Extrait de l’interview de Benoît Olivaro, secrétaire général du MAC (Mouvement Anticapitaliste), dans Le Beaumarchais du 14 novembre :
« Jean-Marie Fondar : Votre nouveau parti revendique déjà plus de 100 000 adhésions, et les sondages vous placent en tête des candidats de gauche, devant Marylène Impérial et les autres ténors du Parti Social-démocrate. Je n’ose vous demander si cela vous convient…
Benoît Olivaro : Evidemment, d’un point de vue politicien, on ne peut être que satisfait. Mais tout cela est révélateur du profond malaise des travailleurs de ce pays, à la fois opprimés par la droite au pouvoir et son programme de démolition sociale, et abandonnés par une gauche qui passe son temps à s’excuser d’être de gauche. Notre programme est clair, et c’est pourquoi il attire tous ceux et toutes celles qui veulent se battre contre Zarkos et ses amis.
JMF : Fantômarx a-t-il demandé son adhésion ? Après tout, vous et lui êtes sur la même longueur d’ondes, l’anticapitalisme. Comme vous il entend combattre les délocalisations, la privatisation des services publics…
BO : Je m’attendais à ce que l’on me la sorte, celle-là ! J’ignore, comme tout le monde, qui est vraiment ce Fantômarx, dont on ne saurait approuver les méthodes…Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il s’agit d’une vulgaire manipulation d’un pouvoir aux abois, pour discréditer les luttes sociales et faire passer en force des mesures liberticides, tel ce nouveau fichier de renseignement informatique, ou cette police parallèle aux ordres directs du Chef de l’Etat, le GASP. [Groupe d’Action Spéciale de la Présidence, NDLR]
JMF : Dans les milieux bien informés, on dit pourtant que le MAC aurait reçu de fortes sommes de la part de mystérieux donateurs étrangers. Ne pourrait-il s’agir de la cotisation de Fantômarx ?
BO : Quand le parti majoritaire au pouvoir, le PMU, aura rendu ses comptes transparents, quand les autorités traqueront sans faiblir les patrons voyous et les gros fraudeurs du fisc, alors nous pourrons accepter les leçons de morale de la droite ! »
*
En ce matin grisâtre et pluvieux, même les dorures de l’Elysée semblaient sinistres à celui qui en avait si triomphalement pris possession seize mois plus tôt. Lucas Zarkos était seul dans son bureau, et contemplait tristement la pile de dossiers préparés par son secrétariat.
Tensions avec la Russie, enlisement militaire en Afghanistan, récession économique, remontée de la délinquance (malgré tous les efforts déployés pour la camoufler)…Tout cela était déprimant au dernier degré. Et cet enfoiré de Fantômarx qui continuait à le narguer, menaçant des pires supplices Charles Shong, le patron de Renault, pour « licenciements abusifs », ou l’ensemble du gouvernement, pour « bradage du service postal » !
Lucas Zarkos n’était toujours pas remis de l’humiliation magistrale que le criminel au masque rouge lui avait infligée sur tous les écrans. Quant au châtiment de Farida Cherki, il était devenu le sien depuis que l’ex-Garde des Sceaux, toujours folle à lier, avait réussi à tromper la vigilance de ses gardiens de l’hôpital psychiatrique et à s’emparer d’un téléphone portable. Grâce à cet engin, la dame avait inondé les rédactions parisiennes de messages délirants, affirmant qu’elle était enceinte des œuvres du Président, et que ce dernier était à l’origine de son internement afin d’étouffer le scandale. Après la neutralisation de la folledingue, les démentis n’avaient pas manqué, mais le mal était fait. Le crédit du Chef de l’Etat était au fond de la mine.
Pris d’une convulsion nerveuse qui lui fit monter l’épaule droite au niveau des oreilles, le Président éprouva le besoin de se détendre avant d’attaquer le boulot. Il sortit d’un tiroir le CD de sa femme Carola, sorti pendant l’été. Produit par la société Niaise, ce recueil de chansons avait bénéficié d’un intense matraquage médiatique, mais les ventes avaient été 50% inférieures aux prévisions. La belle Carola, avec ses grands yeux bleus, si tristes sur la pochette chichiteuse, semblait le lui reprocher en silence.
-Je t’aime, murmura tendrement le petit homme brun en glissant le disque brillant dans le lecteur Bose intégré à son bureau high-tech. Change-moi les idées, Carolita !
Il lança son morceau préféré, Ma dope, et la voix fluette de l’ex-mannequin dévoreuse d’hommes célèbres envahit le grand bureau présidentiel.
« T’es ma dope, mon p’tit mec,
Mais parfois tu me débectes,
Avant toi j’en ai eu plein,
Qui crois-moi baisaient très bien… »
Zarkos fronça ses sourcils en accent circonflexe. Qu’est-ce que c’était que cette merde ?
« …en tout cas bien mieux que toi,
Mon nabot tout flagada,
Moi j’ai jamais autant joui,
Qu’avec Fantômarx, oh oui ! »
Le hurlement de rage démentielle du président Zarkos fit aussitôt accourir son directeur de cabinet, qui travaillait dans un bureau adjacent. Il avait à peine ouvert la porte qu’un CD lancé à la volée, tel un mince frisbee d’argent, vint lui percuter le front pour y laisser une belle trace rouge.
*
A chaque coup qui s’abattait sur ses épaules grasses, Patrice Bouteflamme répondait par un hoquet de douleur jouissive. Torse nu, face au dossier de la chaise branlante sur laquelle il avait pris place, le Ministre de l’Intégration et de l’Identité nationale, endurait avec plaisir son supplice hebdomadaire. Derrière lui, une grosse Noire en boubou bariolé maniait avec énergie un chat à neuf queues, dont les lanières de cuir avaient déjà coloré de rayures rouges le dos rose, tavelé de taches brunes, de son « client ».
-Gros porc ! Salaud de ta race ! Tu aimes ça, hein ? grondait-elle en forçant son accent malien.
Patrice Bouteflamme avait fait la connaissance de Fatoumata lors d’un dîner chez des amis, qui avaient embauché cette femme en situation irrégulière. Ils avaient sollicité les faveurs du ministre pour régulariser au plus vite leur employée, et celui-ci avait accepté. Dès qu’il avait vu cette plantureuse créature africaine, assez ressemblante à « big mama », la nourrice de Scarlett O’Hara dans Autant en emporte le vent, l’usine à fantasmes du ministre s’était mise à tourner à plein régime. Il lui avait fallu du temps pour oser concrétiser ses obsessions, mais Patrice Bouteflamme avait un jour franchi le pas.
Cela faisait plus d’un mois que, chaque semaine en sortant de ses bureaux, le Ministre rejoignait Fatoumata dans sa sordide chambre de bonne du XVIIe arrondissement. Là, oubliant la crasse et l’odeur rance du beurre de karité, ignorant les colifichets et les bestioles séchées pendues au plafond, sous la lumière agressive d’une ampoule nue, il recevait sa ration de coups adroitement distribués. Bouteflamme avait toujours eu des penchants masochistes, qu’il n’avait jamais avoués à quiconque. Sa vie de famille, des plus ordinaires, n’en laissait rien deviner non plus. Mais depuis que le gouvernement auquel il appartenait lui avait donné la tâche d’expulser chaque année au moins 25 000 personnes en situation irrégulière, créant souvent des drames humains épouvantables, ce bon chrétien conservateur éprouvait une sourde culpabilité, un besoin d’expier ses péchés, tout en continuant à faire son travail.
Entre Fatoumata et lui s’était instauré un pacte secret : elle le fouettait, il la payait en liquide, et garantissait le renouvellement de sa carte de séjour. Personne d’autre ne devait rien savoir. Quant à la conscience du Ministre, elle était en paix relative : après tout, il ne trompait pas son épouse, puisqu’il n’avait aucune relation sexuelle avec cette femme.
-Voilà Monsieur, c’est terminé, souffla Fatoumata après le 25e coup.
Elle alla chercher un onguent dans un petit pot en bois exotique, une sorte de graisse de porc-épic dont elle enduisit le dos rougi, presque saignant, du Ministre. Dans quelques heures, il n’y paraîtrait plus. Et l’odeur du produit se confondait assez vite avec les fragrances de l’eau de toilette musquée qu’il avait adoptée depuis quelques temps. Madame Bouteflamme, jusqu’ici, n’avait rien suspecté –ou n’avait rien laissé paraître de ses doutes. Le contact des mains vigoureuses de la Malienne qui massaient sa chair cuisante ne manqua pas de susciter une érection chez Bouteflamme, et une nouvelle bouffée de culpabilité. Il avait trop de culture religieuse pour ignorer que le désir, même inassouvi, relevait du péché.
Il se leva lourdement de la chaise au cannage défoncé, se rhabilla et sortit de sa veste une liasse de billets qu’il remit à la grosse Noire en clignant de ses petits yeux porcins. Elle les prit sans un mot, et attendit qu’il soit parti pour saisir son téléphone et composer le numéro qu’elle avait appris par coeur. A la troisième sonnerie, quelqu’un décrocha :
-Je vous écoute, dit une voix masculine.
-Il vient de franchir ma porte.
-Entendu. Merci beaucoup…
Le type mit fin à la communication. Fatoumata eut un sourire. Si tout se passait comme prévu, elle serait dans peu de temps à Bamako avec toute sa famille, les poches suffisamment pleines pour y mener une vie de rêve, jusqu’à la fin de ses jours. Quant à ce gros dégueulasse, il lui avait fallu se contenir pour ne pas taper plus fort…mais il allait payer, pour sûr. Et ce ne serait pas la moindre de ses récompenses.
*
Patrice Bouteflamme descendit les escaliers sans croiser aucun habitant de cet immeuble crasseux promis à la pelle des démolisseurs. Il n’y avait là que des locataires en situation précaire, des demi-squatters en cheville avec des marchands de sommeil, travaillant à des heures impossibles et ne posant pas de question. Lorsque le Ministre déboucha à l’air libre, sur le boulevard nimbé de la lueur orangée des lampadaires, il inspira une bonne goulée d’air illusoirement frais. L’atmosphère de Paris sentait le gazole, mais cela lui parut infiniment plus tonique que les remugles stagnant dans l’immeuble vétuste qu’il venait de quitter. Il n’eut que quelques mètres à faire sur le trottoir de cette artère relativement passante, où brillaient encore les enseignes de quelques boutiques, avant de tourner dans la première ruelle à gauche. Un peu plus loin, il devina dans la pénombre la silhouette de la grosse berline où devaient l’attendre son chauffeur et son garde du corps.
Après les menaces lancées par Fantômarx et son attaque visant Farida Cherki, le Premier Ministre Frédéric Follin et le Président de la République avaient souhaité voir les membres du gouvernement doubler leur protection rapprochée. Bouteflamme avait alors joué les courageux de service, désireux d’épargner les deniers publics en ces temps d’austérité où l’on accusait si volontiers le gouvernement de ne pas donner l’exemple. Zarkos, enchanté de cette attitude virile de la part de celui qu’il considérait comme l’un de ses proches, un ami de toujours, s’était finalement rangé à ses vues avec le franc-parler qu’on lui connaissait :
-Cela fait du bien de voir quelqu’un qui a des couilles ! Je vais te dire une chose, Patrice, je n’attendais rien d’autre de ta part. Mais fais gaffe quand même…
« Les chemins du vice mènent parfois à la vertu », disait volontiers le prêtre de Saint-Nicolas du Chardonnet auquel le Ministre de l’Intégration confessait ses errements. En tout cas, il eût été catastrophique, ou du moins périlleux, que Patrice Bouteflamme mêlât davantage de monde à ses escapades de début de soirée. Rémy, le chauffeur, et Claude, garde du corps, étaient des types fiables et discrets, qui ignoraient du reste les détails de ses petites séances. Ils étaient libres d’imaginer ce qu’ils voulaient, à condition de la boucler.
De vagues silhouettes traversèrent la ruelle un peu plus loin et se fondirent dans les ténèbres. Le passage n’était éclairé que par un seul petit lampadaire crachotant, et quelques fenestrons diffusant une lumière jaune. Bouteflamme marqua un temps d’arrêt, puis se dépêcha d’atteindre la voiture et se jeta à l’intérieur. Conformément aux consignes, ses hommes étaient restés lumière éteinte dans le véhicule, pour ne pas attirer l’attention. Bien calé sur la banquette arrière, le Ministre ne voyait que les nuques rasées de Rémy et Claude, assis à l’avant et immobiles comme des statues. Ils ne s’étaient même pas retournés lorsqu’il avait ouvert la portière.
-Vous pouvez y aller, Rémy, souffla Bouteflamme en s’épongeant le front.
Personne ne bougea. Une sourde inquiétude envahit soudain le Ministre.
-Qu’est-ce qui passe ? Vous êtes sourd, Rémy ? Je vous ai dit de démarrer !
Sur le siège avant droit, le garde du corps tourna enfin la tête vers son patron. La lumière glauque du dehors, jointe à celle du tableau de bord, suffit au Ministre pour comprendre. Ce n’était pas Claude.
-A partir de maintenant, vous n’avez plus d’ordre à donner, Monsieur…
Patrice Bouteflamme étouffa un cri d’angoisse, et tenta frénétiquement d’ouvrir la portière. Verrouillée. Il ressentit une vive douleur à la base du cou, et sombra dans le néant.
*
Lorsqu’il reprit connaissance, le Ministre se trouvait dans le noir absolu. Il crut d’abord à une défaillance visuelle, liée au mal de crâne qu’il éprouvait aussi. Il était allongé sur ce qui semblait être un matelas assez moelleux, et respirait assez mal un air épais, passablement vicié. Engoncé dans ses vêtements qu’il portait toujours, Patrice Bouteflamme tâtonna autour de lui. Ses mains tremblantes se heurtèrent partout à une surface de tissu rembourré : sur les côtés, au-dessus de lui, à quelques centimètres de son corps étendu. Il ne pouvait même pas replier les jambes. Comme dans un cercueil. Pris de panique, le Ministre se souvint de ce qui s’était passé dans sa voiture de fonction. Le type au pistolet. Il avait été enlevé, évidemment, mais où ces salopards l’avaient-ils enfermé ?
Il se mit à hurler et à tambouriner contre les parois de sa prison, menaçant, suppliant qu’on le sorte de là. Mais aucun bruit ne lui parvenait de l’extérieur, et son propre tapage était considérablement assourdi par le revêtement capitonné. Et s’ils l’avaient enterré vivant ? Des larmes d’angoisse et de désespoir coulèrent de ses yeux bouffis. C’est alors qu’il perçut des voix étouffées, des bruits de pas et d’objets déplacés. Il y eut une série de déclics, et une lumière aveuglante chassa les ténèbres en même temps qu’il aspirait une grande goulée d’air frais. Des bras vigoureux se saisirent du Ministre et le hissèrent hors de son morbide cachot, le portant littéralement jusqu’à une chaise en plastique où il fut promptement menotté.
Clignant des yeux, Patrice Bouteflamme retrouva peu à peu l’usage de la vue et parcourut du regard le décor qui l’entourait. Un grand hangar aux murs de parpaings nus, des bidons rouillés dans un coin. Une grande double porte sur rail, solidement cadenassée. Un imposant semi remorque garé en position de départ, portant la raison sociale d’un célèbre transporteur hollandais. Des néons blafards suspendus au plafond de tôle ondulée. Le plus détonant dans ce décor était face à lui : une caméra numérique montée sur trépied, à côté d’un prompteur, le tout relié à une prisé électrique murale par un long câble. Le Ministre de l’Intégration porta ensuite son attention sur les hommes qui venaient de l’attacher devant cet attirail journalistique. Deux gars costauds en survêtements et cagoules noires, chaussées de baskets de la même couleur. Chacun portait un pistolet à la ceinture, du même modèle que celui qu’il avait entrevu…et qu’il l’avait si bien mis KO.
-Que…que me voulez-vous, à la fin ? lâcha-t-il d’une voix faible.
-Vous allez le savoir dans un instant, répondit l’un des gars. Pour vos deux larbins, vous faites pas de mouron : ils roupillent dans le coffre de votre bagnole, à quelques bornes d’ici.
Il y eut un léger grincement dans son dos qui incita Bouteflamme à tourner la tête. Sa nuque douloureuse lui fit aussitôt chèrement payer l’effort, et ce qu’il vit acheva de le désemparer. Fantômarx !
L’homme au masque rouge, toujours vêtu du costume gris foncé qu’il aimait porter lors de ses interventions sur le Net, venait de franchir une petite porte métallique au fond du hangar, et vint se placer devant son prisonnier, près de la caméra.
-M. Bouteflamme, j’ai la joie de vous annoncer que vous allez enfin pouvoir prendre des vacances, dit-il de cette voix glaçante que les imitateurs s’efforçaient vainement de pasticher, depuis que le personnage s’était imposé dans le paysage audiovisuel français.
-Co…comment cela ?
-Allons, allons, ne me dites pas que vous ne les avez pas méritées ! Toutes ces expulsions au mépris du droit des gens, ces mesures destinées à faire venir en masse des travailleurs étrangers pour ne pas augmenter les salaires des employés français, ces projets de fichage génétique dignes d’une autre époque…vous êtes un bon petit soldat, M. Bouteflamme. Vous n’avez pas volé votre permission. Si votre patron vous l’a refusée, moi, Fantômarx, défenseur des acquis sociaux, je vous l’offre ! Une très longue permission !
Son rire sardonique résonna sinistrement dans le hangar.
-Je…je ne sais pas ce que vous voulez me faire, mais, je…je…
-Du calme, du calme ! Ne vous affolez pas, je m’occupe de tout. Vous avez vu ce camion ?
Le Ministre, en sueur, ne put qu’acquiescer, le menton tremblotant.
-Nous allons vous replacer dans votre jolie boîte, et vous charger à l’intérieur d’un autre colis plus gros. Ce camion vous emmènera ensuite au port du Havre, où vous serez embarqué à bord d’un container de cognac à destination de Shanghaï. N’ayez crainte, j’ai fait en sorte qu’aucune tracasserie douanière ne vienne retarder votre départ. Une longue, très longue croisière, pour apprécier les joies de la Mondialisation ! Je reconnais néanmoins que le confort sera limité au strict minimum : vous pourrez dormir, et respirer…très mal, hélas. Mais le forfait ne comprend ni excursion, ni loisirs, ni repas, ni boisson. Du « low cost », comme on dit ! Vous expérimenterez ainsi les principes vantés par votre président : l’immigration, ou plutôt l’émigration choisie. En l’occurrence, c’est moi qui choisis, et vous qui subissez.
Patrice Bouteflamme jeta un regard éperdu vers la grande caisse grise capitonnée de noir où il avait été enfermé. La seule perspective d’y retourner le plongeait dans une terreur abjecte. La mention « produits de luxe » imprimée dessus ne risquait pas de le faire sourire.
-Je vous en supplie, non !!! Ne faites pas ça ! Vous me condamnez à mort !
-C’est le risque que prennent tous ces malheureux, qui tentent chaque jour de venir partager les miettes de notre prospérité. A vous d’y goûter. Avec un peu de chance, vous serez peut-être encore reconnaissable quand un Chinois fortuné, amateur de produits français, fera ouvrir cette caisse.
-Je…je vous en conjure…j’ai une femme, des enfants…
-Comme ceux que vous faites expulser, en dépit de leur situation de famille.
-Je ne le ferai plus ! Je vous le jure ! Je vous promets de…
Fantômarx leva une main impérieuse qui suspendit le pitoyable plaidoyer :
-Voilà enfin des propos raisonnables, M. le Ministre. Il vous reste donc un brin d’humanité ! Cela tombe bien, il m’en reste encore un peu, moi aussi. Alors voici mes conditions : vous allez annoncer, devant cette caméra, votre démission, valable à compter de ce soir minuit. Vous lirez pour cela le texte que j’ai préparé à votre intention et qui défilera sur le prompteur. Après quoi, je vous relâcherai. Il va de soi que si vous reveniez sur votre décision, je me ferai une joie de vous retrouver ; et, avant cela, de faire diffuser sur le net l’enregistrement pirate de l’une de vos séances de fouettade avec la charmante Fatoumata !
Le teint du Ministre passa du blême au pivoine, ce qui ne le rendit pas plus joli. Trop heureux de s’en tirer à si bon compte, il ne fit aucun commentaire et approuva d’un vigoureux hochement de tête. Sur un ordre de son chef, l’un des cagoulés vint tamponner d’une lingette le visage poisseux du Ministre, et recoiffer ses mèches roussâtres. On le fit boire un gobelet d’eau, puis lire le texte prévu :
« Moi, Patrice Bouteflamme, déclare renoncer ce soir à la vie politique, et mets fin à mes fonctions ministérielles à compter de ce jour, le 16 novembre à Minuit. Je prends cette décision de ma propre initiative, convaincu après réflexion que la tâche que m’a confiée Lucas Zarkos est à la fois inhumaine, inutile et dangereuse. Je condamne également l’ensemble de la politique menée par ce gouvernement depuis sa mise en place, l’an dernier. J’appelle l’ensemble des citoyens à rejoindre la lutte contre les forces réactionnaires en œuvre dans notre pays. »
En son for intérieur, Bouteflamme commençait à se sentir mieux. Ce discours était délirant, et totalement invraisemblable de la part d’un fidèle ami du Président. Celui-ci pourrait toujours, d’ailleurs, refuser une démission qui n’était même pas écrite. Il était étonnant que Fantômarx n’eût point songé à ce point de détail. Mais même dans ce cas, une signature arrachée par la contrainte n’avait aucune valeur. De fait, un malaise diffus commença à prendre le relais du lâche soulagement. Tout cela était « abracadabrantesque », comme aurait dit l’ancien président. Une bouffonnerie de plus ? Ou fallait-il s’attendre à un coup fourré de l’homme au masque rouge ?
-Je vous remercie de votre coopération, déclara Fantômarx sur un ton faussement chaleureux. Je vais donc tenir parole et vous libérer. Mais auparavant…
Il fit claquer ses mains gantées de noir, et l’un des complices apparut, brandissant une longue seringue. L’autre homme s’approcha du prisonnier, et retroussa sans ménagement manches de veston et de chemise pour dénuder l’avant bras gauche.
-Mais qu’est-ce que vous faites ? hurla Bouteflamme, dont l’agitation fut aussitôt contenue par la pression implacable des deux hommes.
Il crut discerner l’ombre d’un sourire sous le masque impassible de Fantômarx :
-Je vous laisse la vie sauve, M. l’ex-Ministre, mais je n’ai pas renoncé à l’idée de m’occuper de vos loisirs. Que diriez-vous d’aller tenir compagnie à cette pauvre Madame Cherki dans son asile d’aliénés ?
A suivre…
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