mardi 31 août 2010

2e volet : FANTOMARX AU POUVOIR,

Prologue : Recuerdos.

Province de Castellon, Espagne, avril 1938.

« Pasaren ! Pasaren ! » Le cri se répercutait de clocher en clocher, courait le long des rues étroites et poussiéreuses de tous les villages du Maestrat. L’effroi se répandait comme une traînée de cette poudre qui avait tant parlé en Espagne depuis près de deux ans. Ils étaient finalement passés, ceux que la pasionaria Dolorès Ibarruri appelait à arrêter dès 1936. Les colonnes nationalistes venaient d’atteindre la côte à Vinaros, coupant la zone républicaine en deux après une magistrale contre-offensive.
Les cloches du campanario de Corvera del Templo sonnaient un glas dur aux oreilles de Teofilo Fondar, alias « El Tiche ». L’homme venait à peine d’atteindre quarante ans, mais le poids des épreuves, de longues années de lutte et de misère l’avaient tanné, ridé et tordu comme le tronc d’un olivier centenaire. Il se tenait debout, un fusil russe en bandoulière, sur les remparts défoncés de l’antique château de son village. Il dominait ainsi le village lui-même massé sur les flancs de la colline, et disposait d’une vue magnifique sur les contreforts de la montagne, la plaine littorale et la mer qui miroitait au loin, avec ces villes côtières que les nationalistes étaient en train de conquérir une à une, faisant monter sur leur passage des panaches de fumée noire. Vinaros. Benicarlo. Peniscola. Puis viendrait Castellon.
Bientôt, des camions chargés d’hommes en armes monteraient vers les hauteurs, cahotant sur les routes défoncés, à travers les champs en terrasses plantés de vignes, d’oliviers et d’amandiers. Carlistes ou phalangistes, ou des soldats de l’armée régulière nationale avec un peu de chance, mais cela ne changerait pas grand-chose. L’heure des règlements de compte allait sonner aussi sûrement que grondaient les canons.
« On peut encore se battre, papa. Il reste des hommes valides au village. On peut se replier dans la montagne, organiser un groupe de partisans. Il paraît qu’Antonio veut en former un…
-Antonio est un imbécile, coupa sèchement Teofilo. Tout est foutu.
Il sentit son fils se raidir. Il ne voulait pas baisser les yeux vers lui, voir l’angoisse, la déception et la honte déformer son beau visage brun. Le garçon allait avoir treize ans, et savait manier les armes aussi bien que son père. Son jeune âge le sauverait peut-être de la fureur des fascistes, mais Teofilo ne parierait pas la moindre peseta là-dessus, surtout si on le prenait fusil à la main.
-Si nous continuons la lutte, avec le peu de munitions qui nous reste, nous n’aurons aucune efficacité. Les villages qui accepteront de nous ravitailler seront victimes d’horribles représailles. Et nous serons trahis tôt ou tard, notamment par ces chiens de Sant Calixto.
-Papa, tu ne peux parler comme ça ! Pas toi !
-Si, moi, justement ! s’écria Teofilo qui sentait la rage l’emporter sur le chagrin. Je sais de quoi je parle ! Je me bats depuis 1934, avant même le golpe des fascistes. J’ai vu naître cette république et je l’ai vu couler. Je me suis encore battu sur l’Ebre, où j’ai failli perdre ma jambe, et tout ça pour rien…
-Sur l’Ebre, on pouvait encore gagner, papa…
-Tais-toi ! Cette offensive était une connerie de plus. Nous n’avons fait que des conneries depuis 1936, perdu un temps précieux à jouer les révolutionnaires au lieu d’écraser l’ennemi avec méthode et discipline. »
Teofilo revoyait si nettement ce bel été 1936, cette ferveur sauvage qui s’était emparée de l’Espagne. Rouges contre fascistes. Républicains contre Nationaux. Le putsch en partie manqué de Mola, Sanjurjo et Franco avait déclenché une mobilisation brouillonne des forces populaires. Des miliciens de tout poil, souvent saouls comme des cochons, parcouraient le pays en quête de pillage, de meurtre et de viol. Des décennies de haine de classe accumulées explosaient tout d’un coup.
Teofilo et un groupe de copains du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste étaient partis à Castellon chercher des armes, des munitions et surtout des consignes. A leur retour, ils avaient trouvé le village investi par des anarchistes ivres de haine. Ceux-ci avaient organisé un « tribunal de peuple » sur la grand place de Corvera, et jugeaient à grandes goulées de vin épais et avec force slogans et injures tous les ennemis du « progrès social ». Parmi tous ces braillards équipés de bric et de broc, il y avait les pires bons à rien de Corvera, des excités venus du village voisin de Sant Calixto et quelques intellectuels aux yeux fous de Barcelone. Leurs chemises crasseuses puaient la sueur et la vinasse, et ils agitaient leurs flingues comme les exhibitionnistes remuent la queue.
Les Corverins qui se massaient autour de l’esplanade frissonnaient de sentiments contradictoires. La peur de faire partie de la charrette, la joie de voir d’autres y monter, l’espoir réel d’une vie meilleure, le plaisir malsain du spectacle de la mise à mort. Pour une fois, on ne se contenterait pas de charcuter un taureau.
Regroupés en un pitoyable petit troupeau, les « ennemis du peuple » attendaient d’être fixés sur leur sort. Pour la plupart des « caciques », propriétaires terriens grands ou moyens, artisans fortunés selon les critères locaux, les koulaks espagnols que la révolution prolétarienne allaient exterminer. Des « bourgeois » en costume froissé et poussiéreux connus pour leur vote à droite et étiquetés fascistes. Et un religieux, bête noire des anarchistes. Le père Raul, un brave type, qui avait appris à lire à la plupart des morveux du village. Parmi ses bourreaux figuraient quelques-uns des élèves auxquels il avait parfois tiré les oreilles.
Les anarchistes l’avaient arraché à son presbytère, obligé à assister au pillage et au saccage de son église et de l’ermitage situé deux rues plus bas. Ceux ou celles qui avaient voulu prendre sa défense ou empêcher le désastre avaient été violemment pris à partie. Ils étaient à présent terrés chez eux, le visage en sang et les mains tremblantes.
Quand Teofilo Fondar et ses compagnons déboulèrent sur la place dans leur camion aux essieux grinçants décorés de banderoles du POUM, toutes les têtes se tournèrent vers eux. La vieille Margarita s’était précipitée vers Teofilo aussitôt qu’il avait sauté de la ridelle, Parabellum au poing. Elle se signa discrètement.
« Teofilo ! Enfin tu es de retour ! Ces voyous commettent les pires péchés et salissent notre cause ! Fais quelque chose, je t’en prie !
Un murmure enfla rapidement dans la foule, qui se fendait pour laisser passer Teofilo et ses vingt camarades au torse bardé de cartouchières, pistolet et fusils Mauser prêts à servir.
« El Tiche ! El Tiche ! Il est de retour ! El Tiche est de retour ! »
Tout le monde dans le Maestrat connaissait El Tiche, son nom de guerre depuis 1934, lorsqu’il avait quitté le village pour aller se battre aux côtés des mineurs révoltés des Asturies. Traqué par la Guardia Civil pour avoir exécuté un infect señorito coupable du viol d’une jeune paysanne et relaxé par la justice officielle, El Tiche s’était caché pendant deux ans dans la Serra de Vallivana, ravitaillé par ses nombreux admirateurs. Le père Raul avait fait partie de ceux qui l’avaient hébergé et nourri, au nom du Christ miséricordieux.
C’était pour se moquer de ce Christ et de son serviteur que les anarchistes avaient dénudé le curé jusqu’à la taille, l’avaient fouetté jusqu’au sang et enfoncé sur sa tête une couronne d’épine qui lui faisait pleurer des larmes de sang. Ils l’obligeaient à porter une lourde croix volée à l’ermitage, sous laquelle le malheureux ployait de plus en plus. Si les autres « fascistes » portaient sur leur visage les stigmates de la violence, c’était sur le Padre que les anarchistes entendaient déchaîner tout leur sadisme. Au moment où Teofilo jaillissait de la foule et s’approchait du lieu du supplice, les bourreaux s’interrogeaient sur la suite à donner aux réjouissances. Leur chef, un Catalan trapu aux lunettes rondes et au béret noir, se tourna vers le nouveau venu avec un sourire mauvais.
Il cracha un morceau de chique sur le pavé jaune, à quelques pas des espadrilles du leader local du POUM.
« Tiens, tiens, El Tiche ! Tu arrives après la bataille, camarade, mais pas trop tard pour assister au châtiment des fascistes ! Tu veux que je t’en laisse quelques-uns ? Nous avons réfléchi à leur châtiment. Pour les bourgeois, une balle dans la tête ! Pour les caciques, montée au château sous la bastonnade, puis plongeon dans le vide ! Pour le curé, même ascension au Golgotha, et crucifixion ! Qu’en dis-tu, El Tiche ?
Teofilo prit une profonde inspiration. Il parcourut de son regard impénétrable la place écrasée de soleil, les visages transpirants et blêmes des prisonniers, les traits grimaçants de leurs bourreaux.
-Ce que j’en dis ? J’en dis que tu es un fils de pute, et que tu n’es pas mon camarade. J’en dis qu’il n’y a pas eu de bataille ici, et que tu souilles mon village par ta seule présence. J’en dis que si tu veux te battre, c’est ailleurs que ça se passe. J’en dis que tu es un lâche !
Ces paroles résonnèrent fortement, reprises en écho par les façades lépreuses. La lourde chaleur de juillet parut s’estomper tandis que se glaçait le sang des centaines de personnes agglutinées là.
Le Catalan pâlit sous l’outrage, la bouche tordue en un vilain rictus. Il cherchait ses mots, tout en tripotant la crosse du revolver pendu à sa ceinture. Les miliciens anarchistes firent claquer les culasses de leurs fusils. Ceux du POUM en firent autant. On allait droit au massacre. La guerre civile dans la guerre civile.
Teofilo pensa à la foule, tout autour d’eux. A ces femmes, ces gosses, ces vieux qui seraient fauchés par les balles perdues. Il pensa à ses hommes, derrière lui. Les anarchistes y passeraient probablement tous, mais à quel prix ! La révolution ne pouvait se saigner elle-même. Teofilo Fondar comprit qu’il fallait transiger, et poursuivit aussitôt :
-Tu veux du sang ? Prends tes prisonniers et va t-en ! Prends-les, sauf ces deux là…
Il désigna le curé et Ernesto, le boulanger de Corvera, que l’on disait de droite.
-Ces deux là sont du village, et nous avons besoin d’eux. Ils n’ont rien fait de mal !
Le Catalan soupesait ses chances, lui aussi. Sa trentaine d’hommes contre les vingt d’El Tiche, c’était un peu juste comme rapport de forces. Et la première balle du héros de Corvera serait pour lui. Il fallait être raisonnable. Il cracha à nouveau par terre.
-Tu n’empêcheras pas la révolution par tes insultes, El Tiche ! Mais je vais t’accorder ce que tu demandes…
Il aboya quelques ordres en catalan, et ses hommes se regroupèrent près de leurs camions garés en bas de la place, poussant devant eux leurs prisonniers, à l’exception du père Raul et du boulanger. Une femme en mantille noire se jeta aux pieds de Teofilo. C’était l’épouse d’un des captifs, le propriétaire de la plus grosse exploitation agricole de Corvera.
-El Tiche, supplia-t-elle d’une voix étouffée par les sanglots, tu ne peux pas les laisser emmener Alfonso ! Tu sais que c’est un homme bon ! Il ne t’a jamais fait de mal ! Il donnait du travail à tout le monde !
Teofilo voyait s’éloigner le vieil homme, très digne sous les insultes et les coups tandis qu’il grimpait dans le camion aux couleurs de la FAI. Que pouvait-on lui reprocher ? D’avoir hérité d’une belle terre ? Son paternalisme teinté d’un rien de morgue aristocratique ?
El Tiche serra les mâchoires. Une guerre et une révolution étaient en marche. Certains étaient condamnés par l’Histoire, en dehors de toute considération morale. S’il prenait la défense de Don Alfonso, c’en serait fini de son image de révolutionnaire. Il ruinerait le crédit du POUM au sein de la coalition républicaine au profit de ces fumiers d’anarchistes si puissants dans la région. On ne pouvait faire de tortilla sans casser des œufs. La mort de Don Alfonso et de quelques caciques calmerait la populace et permettrait une rapide réforme agraire, sans que son parti eût trop de sang sur les mains.
-Je suis désolé, grommela-t-il simplement. Vraiment désolé. »

*
Jusqu’en 1937, Teofilo fit partie du conseil municipal de Corvera del Templo. Il révéla certaines qualités de gestionnaire pour organiser au mieux la vie économique du village. Malgré la guerre, le ravitaillement et l’entretien des infrastructures locales furent assurés. Il épargna au village, par sa seule présence, les désastreuses expériences d’autogestion que les anarchistes mirent en place là où ils avaient pu s’implanter. Le père Raul ne fut plus jamais inquiété, mais les tourments infligés l’avaient brisé de l’intérieur. Il continuait à exercer son ministère, mais agissait comme un automate, sans plus jamais sourire, les yeux hantés par son martyre.
Ernesto le boulanger se plia sans rechigner à la mise sous tutelle publique de son entreprise, trop heureux d’échapper à la mort. Mais on murmurait dans le village qu’il continuait à correspondre avec quelques parents réfugiés en zone nationale, et qu’il priait en cachette pour la victoire des fascistes.
-Je m’en fous, rétorquait invariablement Teofilo. C’est un bon boulanger, le reste ne m’intéresse pas !
Il avait appris de Trotsky et de Lénine, ses maîtres à penser, que les professionnels utiles représentaient un atout précieux dans une révolution. Il valait mieux un boulanger fasciste travaillant pour vous que pas de boulanger du tout.
Teofilo quitta son village à deux reprises, pour combattre près de Madrid et à Guadalajara, et se fit à nouveau remarquer par sa bravoure, qui lui valut d’être décoré de l’Ordre des Héros de la République, un colifichet qu’il jeta au caniveau un soir de beuverie.
Comme bien d’autres, il avait vu avec angoisse la montée en puissance des communistes staliniens au sein de l’alliance républicaine. Le gouvernement, l’armée et l’administration étaient méthodiquement noyautés. Socialistes et modérés étaient mis au pas, convaincus de la nécessité de cette soumission pour obtenir l’aide massive de Moscou. Teofilo voyait venir la purge qui avait déjà commencé en Union Soviétique, mais il détestait trop les anarchistes pour se joindre à eux lors de l’insurrection de mai 1937, malgré l’alliance conclue entre eux et le POUM. La guerre civile dans la guerre civile ! Ce qu’il avait voulu éviter à tout prix l’année précédente se produisait finalement.
Convoqué à Barcelone sous prétexte d’un stage militaire, Teofilo fut arrêté et interné dans une sinistre forteresse, interrogé sans relâche mais sans trop de brutalité par une caricature de commissaire politique. Un chauve à casquette frappé de l’étoile rouge, qui grillait cigarette sur cigarette et lui soufflait la fumée au visage. Les accusations étaient loufoques, les questions sans queue ni tête. Teofilo finit par se lasser.
-Fous-moi la paix, camarade. Je suis trotskyste et ça t’emmerde ? Finissons-en et fais-moi fusiller !
Il fut jeté au cachot, privé de sommeil, de nourriture. Battu, parfois, sans raison ni question. Puis un matin, sans davantage d’explication, on vint le chercher pour lui faire revêtir un uniforme neuf de l’armée gouvernementale et l’expédier sur le front de l’Ebre. Sa blessure à la jambe lui valut de rentrer chez lui deux semaines avant l’offensive nationaliste en Aragon.
Et il était là, El Tiche, désabusé, sur les remparts du château en ruines de Corvera del Templo, aussi ruiné que ses espérances. Son fils rompit le silence :
-Papa, qu’est-ce qu’on peut faire, alors ?
-Se cacher, Tomas. Toi, ta mère et tes sœurs. Attendre que la fureur s’apaise, qu’on nous oublie un peu, et puis filer d’ici. Je connais un pêcheur, à Peniscola, qui pourra nous emmener où nous voudrons.
-Et toi, bien sûr !
-Bien sûr. J’ai dit « nous ».
-Mais où va-t-on se cacher ?
-Pas très loin d’ici. Chez Margarita. Je vais te montrer. Je m’y suis déjà planqué il y a deux ans avant de filer vers la montagne.

*

La cachette était excellente, même s’il fallait s’accommoder d’une humidité relative et de l’éclairage vacillant de quelques bougies. Sans parler de l’odeur de renfermé, à laquelle ils échappaient de temps à autre, le soir, à l’occasion d’un court paseo à l’air libre. Mais ce que Tomas y découvrit, par le plus grand des hasards, redonna un espoir fou au gamin. Sa mère et ses deux sœurs dormaient encore lorsqu’il vint réveiller son père pour lui montrer sa trouvaille.
Il fallut se faufiler dans les éboulis, ramper comme des taupes et grimper le long d’une cheminée aux parois instables. Pour enfin déboucher dans la crypte, trop vaste pour que la lampe tempête de Teofilo ne puisse l’éclairer en totalité.
« Qui étaient ces gens, papa ?
-Les Templiers. Nous devons être dans les souterrains du château. Cette forteresse leur appartenait, au Moyen Âge.
-Et tout ça maintenant, c’est à nous ?
-Au peuple, Tomas ! Mais ceci doit rester secret. N’en dis pas un mot à ta mère, ni à Ana, ni à
Paquita. Pas pour l’instant. Il faudra bien réfléchir à l’usage que nous ferons de tout ceci. Et surtout éviter qu’il ne tombe entre les mains des fascistes !
La répression fut moins effroyable à Corvera del Templo que Teofilo ne l’avait redouté. Beaucoup des « rouges » les plus notoires avaient déguerpi, et tout le monde était persuadé que la famille Fondar s’était jointe à la masse des réfugiés qui convergeaient vers Valence. Parmi ceux qui n’avaient pas voulu fuir, Antonio et quelques irréductibles avaient pris le maquis. Mais comme Teofilo l’avait prévu, ils furent dénoncés, capturés et fusillés avant la fin du printemps.

*

Un matin d’automne, à l’aube, alors que Teofilo et les siens s’apprêtaient à fuir le village dans une carriole conduite par un ami sûr, la vieille Margarita vint en larmes les rejoindre dans la remise où l’on attelait la paire de mulets.
« El Tiche ! Quelqu’un nous a trahis ! Les gardes civils encerclent le village ! Tous les chemins sont coupés ! José devait aller à Vinaros, et il est tombé sur eux ! Ils disent qu’ils te cherchent !
-Qui nous a trahis ? s’indigna Maria, la femme de Teofilo.
-Pas difficile à deviner, répliqua son mari d’une voix lasse. Qui peut savoir que depuis quelques mois, la vieille Margarita et sa famille consomment beaucoup plus de pain que d’habitude ?
-Ernesto, le boulanger ! Quelle ordure ! Et dire que tu l’as sauvé il y a deux ans !
-Je vais tuer ce fumier, gronda Tomas.
Teofilo prit appui contre le mur de pierre fraîche, et passa une main sur son front moite.
-Tu attendras, Tomas, tu attendras le temps qu’il faudra, mais aujourd’hui tu ne feras rien du tout…
Il prit sa femme par les épaules et l’embrassa tendrement sur le front.
-Maria, tu vas redescendre dans la cachette avec les enfants. Vous repartirez demain ou après-demain, quand ils auront levé leurs barrages. Le pêcheur vous attendra au moins une semaine avant de partir au large. Tu sais où le trouver à Peniscola, et les faux papiers sont les meilleurs que j’aie pu acheter à ce filou de Pablo.
-Mais…
Il se tourna vers Margarita :
-Toi, fais courir le bruit que ma famille est partie depuis deux jours vers la montagne, dans une cachette connue de moi seul près de Vallivana. Et que je t’ai menacée pour t’obliger à nous cacher dans ta maison. Le père Raul prendra ta défense.
-Mais et toi ? s’écria Maria.
Les trois enfants étaient en pleurs. Même la plus jeune commençait à comprendre.
-C’est moi qu’ils cherchent. Ils veulent El Tiche ! Quand ils m’auront attrapé, ces chiens se calmeront. Si je ne me livre pas, ils monteront fouiller le village maison par maison, en commençant par celle-ci. Même s’ils ne nous débusquent pas, ils s’en prendront à Margarita et à d’autres. Ils prendront des otages, fusilleront à tour de bras comme ils l’ont fait ailleurs !
« Jusqu’ici, Corvera n’a pas trop souffert, et je ne veux pas que cela change à cause de moi. Ils veulent El Tiche ? Je vais le leur donner ! »

*

Une brume épaisse montait de la plaine, telle une mer de nuages à l’assaut des contreforts rocailleux piquetés d’arbustes, quand Teofilo Fondar se présenta au capitaine Huerto sur la route en lacets qui montait au village. Malgré ses allures de ganache fasciste, avec son baudrier, ses moustaches cirées et ses sourcils charbonneux sous son chapeau de cuir bouilli, l’officier se montra respectueux, apparemment très fier d’avoir capturé facilement un aussi prestigieux gibier.
Quand un garde s’avança pour lier les poignets de Teofilo, le capitaine secoua la tête :
-Inutile ! Et il aura besoin de ses mains libres pour monter lui-même dans le camion. Pas vrai, El Tiche, que tu ne nous feras pas d’ennuis ?
-Je ne ferai plus d’ennuis à personne désormais.
El Tiche leva les yeux une dernière fois vers son cher village blotti au pied de son château, que le brouillard encerclait avant de l’engloutir. Une petite foule s’était massée le long du parapet de pierre, trente mètres plus haut, pour un « adios » silencieux. Il pensa à Don Alfonso, sacrifié avant lui au bien être des siens. Puis il monta dans le camion aux amortisseurs fatigués.

A suivre…