dimanche 26 avril 2009

Chapitre 9 : Président en péril.

La demi-douzaine de techniciens du GASP entassés dans le bureau climatisé commençait à trouver le temps long. Sur les nombreux écrans qui tapissaient la salle se déroulait sous tous les angles la languissante soirée du président Zarkos. Aucun des faits et gestes des trois convives ne pouvait échapper à la batterie de micro-caméras dissimulées dans toute la suite présidentielle.

Certes, les gars étaient bien payés pour foirer ainsi leur réveillon de Noël, mais quand même. Fort heureusement, la sono était aussi bonne que l’image, ce qui leur permettait de ne rien perdre des échanges du trio.

-Votre famille ne vous manque pas trop, M. le Président ? minauda Mylène de Castelbougeac.

-Oh si, bien sûr…je les tous appelés tout à l’heure, à cause du décalage horaire. Pour moi, la famille, c’est ce qu’il y a de plus sacré…et vous ? Moi, j’vais vous dire une chose…

Jean-Marie Fondar étouffa poliment un baîllement devant son assiette de langouste au curry. Il promena un regard impassible sur le décor faussement tropical de la terrasse, tout en bambous et palmiers en pots. Des torches-luminaires faisaient danser de joyeux reflets, au rythme de la musique diffusée par de discrets amplis habilement disposés. Aux airs de sambas succédaient les plus grands succès de Gilberto Gil et Chico Buarque. Pas de photographes…ils étaient vraiment seuls avec le Président, à l’exception des allées et venues des serveurs en livrée blanche que les gorilles du service de protection filtraient à l’entrée de la suite. L’air était d’une douceur merveilleuse, grâce à une brise de mer qui ventilait la touffeur tropicale et chassait les moustiques.

La suite présidentielle occupait tout l’étage supérieur de l’aile nord de l’Ipanema Palace, et aucun des immeubles voisins n’offrait de vue directe sur la terrasse et sa piscine. Les gardes français et brésiliens en poste sur le toit de l’hôtel avaient reçu l’ordre de rester le plus discret possible.

Une serveuse en mini-jupe noire et tablier de dentelle blanc vint apporter un plateau d’argent où rutilaient deux petits paquets cadeaux.

-C’est bientôt minuit, déclara Lucas Zarkos. Je voulais pas attendre le dessert pour vous faire la surprise !

-Oh, M. le Président, il ne fallait pas ! s’exclama Mylène.

L’expression agacée de son collègue fit sourire les techniciens du GASP. Ils savaient d’après leur fiche que le journaliste aurait bien aimé se taper la belle blonde, qui lui avait toujours refusé ce plaisir. La voir ainsi faire les yeux doux au Chef de l’Etat devait le mettre hors de lui !

Les emballages clinquants furent vite retirés, et les deux journalistes découvrirent l’étendue de la générosité présidentielle.

-C’est magnifique ! s’écria Mylène en exhibant une montre plaquée or.

-Oui, très beau, ajouta Jean-marie en contemplant la sienne, plaquée argent.

-Ce sont des Patek Philippe, encore plus classe que les Rolex ! Comme dit mon copain Charles Lagassa, le publicitaire, si on pas une montre comme ça à 50 ans, c’est qu’on a raté sa vie !

-Nous aurons donc réussi la nôtre, fit Jean-Marie sur un ton légèrement grinçant qui lui valut un discret froncement de sourcils de sa jolie collègue. Un reprendrez un peu de champagne, M. le Président ?

-Oh, c’est sympa, mais vous savez, moi et l’alcool…demain, je ferai mon footing sur la plage. Je compte sur vous !

-Allons, M. le Président, dit suavement Mylène, c’est Noël ! Vous pouvez vous lâcher. Vos conseillers ne sont pas là…

-Ouais, et c’est tant mieux, parce qu’ils me gonflent pas mal, vous savez ! Mais ça reste entre nous, hein ?

Au PC du GASP, tout le monde jeta un bref coup d’œil à Henri Nagant et Charles Guéhaut, les deux conseillers présidentiels présents aux côtés du commissaire Labrousse et du commandant Pourteau. Les têtes pensantes de l’Elysée affichaient une mine sinistre. Eux seuls, ainsi que les chefs du GASP, connaissaient la véritable identité de l’homme qui venait de se « lâcher » ainsi.

-S’il n’y avait que cela pour vous troubler, M. le Président, exhala la belle blonde. Vous devez vous sentir libéré, n’est-ce pas ?

Lucas Zarkos resta comme interdit, et sa pomme d’Adam fit un rapide aller-retour.

-Eh ben, la salope, murmura un technicien.

La caméra placée sous la table montra à tous les spectateurs le joli pied nu de la jeune femme, qui avait ôté ses escarpins, caressant les mollets du président. Il ne bougea pas, les yeux rivés sur le charmant visage de son invitée. Le soleil brésilien avait doré ses joues, faisant ressortir de coquines taches de rousseur. Ses yeux verts pétillaient à la lumière des torches, et le décolleté de petite robe noire apparut soudain vertigineux. Lucas Zarkos déglutit péniblement, et se racla la gorge tandis que la pression pédestre se relâchait soudain sur sa jambe droite.

-Je…je crois que je vais reprendre du champagne, M. Fondar.

Au PC du GASP, le commandant Pourteau fit retentir sa voix de stentor :

-Les gars, tout ce que vous voyez et entendez est Top-secret-Défense ! Si la moindre allusion à ceci, ou à ce qui pourrait se passer ensuite, devait filtrer dans je ne sais quel média de merde, vous regretterez d’être venus au monde !

Henri Nagant et Charles Guéhaut hochèrent vigoureusement la tête. Le second murmura quelque chose au premier, qui approuva avant de chuchoter à Labrousse :

-Notre homme n’est pas dans son état normal. Nous aimerions revoir quelque chose. Serait-il possible de revenir sur quelques images ?

L’un des techniciens fit défiler sur un écran tout le début de la soirée, jusqu’au moment où l’on offrit son premier verre au président.

-Là ! Repassez la séquence !

Alors que Mylène captait l’attention de Zarkos en lui offrant un stylo de luxe, Jean-Marie s’occupait de remplir sa flûte de champagne.

-Repassez ça ! Gros plan sur le verre et les doigts ! ordonna Labrousse. Et avancez image par image…

Ils distinguèrent un comprimé blanc, minuscule, tomber dans la flûte et se fondre dans l’amas de bulles.

-Vite, grommela Labrousse, envoyez la deuxième rasade, celle qu’il vient de servir…

Le même geste se répéta. Les quatre hommes se replièrent dans une pièce adjacente.

-Ils sont en train de le droguer ! souffla Guéhaut. Les choses se précisent.

-Parce que vous croyez toujours qu’ils vont l’enlever ? gronda Labrousse, que la fatigue rendait irritable. Je vous rappelle que d’après les renseignements fournis pas « Cana », notre indic’, il faut au moins une heure pour mener à bien le processus de transmutation, et que cela consomme autant d’énergie que l’alimentation quotidienne d’une ville de 5000 habitants. Si leur but est de remplacer Lucas Zarkos par une copie, comme vous vous obstinez à le croire, j’aimerais savoir comment ils vont s’y prendre pour l’embarquer et faire leur petite besogne sans penser que l’on puisse leur sauter sur le râble. Car c’est bien ça, le plan ? Les laisser kidnapper le « président », les pister jusqu’à leur base, et enfin s’emparer du fameux engin ?

-Oui ! s’exclama Nagant. Je sais que vous n’avez jamais approuvé ce plan ! Mais songez à l’intérêt national ! Quelle avance prendrait notre pays s’il mettait la main sur une technologie pareille ! Surtout dans le contexte de crise que nous traversons ! Et imaginez en plus que nous attrapions Fantômarx !

Labrousse inspira profondément, faisant un énorme effort sur lui-même pour ne pas s’énerver.

-Je sais, je sais…je suis certainement trop vieux jeu, trop frileux, trop tout ce qu’on voudra…

Mais tout cela me paraît franchement tarabiscoté, trop aléatoire. Même si nous ne risquons pas la vie du vrai président, nous agissons quand même en pays étranger ; pays ami, certes, mais auquel nous n’avons rien révélé de tout cela pour des raisons évidentes. Cela complique diablement les choses. Et tout ça sur la base des révélations miraculeuses de cette « Cana » !

-Tu n’y crois toujours pas, hein ? fit Pourteau en se lissant la moustache. Pourtant, comment aurait-elle su (si c’est bien « elle ») que les deux précédents « copiés », le mono de parachutisme et l’employé de Rodi, avaient disparu pendant quelques heures, deux jours avant chaque attentat, sans garder le moindre souvenir de ce qui avait pu leur arriver ? Ces infos ont été soigneusement tenues secrètes…

-Je ne crois pas à une plaisanterie, bien au contraire, rétorqua Labrousse. Mais plutôt à une intox. Cette histoire nous a fait négliger d’autres pistes, et amenés à concentrer tous nos moyens sur une hypothétique tentative d’enlèvement ici, à Rio…

Nagant commençait à s’impatienter :

-Vos états d’âmes nous emmerdent, mon cher Labrousse ! Dites-nous franchement où vous voulez en venir ! Et pourquoi Fantômarx commettrait-il la folie de nous révéler son secret ?

Labrousse toussa, regrettant de ne pas pouvoir fumer une bonne pipe. Ces messieurs les conseillers n’en supportaient pas l’odeur dans ces lieux confinés.

-Parce qu’à mon avis, il n’y a pas de secret. Ce transmuteur moléculaire n’existe pas, et ces foutus tests ADN ont été bidonnés. Ce Fondar et cette fille sont bel et bien ce qu’ils sont, mais aussi des complices de Fantômarx. Toute cette mise en scène n’avait pour but que de leur permettre d’approcher le Chef de l’Etat.

-Et de faire quoi ? s’emporta Nagant. Le tuer ? Ils ont été fouillés et sont passés sous un portique. S’ils tentent d’utiliser leurs fourchettes ou leurs couteaux, nos hommes cachés derrière les bambous les descendront immédiatement. Ce serait du suicide, ou la capture assurée. Ils n’ont aucun moyen de s’enfuir de là où ils sont.

-Justement ! Comment voulez-vous qu’ils enlèvent notre gaillard dans ces conditions ? Non, tout cela ne tient pas la route une seconde, et je ne vois plus que deux hypothèses crédibles.

Charles Guéhaut, visiblement troublé, interrompit d’un geste son collègue Nagant qui allait exploser :

-Allez-y, Labrousse…

-Eh bien, primo, Fondar et Castelbougeac sont en train d’empoisonner celui qu’ils croient être Zarkos. Un empoisonnement lent, à petite dose, grâce à je ne sais quelle toxine, comme celle utilisée contre Farida Cherki et Patrice Bouteflamme. Cela ne le tuera peut-être pas, mais le rendra complètement timbré. Le temps que le poison fasse pleinement effet, nos deux salopards pourront regagner leur hôtel et nous fausser compagnie…du moins l’espèrent-ils.

-Secundo ?

-C’est un leurre complet, et ils savent très bien que notre homme n’est pas le président. Leur mission est de nous amuser ici, pendant qu’autre chose se trame ailleurs. En France, ou…en Italie, là où se cache le vrai président, avec une protection bien moindre que celle dont bénéficie son sosie !

Guéhaut blêmit, tandis que Nagant semblait frappé par la foudre. Pourteau rompit le silence :

-A votre place, messieurs, je contacterais au plus tôt le Président. Il doit être… » il jeta un coup d’œil à sa montre « …presque trois heures du matin là-bas. Cela vaut peut-être la peine de le réveiller. Ou au moins d’appeler Barcino.

Palais Petacci, à dix kilomètres au nord de Milan.

La lune émergea des nuages aux formes dantesques, nimbant la grande demeure et le parc qui l’entourait d’une lueur bleutée, froide comme l’hiver. Le palais Petacci, vieille bâtisse du XVIe siècle, avait été offerte par Benito Mussolini à sa dernière maîtresse, à l’époque de la République de Salo. La famille Biondi, enrichie dans les affaires de l’après-guerre, l’avait rachetée pour une bouchée de pain et magnifiquement restaurée. Le parc, agrémenté d’un grand jardin à l’italienne, abritait des centaines d’essences rares, ainsi qu’un court de tennis et une piscine de 25 mètres de long. Le corps principal d’habitation était une splendide illustration du style renaissance, avec un léger excès de marbre, pilastres et statues qui donnaient à l’ensemble un côté tape à l’œil et faussement aristocratique.

De hauts murs entouraient le domaine, le long desquels patrouillaient des vigiles accompagnés de chiens (à l’intérieur), et des carabinieri (à l’extérieur). Toute la région savait que la Première dame de France était venue passer Noël auprès de sa vieille maman, qui ne se sentait plus très bien. Un lointain cousin de la vieille dame les avait rejoints en début de soirée, débarqué d’un jet privé et conduit à bord d’une limousine noire aux vitres teintées qui avait traversé à vive allure la campagne lombarde.

C’était un petit homme aux cheveux blancs et barbichu, aux yeux cachés par les larges bords d’un chapeau de feutre, qui jaillit de la voiture comme un diable de sa boîte, serré de près par deux types costauds en complets bleu marine et grimpa quatre à quatre l’escalier d’honneur pour rejoindre les autres invités, étonnamment peu nombreux compte tenu des circonstances.

Quelques heures plus tard, débarrassé de ses postiches, le petit homme dormait dans un grand lit à baldaquin, au troisième étage de l’aile sud du palais, en compagnie de Carola Biondi-Zarkos, qui n’était autre que son épouse. Tout était calme, hormis les inévitables craquements qui animent les vieilles demeures lorsque les ténèbres s’installent.

Lucas Zarkos avait eu du mal à s’endormir. Le réveillon clandestin avait été lugubre, et sa belle-mère, une veuve grande et sèche, n’avait pas hésité à montrer sa mauvaise humeur d’être ainsi instrumentalisée au nom de la raison d’Etat. Elle en voulait particulièrement à son gendre de l’avoir obligée à annuler son séjour en Suisse, et de la contraindre à s’enfermer ainsi dans cette propriété qu’elle n’avait jamais porté dans son cœur. La poignée des autres invités n’étaient que des figurants payés par une agence d’intérim, suffisamment cher pour ne pas poser trop de questions. Ils avaient décampé aussitôt après le buffet dînatoire, peu avant onze heures. Mme Biondi n’avait même pas pu recevoir ses deux autres enfants, qui n’étaient pas dans le « secret le mieux gardé de la Ve République ».

-J’espère que vous n’avez pas beaucoup d’autres secrets du même genre dans vos placards, avait-elle grincé.

L’un des trois téléphones portables dernier cri posés sur la table de nuit arracha Lucas Zarkos aux bras de Morphée. L’esprit confus, il farfouilla dans le noir, en fit tomber un, en décrocha un autre, avant de s’apercevoir que c’était le troisième qui vrombissait, son écran digital clignotant désespérément. Le réveil digital affichait 2h 55.

-Barcino ? On vous a dit quelle heure il était ?...Quoi, Labrousse ?...Je me fous de ses doutes ! Ils sont au chaud, là-bas, qu’ils en profitent…il y a un plan, ils étaient d’accord, qu’ils l’appliquent…je suis très bien protégé ici, merci…fichez-moi la paix, et ne me rappelez que s’il y a vraiment du nouveau…ouais, salut !

Il éteignit rageusement son appareil, et se renfonça sous la couette. Il faisait un froid de canard dans ce foutu « palazzio ». Dire qu’il pourrait être en train de faire la fête à Rio, avec tous ses potes et son petit dernier, que son ex-épouse avait accepté de lui confier pour les congés de fin d’année…ce salaud de Fantômarx lui pourrissait vraiment l’existence !

-Que se passe-t-il, mon chéri ? chuchota suavement sa femme en se blottissant contre lui.

Elle portait une nuisette en soie, et frottait son corps mince son celui, plus trapu, de son présidentiel époux en pyjama décoré de têtes de Mickey. Carola lui caressa doucement les cheveux, qu’il avait épais et légèrement bouclés. Cela l’apaisa peu à peu.

-C’est rien, Carolina, c’est rien…c’était ce crétin de Barcino. L’équipe du GASP en poste à Rio a des doutes sur le plan que nous avons adopté. Labrousse estime que Fantômarx pourrait frapper ailleurs…ici, par exemple.

Carola éclata d’un rire cristallin, et sa fine chevelure vint chatouiller le visage soucieux de son mari.

-Mais comment pourrait-il savoir où nous sommes ? Et puis, il y a au moins cent flics et vigiles qui patrouillent dans les environs…sans compter tes deux gorilles qui campent au bout du couloir ; les volets sont fermés, il y a le système d’alarme…

-C’est bien ce que je lui ai dit, à ce con…Mais il m’a mis le doute. Je me demande si notre plan, enfin, mon plan, va vraiment fonctionner…

-Tu le sauras bientôt, mon chéri. En attendant, laisse-toi un peu aller…

Elle remua encore contre lui, et se mit à lui mordiller l’oreille gauche tout en glissant une main fine vers son entrejambe. En temps normal, il aurait réagi aussitôt, mais il n’était vraiment pas en forme. Carola insista pourtant, et il sentit une petite douleur derrière l’oreille. Pas une morsure. Une piqûre, plutôt.

Zarkos sursauta, et retomba aussitôt sur son oreiller, pris d’un brutal engourdissement. Il voulut dire quelque chose, mais sa bouche s’entrouvrit sans qu’il puisse prononcer un mot.

Carola s’était redressée, et se tenait légèrement penchée sur lui. La faible lueur des portables et du réveil permettait de distinguer le triangle pâle de son visage aux pommettes saillantes. Ses yeux de chat n’étaient plus que deux fentes légèrement brillantes. Elle se tenait en appui sur un coude, et continuait à lui masser le pénis à travers l’épais tissu du pyjama.

-C’est bien mou ce soir, mon chéri…cela me rappelle ce que je t’ai chanté sur le CD que tu as trouvé dans ton bureau, il y a quelques temps, tu t’en souviens ? Tu pensais que c’était une imitation, déposée dans ton tiroir par un complice de Fantômarx. Il ne t’est jamais venu à l’esprit que j’aurais pu faire moi-même l’échange ?

Avec horreur, Lucas Zarkos se rendit compte de sa complète paralysie. Il pouvait encore cligner des paupières, mais il lui était impossible de remuer le petit doigt.

-J’aimerais tant allumer la lumière pour lire dans tes yeux, murmura sa femme d’une voix toujours suave, d’autant plus cruelle. Mais je ne veux pas attirer l’attention de tes gardes du corps. Dans quelques minutes, ton cœur va gentiment s’arrêter. La toxine que je t’ai injectée imite à merveille, dans ses effets, une crise cardiaque tout ce qu’il y a de plus naturelle. Elle sera éliminée par ton organisme avant l’autopsie. Demain, je serai la plus célèbre des veuves éplorées !

Elle cessa brusquement ses caresses, et se tourna de son côté, le laissant face aux ténèbres. Elle jouait avec la bague dont le chaton dissimulait une minuscule seringue rétractable.

-Tu aurais dû écouter les avertissements que Fantômarx t’a envoyés, mon chéri. Mais tu n’écoutes jamais personne. Tant pis pour toi. Mais avant que tout s’arrête, je veux que tu saches une chose : je n’ai jamais pris de plaisir avec toi…jamais.

A suivre…

vendredi 17 avril 2009

Chapitre 8 : Le Secret le mieux gardé de la Ve République.

Avertissement : l’auteur de ces lignes tient d’avance à présenter ses excuses au gouvernement brésilien et à son peuple, ainsi qu’à tous les amoureux de ce pays si plein de charme dans lequel il n’a jamais mis les pieds.

Le petit homme brun en pantalon noir et bras de chemise blanche vint s’accouder à la rambarde de la terrasse paysagère avec piscine privative qui agrémentait sa vaste suite présidentielle. Il grimaça un sourire et contempla le magnifique paysage qui s’offrait à lui depuis le dernier étage de l’Ipanema Palace, l’un des plus luxueux hôtels de Rio de Janeiro. L’Atlantique étincelait au soleil couchant, qui teintait d’orange les immeubles du front de mer et dorait la plage parsemée de corps jeunes, bronzés et passablement trafiqués.

Les forces de l’ordre chargées de sécuriser le quartier, le plus riche de la ville, étaient à peine visibles malgré leur nombre impressionnant. En plus des 80 hommes de la sécurité présidentielle française, il fallait compter au moins 1500 policiers brésiliens en uniforme et en civil. Les toits des bâtiments environnants étaient tous occupés par des guetteurs et des tireurs d’élite. Au large croisaient un aviso français et quatre vedettes de la marine brésilienne, tandis que deux hélicos sillonnaient le ciel mauve. Le premier Carioca qui oserait un geste menaçant serait aussitôt appréhendé…ou abattu sur place.

A l’angle de la terrasse, le petit homme avait une vue plus large sur la bruyante cité, dominée par son fameux « Pain de Sucre » et le Christ en béton du Corcovado. Il aimait cette ville agitée, frimeuse, un peu vaine, où l’insolente réussite des uns tutoyait la misère crasse des autres, avec ces favelas, si riantes et si colorées quand on les considérait à bonne distance. Après tout, il se trouvait bien des touristes en mal de sensations fortes pour visiter ces taudis tout en pentes et ruelles dangereuses. La vie et la mort, le luxe et la pauvreté, entremêlées dans une lutte où l’avenir appartenait aux plus chanceux et aux plus malins. C’était un univers dans lequel il était à l’aise. Un monde de violence et de succès tapageur fait à sa mesure.

Après quarante-huit heures de voyage et de visites officielles, le petit homme allait enfin pouvoir souffler. Le président Lula da Silva ne lui avait fait grâce d’aucun des aspects du « miracle brésilien » : usines high tech, plate-forme pétrolière, projets « écolo » de conquête de l’Amazonie (on allait continuer à défricher sauvagement et spolier les Indiens, mais en investissant dans l’agriculture bio). La France avait pu vendre des avions de combat, des systèmes de communications, une nouvelle centrale nucléaire et des Airbus, et importerait en échange toujours plus de produits brésiliens à bas prix qui engraisseraient quelques firmes bien de chez nous.

«Bonne journée », se dit le petit homme. Il avait bien bossé. Tant pis pour ce qu’en diraient les grincheux. Les journalistes accrédités pour le suivre se chargeraient de saluer ses qualités de décideur, et gommeraient comme d’habitude les nombreuses fautes de syntaxe de ses discours. Celui de Brasilia allait entrer dans les annales :

« Je le dis comme je le pense…[hochement de tête et regard de côté, voix basse et air grave]…il n’y a pas d’alternative…il faut moraliser le capitalisme ! »

En ces temps de crise mondiale et de contestation généralisée d’un système pourri jusqu’à la moelle, un bon virage à gauche, même purement verbal, ne pouvait pas faire de tort.

« Il est inadmissible…[doigt menaçant, et hochement de tête renforcé]…que certains aient profité abusivement du travail et de la confiance des autres…il est temps de faire œuvre de justice, et de punir les brebis galeuses ! »

L’ex-trotskyste Lula da Silva, converti aux joies du social-libéralisme, en était resté ébahi. Bien entendu, les conseillers Charles Guéhaut et Henri Nagant s’étaient empressés de sortir leurs portables pour rassurer les pontes de l’UEDF et toutes les grandes fortunes qui avaient soutenu Lucas Zarkos dans sa conquête du pouvoir. Ce n’était là, comme dans bien d’autres occasions, que rodomontades et poudre aux yeux. Tout au plus quelques boucs émissaires du monde de la finance allaient-ils trinquer symboliquement, c’est-à-dire quitter leur poste sous les huées médiatiques, avec de confortables indemnités. Il fallait bien rester en phase avec un pays en ébullition sociale. Lucas Zarkos devait également faire parler de lui avant le prochain sommet du G20 qui allait se tenir à Londres. Depuis quelques temps, les gazettes n’avaient d’yeux que pour le nouveau président américain, un grand échalas mulâtre à la voix de crooner du nom de Jack O’Hara, de père irlandais et de mère ougandaise, qui se targuait lui aussi de faire du « social ».

Le petit homme était épuisé. Consultant sa montre, il réalisa qu’il ne lui restait qu’une demi-heure avant de recevoir ses invités, ces deux journalistes fayots que Fantômarx avait enlevés et humiliés. Il leur avait promis une entrevue intime, sans chichis ni garde du corps. Seule déception pour eux, l’absence de la première dame de France. La diaphane et photogénique Carola Biondi-Zarkos avait dû interrompre son séjour au Brésil pour filer dare-dare en Italie où sa maman avait quelques ennuis de santé. La pauvre ! Elle avait à peine eu le temps de visiter un orphelinat de Sao Paulo, un asile pour sidéens mentalement retardés de Belo Horizonte, et une réserve de singes araignées près de Manaus. Mais les deux journaleux n’allaient pas pleurer : on ne refuse pas une veillée de Noël avec le président de la République.

Quittant la tiédeur tropicale de la terrasse, il regagna le grand séjour subtilement plus frais par la grâce d’une climatisation impeccablement réglée. Il prit le temps de se contempler dans un grand miroir en pied au cadre en ébène torsadé. Il se trouva une mine affreuse, les traits tirés, des poches sous les yeux et la chevelure de plus en plus grise. Sans parler de la transpiration, qui engluait sa chemise Armani et faisait luire son visage. Mais il n’y avait pas à tortiller, il lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. A part quelques initiés, personne ne savait que l’occupant de la suite présidentielle, l’homme qui avait si brillamment représenté la France au Brésil depuis deux jours n’était pas le véritable Lucas Zarkos.

*

Tout avait commencé deux ans et demi plus tôt, dans un piano-bar gay de Mykonos. La soirée était douce, et le public sympa avait gentiment applaudi son one-man show mêlant imitations, chansons de variétés et impros musicales. A l’époque, il n’était qu’Andreas Papaphiloglou, petit artiste assez médiocre courant le cacheton à travers toute la Grèce. Il se réjouissait d’avoir décroché un contrat d’un mois dans cet établissement couru de Mykonos, au cœur de la saison touristique. Il venait d’achever son numéro lorsque l’un des serveurs, une armoire à glace en short moulant ressemblant à Tom Selleck, vint lui montrer deux types installés au fond de la salle, à l’une des meilleures tables où l’on avait une vue splendide sur la baie illuminée. Des bonshommes assez quelconques, bien sapés, dans le genre décontracté mais pas trop.

-Ils t’invitent à leur table, mon mignon…

Andreas fronça les sourcils.

-Ils t’ont dit pourquoi ?

-Non, mais ils m’ont filé 50 euros pour te convaincre d’accepter !

-C’est bien louche…tu sais bien que je ne mange pas de ce pain-là.

-Je sais, je sais, soupira le serveur. Il faut de tout pour faire un monde. T’en fais pas trop, j’ai du flair pour ce genre de trucs. Je suis prêt à parier qu’ils sont tout ce qu’il y a d’hétéro, ou homo tellement refoulé que c’en est indétectable. A mon avis, c’est pour causer affaire. Ils m’ont demandé si tu parlais français. Ils ont eu l’air ravi que ce soit le cas. De toute façon, s’ils te font des misères, tu n’auras qu’à siffler…moi et Eustathios, on les foutra dehors !

Quelques minutes plus tard, Andreas sirotait un délicieux cocktail à la table des deux gars. Par une grande fenêtre façon bow-window, la rumeur joyeuse du petit port de Mykonos leur parvenait légèrement assourdie. Pétros, le pélican vedette, devait agiter ses ailes déplumées de volatile trop gras devant les cohortes de touristes débarqués de leurs navires de croisière.

-Nous sommes envoyés par le Ministère français de l’Intérieur, déclara abruptement l’un des deux types en exhibant une carte tricolore qu’Andreas eut à peine le temps de voir. Vous a-t-on déjà dit que vous ressembliez furieusement à notre patron ?

-Votre patron ?

-Oui, notre Ministre de l’Intérieur, Lucas Zarkos. Vous saviez qu’il était d’origine grecque ?

-Si vous le dites. A part sa famille et quelques passionnés de politique européenne, tout le monde l’ignore en Grèce. Maintenant que vous m’en parlez, il est vrai qu’on m’a fait cette remarque lors de mon séjour en France, il y a quelques années.

-Comment parlez-vous si bien français ?

-Par ma mère, née à Paris. J’y ai fait mes études.

-Marié ? Des enfants ?

Andreas commençait à s’impatienter.

-C’est un interrogatoire de police ? Qu’est-ce que vous me voulez, à la fin ?

Le deuxième gars regarda un moment autour de lui, histoire de s’assurer qu’aucun des occupants des tables les plus proches ne leur prêtait attention. Il se pencha vers Andreas et lâcha, le plus sérieusement du monde :

-Nous allons vous révéler le secret le mieux gardé de la Ve République. Et vous faire une offre des plus intéressantes. Mais auparavant, vous allez nous jurer de garder le silence là-dessus. Si vous ne respectez pas cet engagement, je vous promets un sort tellement affreux qua la mort serait en comparaison la plus douce des délivrances…C’est bien clair ?

Il y avait dans le regard du fonctionnaire quelque chose qui ne laissait pas la moindre place au doute. Andreas avala péniblement sa salive, puis une gorgée de cocktail :

-On ne peut plus clair. Je vous écoute, et je resterai muet comme une carpe. Promis juré…

*

C’est à la fin du mois d’août 1962, après l’attentat presque réussi du Petit-Clamart, que le général de Gaulle se laissa convaincre par ses proches conseillers de recourir à un sosie. Bien qu’agonisante, l’OAS pouvait encore représenter une menace, ou faire des émules de toute obédience pour lesquels le fondateur de la Ve République représentait une cible de choix. Le général n’était pas très chaud, mais il dut se rendre à l’évidence. Si, comme il le souhaitait, le président de la République devait être la « clé de voûte des institutions », tous les moyens envisageables méritaient d’être employés pour sa sécurité. Après tout, le Grand Charles y avait déjà eu recours pendant la guerre, tout comme Winston Churchill.

On trouva l’oiseau rare à l’automne, au moment même où une majorité de parlementaires entraient en rébellion contre le projet de réforme constitutionnelle visant à instaurer l’élection du Chef de l’Etat au suffrage universel. C’était un boutiquier de la banlieue d’Amiens, qui imitait de Gaulle à la perfection, pour la plus grande joie de sa famille et de ses amis, et lui ressemblait fortement si on n’y regardait pas de trop près. Mais la vidéo étant à l’époque nettement moins développée que de nos jours, cela ne parut guère gênant. Les services secrets firent appel à son patriotisme (un peu) et à l’appât du gain (beaucoup) pour l’inciter à changer de vie. Lui, sa femme et ses enfants disparurent du jour au lendemain pour recommencer une existence sous une autre identité, dans une autre région.

De fait, ce premier sosie présidentiel n’eut pas grand-chose à faire pendant les six années suivantes. Mais les évènements de mai 1968 lui donnèrent toute son utilité, notamment lors de la fuite impromptue du Général à Baden-Baden. Totalement déprimé, dépassé par l’agitation qui s’était emparé du pays, de Gaulle n’était plus qu’un vieillard déboussolé que son vieux camarade Massu ne parvenait pas à regonfler assez vite. Ce fut donc l’ex-boutiquier d’Amiens qui prononça le fameux discours du 30 mai, prélude à la fulgurante contre-attaque du pouvoir gaulliste. La Ve République était sauvée.

Les successeurs du Général de Gaulle poursuivirent cette pratique, sans pour autant en abuser. Pompidou n’utilisa jamais son sosie, qu’il jugeait trop médiocre. Un autre n’employa le sien que pour de brèves représentations qui lui permirent de s’esquiver de temps à autre afin de satisfaire sa passion pour la chasse, au gros gibier comme aux belles femmes. Un autre encore, trop gravement malade, se fit remplacer pendant les deux dernières années de son dernier mandat, ce que personne ne remarqua car l’original ne faisait déjà plus rien depuis longtemps.

Avec Lucas Zarkos commençait une ère nouvelle, une véritable rupture des traditions bien établies de la Ve République, et l’usage des sosies n’allait pas y échapper.

-Mais dites-moi, fit Andreas, votre patron n’est pas encore élu ! Si je ne m’abuse, il reste encore neuf mois avant les élections !

-Il ne peut PAS perdre, rétorqua superbement l’un des deux fonctionnaires. Il a pris le contrôle du parti majoritaire, il a embobiné les grands médias, une bonne partie du show-biz, et toutes les grandes fortunes du pays le soutiennent. A gauche, ils n’ont personne de crédible, et l’extrême-droite se fait siphonner ses électeurs à son profit, grâce à son discours musclé.

-Quand même…moi j’appelle ça vendre la peau de l’ours.

-Appelez ça comme vous voulez. Lucas Zarkos veut que son sosie soit fin prêt pour le jour même de sa victoire. Neuf mois, c’est le temps qu’il faut pour produire un nouveau-né…ce sera amplement suffisant pour faire de vous un autre Lucas Zarkos.

*

La nouvelle vie d’Andreas Papaphiloglou commença donc une semaine plus tard. Célibataire, sans enfant et peu de famille, il n’eut guère de difficultés à rompre les amarres de son ancienne existence. Il raconta à sa vieille mère qu’il avait décroché un job en or en France –ce qui n’était pas faux ! – et ne pourrait pas revenir souvent. Toutes les formalités expédiées en un temps record par les bons soins des services spéciaux de la Place Beauvau, il gagna Paris, puis un petit manoir isolé de Normandie où débutèrent de longs mois de mise en condition.

Il s’imprégna des mimiques et des nombreux des tics de langage de son employeur, mais aussi de pans entiers de sa vie, qu’on lui repassait en boucle par tous les supports possibles : enregistrements d’émissions politiques, de discours, albums photos, films de vacances, revues de presse, livres, etc…Il découvrit ainsi, coïncidence étonnante, que le père de Lucas Zarkos était natif de Thessalonique, tout comme le sien, et que lui-même était né le même jour que son modèle, mais un an plus tôt ! Mais lorsqu’il demanda à rencontrer physiquement Lucas Zarkos pour perfectionner son rôle, il se vit opposer un refus catégorique :

-M. Zarkos ne vous rencontrera pas. Vous aurez parfois à le croiser, si nécessaire, mais sans plus !

-Je ne comprends pas…

Son interlocuteur eut brusquement l’air gêné, et se râcla la gorge :

-Eh bien…disons que M. Zarkos attache beaucoup de prix à votre personne, mais ne veut pas trop s’attacher personnellement à vous. Dans une certaine mesure, vous êtes là pour…enfin…

-Me faire descendre à sa place ?

-Exactement !

Andreas Papaphiloglou se passa donc d’un modèle en « live », ce qui ne l’empêcha pas d’être fin prêt lors de l’élection triomphale de Zarkos au mois de mai suivant. Ses formateurs étaient enchantés :

-C’est formidable ! Vous n’imitez plus le Président : vous ÊTES le Président !

Ils ne croyaient pas si bien dire, car Andreas eut de plus en plus fréquemment à endosser le rôle présidentiel, au fur et à mesure que se dégradait la cote d’amour du nouveau Chef de l’Etat. Il découvrit ainsi que Lucas Zarkos était de loin le plus trouillard de tous les présidents de la Ve République, battant tous les records de dépenses et de personnel en matière de protection rapprochée. Il détestait prendre le moindre risque, et perdait vite son sang-froid à la moindre contrariété ou opposition inattendue. Il dérapa une première fois face à une horde de marins pêcheurs en colère, dérapage que seul un verrouillage médiatique permit d’amortir. La seconde fois, une bordée d’injures lancée à un contradicteur dans les coulisses d’une émission télévisée, fut hélas enregistrée et diffusée en boucle sur internet. Avec l’irruption de Fantômarx et ses menaces ô combien sérieuses, la paranoïa présidentielle fut à son comble. Toutes les sorties « à risques » étaient désormais laissées à Andreas.

Cette virée au Brésil était certainement la prestation la plus difficile qu’il ait eu à fournir, mais le prix en valait la peine : plus de 10 000 euros par mois, tous frais payés, avec primes de « sorties » allant de 20 000 à 50 000 euros, retraite garantie en fin de mandat du président, à hauteur de 90% du revenu d’activité, primes comprises. Evidemment, il lui fallait renoncer à toute liberté personnelle tant qu’on aurait besoin de ses services, et rester en permanence sous la tutelle des services spéciaux de l’Elysée et de l’Intérieur. Aucune sortie autorisée, sauf sous escorte et grimé de telle sorte qu’on ne puisse faire le lien entre lui et Zarkos. Il n’avait pu ainsi voir sa mère que deux fois depuis son « engagement », accompagné par une jeune femme du Ministère qu’il avait fait passer pour sa fiancée française. Sa pauvre maman avait pleuré de joie de voir enfin son grand –et vieux- fils se caser enfin.

-J’espère vivre assez vieille pour que tu me fasses le cadeau d’être grand-mère, lui déclara-t-elle, les larmes aux yeux.

-Qui sait, maman, qui sait ? répliqua-t-il en échangeant un faux regard complice avec sa fiancée, presque aussi bonne comédienne que lui.

Lorsqu’elle mourut trois mois plus tard, son chagrin n’avait d’égal que sa honte.

-Maman, ton fils est sans doute l’un des plus grands acteurs du Monde, et personne ne le sait !

*

Le soleil venait de disparaître à l’horizon lorsque ses gardes du corps annoncèrent la venue des invités. Lucas-Andreas arbora son plus chaleureux sourire Zarkosien et se précipita à leur rencontre dans le grand vestibule. Jean-Marie Fondar portait un élégant costume en lin, Mylène de Castelbougeac resplendissait littéralement dans une petit robe noire à paillettes, très ajustée sur son corps aux courbes harmonieuses. La soirée s’annonçait bien ! Le président leur passa une main dans le dos –placée assez bas en ce qui concernait la belle blonde- avant de les conduire jusqu’à la terrasse.

-Vous allez voir que la vue, là-bas, qu’est-ce qu’elle est géniale !

*

A 500 mètres plus haut, un hélicoptère noir de type « Dauphin » amélioré cerclait en mode silencieux. A son bord, le capitaine Bourrel et trois opérateurs du GASP scrutaient leurs instruments de contrôle dans une lumière verdâtre.

-On les a en visuel, transmit-il en mode crypté au QG installé dans un immeuble de bureau situé à moins d’un kilomètre. Les nouveaux traceurs fonctionnent parfaitement pour les trois cibles. Les relais fibres optiques au sol sont OK. A vous

Le commissaire Labrousse et le commandant Pourteau accusèrent réception. Ils échangèrent un regard fatigué. La souricière était prête.

-Je me demande quand même si on n’aurait pas dû mettre ce pauvre type au courant, lâcha Labrousse.

-Certainement pas, rétorqua Pourteau en lissant sa moustache. Le gars est bon comédien, mais la trouille l’aurait rendu mal à l’aise, et ces enfoirés s’en seraient aperçus.

-Et s’ils ne mordaient pas à l’hameçon ?

-C’est la meilleure et la dernière occasion qu’ils auront d’approcher le président d’aussi près. S’ils ne font rien, je me rase la moustache !

-Et moi la barbe, si tout se passe comme nous l’espérons…avec ce foutu Fantômarx, il faut s’attendre à tout !

A suivre…

Chapitre 7 : Substitutions.

Jean-Marie Fondar tournait comme un lion en cage, ce qu’il était d’ailleurs -pas un lion, mais en cage. Une cage dorée, tout à fait semblable, en un peu moins grande, à celle de sa collègue, dont il ignorait la détention à quelques mètres de lui. Même décoration sobre et de bon ton, avec quelques tableaux de ce mystérieux « DV », et gadgets identiques pour tuer le temps. Jean-Marie eut tôt fait de se lasser des images de la fausse baie vitrée, et avait fini par laisser la télé allumée sur CTI, dans l’espoir d’avoir quelques nouvelles ayant un quelconque rapport avec leur enlèvement.

Le jeune homme était certain d’être espionné à son insu, et sa nervosité n’avait d’égale que sa rage d’être aussi ridicule. A son réveil, il s’était retrouvé privé de tous ses vêtements, de sa montre et de son portable dernier cri, mais pas complètement nu pour autant. Ses geôliers avaient jugé très spirituel de l’affubler d’un caleçon rose à petites fleurs jaunes, d’un peignoir de bain violet à pois rouges, et de charentaises mauves à pompons fuchsia de deux pointures trop grandes. Jean-Marie avait fouillé les quelques commodes et placards de sa prison en pure perte. A moins de se mettre à poil, il allait devoir se contenter de cette tenue grotesque.

Contrairement à Mylène, le jeune journaliste n’avait pas eu droit à une visite personnelle de Fantômarx, mais celui-ci lui était apparu sur l’écran paysager, sur fond de muraille beige, pour lui présenter les lieux :

-J’ose espérer que ce modeste appartement vous conviendra, M. Fondar. Vous n’aurez à l’apprécier que quelques jours, le temps de mener à bien mon projet de réjouissances pour les fêtes de fin d’année. Je vous promets que votre ravissante amie et vous-mêmes serez libérés le jour de Noël. Ce sera mon petit cadeau !

-Et ces frusques ridicules, c’est aussi un cadeau ?

Un fin sourire s’était dessiné sous le souple masque rouge :

-Disons que c’est ma petite revanche personnelle, en réponse à votre numéro prétendument comique sur Téléfrance 1. J’ai un faible pour les gags visuels. Par ailleurs, cela devrait vous dissuader de tenter de vous évader…vous seriez un rien repérable dans les couloirs de mon repaire secret !

Vers 19h30 –si l’on en croyait la pendule de CTI-, un type en combinaison grise et cagoule noire, escorté d’un autre gaillard baraqué et armé, franchit la porte coulissante aménagée dans le mur de pierre blonde pour lui apporter son repas sur un petit chariot aux roulettes bien huilées. N’ayant rien mangé depuis le matin, Jean-Marie mourait de faim et se jeta sur la nourriture. Terrine de saumon, magret de canard aux petits légumes, fromage, tarte au chocolat, le tout arrosé d’un excellent bordeaux.

-Pour la bouffe, au moins, on ne se fiche pas de moi, songea-t-il en dévorant le tout.

A 20 heures, il digérait sur son canapé-lit devant le journal télévisé Téléfrance 1, dont le premier titre le mit en haleine :

« Fantômarx frappe à nouveau ! »

La jolie présentatrice embraya quelques instants plus tard :

« Nous apprenons de source officielle que vers 11 heures, ce matin, deux de nos collègues ont été enlevés par Fantômarx… »

Le sujet en images commentées lui montra l’immeuble de la rue de Kabylie, devant lequel se tenait une escouade de flics.

« C’est dans cet immeuble en rénovation, totalement inhabité, que Mylène de Castelbougeac et Jean-Marie Fondar avaient rendez-vous avec le fameux criminel pour une interview. Une interview qui s’est révélée être un guet-apens. A peine sur place, les deux journalistes ont été paralysés par des fléchettes anesthésiantes, et transportés par un passage souterrain vers la cave d’un autre immeuble. Nos deux collègues faisaient l’objet depuis la veille d’une surveillance particulière de la part des autorités, comme nous l’explique le commandant Pourteau, du GASP… »

Un visage aussi bourru que moustachu apparut à l’écran :

« Ils craignaient pour leur sécurité, après l’enregistrement de leur sketch tournant Fantômarx en ridicule. Aussi ont-ils d’eux-mêmes accepté que l’on mette en place un dispositif discret de surveillance et de protection. M. Fondar était équipé d’un petit émetteur, qu’il n’a malheureusement pas eu le temps d’actionner avant d’être réduit à l’impuissance. De ce fait, notre brigade de choc a perdu un temps précieux avant d’intervenir… »

Jean-Marie fronça ses épais sourcils bruns : qu’est-ce que c’était que cette histoire ?

Téléfrance montrait à présent un autre immeuble, particulièrement vétuste et recouverts de tags.

« C’est dans ce bâtiment à l’abandon du XVIIIe arrondissement, livrés aux vandales et squatters, que les policiers ont retrouvé il y a moins d’une heure Jean-Marie Fondar et Mylène de Castelbougeac. C’est un coup de fil anonyme qui leur a permis de se rendre sur place, et d’y découvrir nos confrères ligotés et en sous-vêtements, debout sur des tabourets branlants avec une corde autour du cou. Sur un mur, cette inscription faite à la bombe à peinture :

VOILÀ CE QUI ATTEND LES MAUVAIS JOURNALISTES.

LA PROCHAINE FOIS, JE POUSSERAI LE TABOURET.

Signé : FANTÔMARX.

Ce simulacre de pendaison a selon les victimes, duré près d’une heure, après que leurs ravisseurs les eurent abandonnés dans cette abominable situation. Grelottant de froid, à bout de forces, les victimes ont été transportées à l’hôpital américain de Neuilly, où le président Zarkos vient de leur rendre visite… »

Suivait l’inévitable prestation du Chef de l’Etat, qui affichait une mine aussi compatissante que déterminée :

« Une fois de plus, ce dénommé Fantômarx montre à quel point il méprise les valeurs de liberté et de tolérance qui sont les nôtres. Je viens de rencontrer Mylène de Castelbougeac et Jean-Marie Fondar, qui ont fait preuve de beaucoup de courage. Je leur ai dit toute mon admiration, et leur ai promis que ce monstre serait bientôt hors d’état de nuire. »

La présentatrice interrompit le reportage :

« On m’annonce que nos deux confrères sont prêts à répondre à nos questions, en direct de l’hôpital américain de Neuilly. C’est une exclusivité Téléfrance ! »

Stupéfait, Jean-Marie Fondar se découvrit à l’écran, en compagnie de Mylène. Vêtus d’un épais peignoir blanc, assis sur des fauteuils dans ce qui semblait être une chambre d’hôpital, les deux journalistes ne semblaient pas péter la forme :

-Vous avez tenu, malgré l’avis des médecins, à vous exprimer dès ce soir. Pourquoi ?

Le prétendu « Fondar » répondit le premier :

-Mylène et moi, nous voulons surtout faire passer un message à ce criminel, qui se prétend l’ami du peuple et des petits gens : vos méthodes ne peuvent inspirer que le dégoût, Fantômarx ! Jamais vous n’empêcherez la presse de faire son travail !

Mylène enchaîna, d’une petite voix brisée :

-Et moi, je tiens à remercier la police, et surtout M. le Président de la République, qui s’est si vite rendu à notre chevet pour nous réconforter : merci, merci, M. Zarkos !

*

Dans son appartement-prison, Mylène avait suivi la scène en même temps, et la colère venait de chasser la stupeur :

-Mais qui c’est, cette gourdasse ? Je rêve ou quoi ?

Il lui fallait reconnaître que la substitution était parfaite, même si le ton niais de sa doublure –on pouvait presque parler de clone- l’ulcérait au plus haut point. Mais le pire survint peu après, lorsque sa propre mère et sa soeur apparurent à l’écran :

-Nous sommes vraiment soulagées…Mylène a été secouée, mais elle va bien…toujours aussi combative ! Elle nous a dit qu’elle avait bien l’intention de reprendre le boulot au plus vite…

Même eux s’y étaient laissé prendre ! C’était à devenir dingue !

-Quels sont ses projets ? demanda la présentatrice à la mère de Mylène.

-Elle doit accompagner le Président de la République, mardi prochain, en voyage officiel au Brésil. Jean-Marie sera là, lui aussi…il est comme elle, un vrai battant !

La jolie blonde se mordit le poing : elle commençait à comprendre ce que tramait Fantômarx.

*

En ce lundi 22 décembre, une masse d’air sibérien avait envahi la France, faisant tomber la température et les Sans Domicile Fixe, dont la crise économique se chargeait fort heureusement de regonfler les effectifs. Dans la soirée, un brouillard glacé enveloppait la capitale et nimbait les illuminations de fin d’année d’un halo très esthétique.

Le commissaire Labrousse contemplait le tapis lumineux de Paris depuis la cabine d’ascenseur qui montait dans les flancs d’aluminium de la Tour Eiffel. La Dame de Fer elle-même était drapée de son manteau bleu étoilé clignotant, coûteuse illustration de la présidence française de l’Union européenne qui devait s’achever neuf jours plus tard.

A cette heure tardive, le monument était fermé au public, mais une dérogation spéciale venue du plus haut sommet de l’Etat avait permis au commissaire d’accéder au dernier niveau, moyennant présentation d’un badge aux gorilles montant la garde au pied de la Tour. Labrousse avait rendez-vous devant le pilier Nord.

-C’est en règle, dit simplement le malabar au crâne rasé. Vous pouvez monter avec mon collègue, commissaire.

Au rythme poussif du vieil ascenseur, Labrousse et son escorte aussi muette que baraquée se rapprochaient peu à peu du dernier étage de la Tour. Cela lui donnait largement le temps de gamberger. D’abord sur le lieu et l’heure de ce « rapport » qu’il devait remettre au Chef de l’Etat. Il se murmurait au GASP que Zarkos n’avait plus confiance en personne, et était devenu complètement parano. Seule sa garde rapprochée (conseillers spéciaux, directeurs de cabinet, et gardes du corps) disposaient encore d’un crédit tout relatif. Il était encore mal remis de l’affaire du faux CD de Carola, au moins autant que des malheurs de ses ministres victimes de Fantômarx. Il ne pouvait y avoir que trahison derrière tout cela ! Et l’Elysée devait grouiller d’agents ennemis, de micros et autres gadgets visant à saboter l’ouvrage héroïque du Président. Celui-ci avait donc pris l’habitude de multiplier les rendez-vous de travail confidentiels dans les endroits les plus inattendus et aux heures les plus bizarres, avec convocation des participants à la dernière minute.

La dernière réunion du genre avait ainsi eu lieu dans une péniche ancrée en bord de Seine, à midi et demie. Pour celle de ce lundi soir, à minuit moins le quart, Labrousse n’avait reçu sa convocation qu’à dix heures, alors qu’il rentrait chez lui. Il était crevé, et espérait quelque part que Zarkos allait lui demander de démissionner. Et il y avait de quoi : son plan visant à coffrer ou abattre Fantômarx avait lamentablement foiré, et c’était un miracle que les deux journalistes s’en soient tirés de la sorte. Et non moins miraculeux qu’ils se soient montrés si coopératifs devant les médias, en ne pipant mot de la violation manifeste de vie privée dont ils avaient été victimes de la part du GASP. Car évidemment, leurs ravisseurs s’étaient fait une joie de leur révéler, avant de les abandonner en fâcheuse posture, que leurs vêtements, montres et portables avaient été dotés d’une puce électronique destinée à les filer partout.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent enfin, laissant un vent glacial s’infiltrer dans la cabine. Il y eut un nouveau contrôle, et autre gorille en costume sombre conduisit Labrousse le long de la coursive grillagée du dernier étage. De là haut, la brume qui recouvrait Paris semblait encore plus épaisse, et scintillait de l’intérieur comme une vitrine de Noël embuée.

Le Commissaire fut introduit dans le petit salon conçu par Gustave Eiffel, transformé en musée abritant les meubles et outils de travail de l’ingénieur dont l’oeuvre avait été choisie pour l’exposition universelle de 1889. Dans ce décor « Belle Epoque », fort heureusement bien chauffé, le Président et trois autres hommes l’attendaient autour d’une petite table où fumait un thermos de café, près d’une assiette pleine de macarons.

Zarkos, en bras de chemise, vint lui serrer la main avec un grand sourire. Ses traits étaient tirés, et de grosses valises brunes pendaient sous ses yeux de cocker. Mais une évidente bonne humeur transcendait visiblement son état physique. Labrousse, quelque peu intrigué, salua également les trois autres : les conseillers du Président, Henri Nagant et Charles Guéhaut, et le directeur du renseignement intérieur, Samuel Barcino. Eux aussi paraissaient à la fois joyeux et épuisés.

Labrousse posa sa mallette sur un secrétaire en merisier garni de ferrures étincelantes :

-Eh bien, messieurs, je vous ai apporté le dernier rapport de situation…

-Inutile ! le coupa sèchement Zarkos. Je ne vous ai pas fait venir pour ça.

-Mais, M. le Président, votre secrétaire…

-Ma secrétaire vous a dit une chose, moi je vais vous en dire une autre…

« Ça y est, songea Labrousse, le savon commence. Tant mieux, qu’on en finisse ! »

Le Président agitait sa tête d’une épaule à l’autre. Ses trois compères restaient un peu plus stoïques, quoique souriants. Ils allaient se payer sa fiole, les salauds !

-D’abord, je tiens à vous féliciter ! Sincèrement…Vous avez fait du bon boulot, Francis.

Labrousse en resta abasourdi. Il devait avoir mal entendu.

-Je vous demande pardon ?

-Je comprends votre surprise, ironisa Barcino –un vrai méchant sous son air de bon gros méridional. Il ne s’agit pas des effets espérés de votre plan génial, mais de ses conséquences inattendues. Sans votre initiative, nous n’aurions pas eu l’opportunité qui s’offre à nous…

Perplexe, Labrousse grattait sa barbe plus sel que poivre.

-Je ne saisis toujours pas, je suis navré…

Zarkos souriait toujours.

-Expliquez-lui, Barcino…Et vous, Francis, prenez donc un macaron : ce sont mes préférés !

Le patron de la DCRI s’éclaircit la gorge, ménageant ses effets tandis que Guéhaut tendait à Labrousse une tasse de café noir.

-Hier soir, peu après la récupération les deux journalistes, j’ai été directement contacté par un informateur, ou plutôt une informatrice, qui prétend être membre de l’organisation de Fantômarx. Elle refuse pour l’instant de nous révéler son identité.

-L’appât du gain ?

-Non…notre prime d’un million d’euros ne l’intéresse pas. Elle ne veut que la renonciation à toute poursuite judiciaire à son endroit, et bien entendu une protection renforcée après que nous ayons mis ce salaud hors d’état de nuire, nouvelle identité, et tutti quanti… Il n’y aurait chez elle que des motivations d’ordre moral, ou selon ses propres termes, « sentimentales » !

-Si le pognon ne marche pas, essayez le cul ! intervint finement Guéhaut.

-Ouais, ouais, grommela Barcino. Je peux continuer ?

Le conseiller spécial se rembrunit, et laissa l’autre poursuivre.

-Cette informatrice nous a donné diverses précisions renforçant sa crédibilité, que seuls des personnes très impliquées dans l’enquête pouvaient connaître. Et surtout, elle nous a envoyé par courriel, depuis un cybercafé, des renseignements nouveaux de la plus haute importance concernant la façon dont Fantômarx a pris l’apparence du moniteur de parachutisme et de l’employé de Christophe Rodi. Tenez-vous bien, c’est hallucinant…

« Notre salopard aurait trouvé le moyen de copier parfaitement un individu (être humain, animal ou objet quelconque), par ce que notre informatrice appelle la « transmutation moléculaire ». Il ne s’agirait pas d’un clonage ou d’une duplication, mais de la transformation d’un objet A en objet B, par imitation parfaite de l’objet B pris pour modèle. Au lieu d’un A et d’un B, on a deux B. Cela ne serait possible qu’entre deux corps de même gabarit. Par exemple, un adulte ne pourrait prendre la forme d’un enfant, ou vice versa. Cela expliquerait l’origine de la fortune mystérieuse de Fantômarx : de vulgaires bouts de papier seraient ainsi transmutés en billets de banque, de la ferraille en or, des cailloux en diamants, etc…Le procédé serait par ailleurs réversible.

-C’est aberrant! s’exclama Labrousse. Du pur délire ! Aucune technologie au monde ne permet une telle chose ! Votre informatrice vous mène en bateau.

Barcino esquissa un sourire de ses lèvres lippues. Avec son nez crochu, son teint bistre et ses cheveux huileux, il aurait fait le régal des caricaturistes antisémites d’avant-guerre.

-Je l’ai pensé comme vous, mon cher. Mais notre informatrice a apporté quelques éléments à l’appui de ses dires. A son courriel était jointe une formule de test ADN, que seuls des laboratoires de pointe peuvent effectuer, et qu’elle nous suggérait d’appliquer aux deux journalistes, Fondar et Castelbougeac. Nous avons profité de leur séjour à l’hôpital –ils ne sont sortis que ce midi- pour prélever les échantillons nécessaires : sang ou urine, les toubibs vous en pompent toujours un peu pour des examens de routine. Par ailleurs, une équipe spéciale s’est chargée de fouiller leurs appartements afin de relever d’autres traces ADN. Les salles de bain sont pleines de déchets révélateurs : cheveux, rognures d’ongles, serviettes hygiéniques usagées, etc…

-Et alors ? s’impatienta Labrousse, qui venait de constater avec déplaisir une tache de café sur son veston.

-Nous avons fait chauffer nos meilleurs labos toutes la journée, avec le protocole de test fourni par…hum, celle que nous avons choisi d’appeler « Cana ».

-C’est une idée à moi ! intervint à nouveau, tout fier, le conseiller Guéhaut. Cana, pour les noces de Cana, la parabole de l’eau changée en vin !

Barcino leva au ciel ses yeux globuleux, histoire de manifester son agacement.

-Voilà, voilà…donc, nous avons fait comparer les échantillons : ceux de l’hosto et ceux des appartements. Ils divergent. De très peu, à vrai dire, et des analyses ordinaires n’auraient sans doute rien décelé. Mais nos chimistes sont formels : les Fondar et Castelbougeac retrouvés hier dans ce squat du 18e ne sont pas ceux qui ont vécu dans leurs domiciles respectifs jusqu’à dimanche matin.

Labrousse en resta bouche bée.

-C’est incroyable ! Je dois pourtant me rendre à l’évidence. Et y a-t-il un moyen d’identifier l’ADN des « intrus », ou des « copieurs » ?

-Nos chercheurs y travaillent, mais l’empreinte des gènes copiés est écrasante. Et il leur faudrait d’autres échantillons provenant de personnes suspectes pour établir d’éventuelles similarités. En tout cas, preuve est faite que Fantômarx a passé le braquet supérieur, avec cette tentative de nous infiltrer.

-Mais infiltrer quoi ?

-Le groupe de presse trié sur le volet qui doit m’accompagner au Brésil demain, déclara soudain Zarkos d’une voix grave. Ces deux journalistes font partie des reporters auxquels je fais toute confiance. De vrais pros, objectifs et consciencieux…

« Disons plutôt des Zarkosiens de la première heure, toujours prêts à vous lécher les pompes », rectifia aussitôt en pensée le commissaire Labrousse, qui connaissait bien les fiches des deux journalistes.

-Fantômarx prépare un coup contre moi, reprit le Président, et cette… « Cana » le confirme. Ces deux « copies » doivent profiter de mon séjour au Brésil pour m’enlever.

-Et sans doute vous remplacer par une autre copie, ajouta Labrousse.

-Vous imaginez la catastrophe ? s’exclama Henri Nagant, l’autre conseiller. Un fou furieux à l’Elysée, prêt à appliquer un programme délirant qui détruirait la France et l’Europe !

« C’est curieux, songea Labrousse, mais je n’ai pas tant de mal à l’imaginer. »

-Je suppose que vous avez déjà un plan, dit-il en se tournant vers Barcino.

-En effet, acquiesça le patron de la DCRI. Pour commencer, ne pas perdre de vue nos deux lascars, selon la procédure habituelle, mais allégée afin de ne pas leur donner des soupçons. Eux seuls peuvent nous mener au cœur de l’organisation que nous devons démanteler, à moins que Cana daigne nous en révéler plus, mais il ne faut pas compter là-dessus pour l’instant. Elle a déjà pris d’énormes risques, et craint elle aussi d’être surveillée.

-Si ça se trouve, Fantômarx lui-même est peut-être déjà à notre portée, sous les traits de Fondar ! C’est rageant de devoir le laisser agir…

-Nous ignorons totalement si Fantômarx lui-même a pris ce risque, dit Zarkos. En tout cas, l’arbre ne doit pas cacher la forêt. Il faut laisser croire à ces salauds qu’on se laisse manipuler. Les toubibs ont permis à ces deux faux journalistes de reprendre le boulot, et ils iront avec moi au Brésil. Là-bas, nous leur tendrons un piège…dont je serai l’appât.

-Mais c’est extrêmement risqué pour vous, M. le Président ! protesta Labrousse. Vous serez en première ligne !

Lucas Zarkos baissa la tête, et prit une mine de conspirateur en prenant le commissaire par l’épaule :

-Francis, je vais vous dire une chose…vous allez faire partie du tout petit cercle de gens au courant de l’un des secrets les mieux gardés de la République. Ce que vous allez entendre est classé « top-secret-défense-total-motus-si tu parles t’es mort » ! Mais avant, prenez donc un macaron…

Labrousse prit un gâteau, et écouta la suite. Il ne regrettait pas, finalement, d’avoir poursuivi le boulot au-delà de la limite d’âge.

A suivre…