faut foncer vers le palier avant qu’ils ne nous barrent le passage. Je nous ouvre la route…fermez les yeux !
Il balança une grenade « flash bang » juste devant la porte par où le type était sorti. La détonation assourdissante et l’effet lumineux aveuglant ne pouvaient que désorienter quiconque pointerait son museau hors de l’ouverture. Les quatre hommes, la jeune femme et leurs fardeaux en profitèrent pour cavaler jusqu’au palier et gravir les marches quatre à quatre jusqu’au niveau supérieur. Ferrugia les couvrait en lâchant derrière eux quelques courtes rafales.
Ils furent bientôt sur la terrasse, en compagnie de Forterre et Ben Malek, et claquèrent la porte blindée derrière eux qui se verrouilla automatiquement. Tout autour, en bas, c’était l’enfer. Une bonne partie de la Colonia s’était embrasée, et offrait à leur regard un spectacle de fin du monde. Le hululement des sirènes et le grondement de l’incendie qui dévorait un à un les bâtiments du village obligeait tout le monde à hurler pour se faire entendre. La chaleur était insupportable, et l’air de plus en plus suffocant. Sur la place en contrebas filaient encore quelques véhicules chargés de personnes à évacuer. De toute évidence, on avait renoncé à combattre le brasier. C’était le sauve-qui-peut général.
-Cela ne va pas faciliter notre évasion, dit Ferrugia, qui venait de confier à Forterre la charge de surveiller la cage d’escalier. Nos ennemis sont dans la panade, mais l’air est trop surchauffé pour que les hélicos se posent comme il faut.
-Va falloir qu’ils nous treuillent, approuva Terrasson, mais ça va prendre du temps…
-Ouais ! Avec les zincs argentins qui rappliquent à toute bombe ! On est mal de chez mal !
Le capitaine Terrasson s’approcha de Sarah, qui s’était accoudée à la balustrade et contemplait, fascinée et horrifiée, l’ampleur de la catastrophe qu’elle avait déclenchée.
-Vous n’y êtes pas allée de main morte, mademoiselle Estevez…
-J’avais des ordres, lâcha-t-elle brutalement en s’éloignant de lui.

*

Les secours tant attendus par le vaillant commando français ne payaient guère de mine. Trois vieux hélicoptères, deux Bell UH1 Iroquois et un Jet Ranger, fonçaient à quelques mètres au-dessus des arbres de toute la puissance de leurs turbines trafiquées. Leur peinture noire et l’absence totale de feux de position les faisaient se confondre avec la nuit qu’ils ne troublaient que par le vacarme de leurs moteurs. Les services secrets brésiliens auraient certes pu se procurer des appareils plus modernes que ces engins datant de la guerre du Vietnam, mais il avait été décidé en haut lieu que l’on n’engagerait dans cette mission à haut risque que des vieux coucous disponibles sur n’importe quel marché de l’armement lourd et d’occasion, de manière à rendre plus crédible le bobard prévu d’une mystérieuse attaque terroriste.
Les appareils, dépourvus de toute marque distinctive, devaient de toute façon être détruits par le feu après leur retour en territoire brésilien. A leur bord, les commandos d’élite en tenue noire ne portaient eux non plus aucun indice de leur identité au cas où ils se feraient descendre. Quant à la capture…Ils avaient tous du cyanure sur eux.
La jungle qu’ils avaient survolée depuis le franchissement du Rio Iguazu fit brusquement place à la grande clairière défrichée entourant la Colonia Alemana. Les pilotes comprirent aussitôt la cause de l’immense lueur rouge orangée qui colorait le ciel nocturne depuis quelques minutes. Déjà, l’air chaud commençait à faire tanguer dangereusement leurs appareils.
« Hop leader à Marsu Leader, appela le pilote du Jet Ranger. Nous sommes sur l’objectif…C’est la panique là-dessous…aucune opposition…Nous allons nous placer au-dessus du centre administratif, mais la récupération ne va pas être facile !
-Bien reçu, Hop Leader…Faites au mieux, répondit le colonel Fernandes. Nos hommes vous attendent. Nous vous mettons en contact avec leur chef… »

*

A la lueur de l’incendie, Sarah et ses compagnons purent distinguer les ventres luisants des hélicoptères qui tournoyaient à cent mètres au-dessus d’eux en ajoutant leur vacarme à celui du brasier.
« C’est bien ce que je craignais ! cria Ferrugia aux autres. « Hop » vient de me dire qu’ils ne pourront pas se poser sur la Terrasse…Trop risqué à cause du pylône de télécommunications. Ils ont déjà du mal à tenir comme il faut là-haut avec toutes ces turbulences ! Ils vont nous treuiller…
-Tous à la fois ? s’enquit Terrasson.
-Non. Ils ne sont pas assez stables pour tenter une extraction en grappe de plus de quatre. Et pas question que deux appareils s’y mettent en même temps, ils devraient trop se rapprocher et pourraient se heurter !
-Et nous sommes neuf, avec Pujol...Putain de merde ! Même si on l’abandonne, il va falloir s’y prendre à deux ou trois fois !
Un long câble lesté muni de quatre harnais accrochés l’un derrière l’autre commençait à se dévider du flanc de l’un des deux Bell UH1. Il se balançait fortement dans l’air surchauffé et traversé d’épais panaches de fumée noire.
« Bon…par qui on commence ? demanda Forterre.
Ferrugia était censé avoir pris le commandement, mais il se tourna instinctivement vers le capitaine Terrasson. Celui-ci cogitait à toute allure, et décida :
-Le « président », Von Hansel, Pujol…et la fille !
-OK, approuva Forterre qui courut prêter main forte à Ben Malek pour réceptionner le câble.
Pendant quelques instants pénibles, ce dernier menaça de s’entortiller autour du pylône flanquant la terrasse, mais il fut enfin solidement empoigné par les deux hommes. Les corps toujours inanimés du faux Zarkos et du savant nazi furent les premiers sanglés, suivis du cadavre du malheureux Pujol. Sarah s’apprêtait à compléter la grappe, quand la nouvelle tomba dans les écouteurs de Ferrugia.
« Marsu Leader à Hop et Houba Leaders ! Les Argentins seront sur vous dans quelques minutes. Vous devez dégager immédiatement, ou vous êtes foutus !
-On termine juste la première grappe ! protesta Ferrugia.
-Ce sera la seule, trancha durement Fernandes. Ou alors ce sera le massacre général !

Ferrugia transmit aussitôt l’affreuse nouvelle à ses camarades d’infortune.
Sarah n’avait pas encore bouclé ses sangles. Elle se dégagea et tendit son harnais à Terrasson :
-Vous êtes blessé, capitaine, c’est vous qui partez !
-Pas question, vous êtes…
-Ouais, une femme, je sais ! Mais je suis la seule qui peut vous sortir de là autrement que par la voie des airs, alors je reste en bas !
Ils étaient en train de perdre un temps précieux en vaines palabres héroïques. Le capitaine dut convenir que la jolie brune avait raison. Il désigna Forterre, qui était le seul du groupe à avoir deux gosses :
-Accroche-toi immédiatement, tu es du voyage, mon vieux ! »
Une minute plus tard, la grappe humaine décollait et montait à toute allure vers l’hélicoptère qui tanguait au-dessus de la plate-forme. Le cœur serré, ceux qui restaient en bas virent les appareils basculer sur le côté et disparaître dans la nuit rougeoyante.
Leur affreux sentiment d’abandon fut soudain troublé par des coups sourds frappés à la porte blindée de la cage d’escalier, à quelques mètres d’eux. Ils avaient presque oublié qu’ils n’étaient pas seuls dans cet immeuble. Et ceux qui restaient avec eux semblaient bien décidés à les rejoindre…

A suivre…