dimanche 13 juin 2010

Avec les meilleurs voeux de Fantômarx

Chapitre 25 : Avec les meilleurs vœux de Fantômarx !
Remerciements : l’auteur tient à remercier particulièrement Axel Bauer et son cargo, l’astronaute Steve Austin et le syndicat d’initiative de Ciudad del Este (Paraguay). Sans oublier l’immense artiste D.V.

Une lumière sale filtrait par les fenêtres grillagées du parloir « VIP » de la prison de Meury-Flérogis. Le local, pourtant plus propre que les autres, sentait vaguement la pisse et le renfermé. Les murs étaient lépreux et jaunes de crasse. Derrière une table en formica, un homme replet en costume crème consultait un dossier sur son ordinateur portable. Il releva son nez chaussé de lunettes rondes lorsque la porte du fond s’ouvrit pour livrer passage à ses clients. Un homme et une femme en survêtements vert fluo, menottés et encadrés par deux gardiens au visage aussi fermé que les portes qu’ils verrouillaient toute la journée.
-Souhaitez-vous que nous restions là, Maître ? s’enquit l’un des gardiens.
-Pas pour ce genre d’entretien, voyons, répondit l’homme au costume crème. Merci d’attendre dehors…je vous appellerai.
-Comme vous voudrez, Maître, mais vous savez qu’il s’agit de gens très dangereux. Je vous rappelle que vous avez un bouton d’alarme sous la table…et qu’il y a une caméra dans le coin, là-bas, sans prise de son conformément à la loi sur la confidentialité.
Le maton avait bien insisté, avec un regard appuyé en direction du couple quinquagénaire. Deux criminels avertis en valaient quatre. L’avocat passa une main potelée sur sa chevelure poivre et sel, puis fit un petit geste pour indiquer aux geôliers qu’ils pouvaient disposer.
Resté seul avec ses clients, il s’aperçut que ceux-ci étaient toujours debout. Son visage bistre se fendit d’un large sourire commercial :
-Je vous serrerais bien la main, mais je conçois qu’avec les menottes…bon asseyez-vous je vous en prie…
L’homme et la femme se posèrent lourdement sur des chaises en plastique. Ils avaient le teint aussi blafard que ce petit matin d’hiver, le visage creusé par la fatigue et le désespoir. Leurs yeux n’exprimaient rien d’autre qu’une immense lassitude.
-Madame et Monsieur Delpeyrat, je suis l’avocat qui a accepté de prendre en charge votre affaire. Pas un commis d’office, attention ! Vous me connaissez sans doute : Maître Vergeard, avocat à la Cour !
-Nous vous connaissons, répondit simplement Josette Delpeyrat d’une voix morne.
-Et je ne sais pas si on doit se sentir très rassurés, compléta son mari en grimaçant.
Jacky Vergeard était bien connu, en effet, dans le monde médiatico-judiciaire, comme l’avocat des causes perdues : terroristes, tueurs en série, monstres en tout genre constituaient une partie de son fonds de commerce. Il perdait régulièrement ce genre de procès, qui n’avaient d’autre but que de lui faire de la pub et d’attirer d’autres clients moins tapageurs mais plus rentables vers son cabinet du Ve arrondissement. Maître Vergeard, s’il aimait afficher des opinions « progressistes » et « tiers-mondistes », était avant tout un homme d’affaires et un cabot très imbu de lui-même.
-Mais je suppose que nous devons nous sentir très flattés de voir qu’une pointure comme vous s’intéresse à notre cas, ajouta Josette. Vous savez, j’espère, que nous n’avons aucun moyen de régler vos honoraires…
-Evidemment ! Je me contenterai du minimum prévu par la loi et réglé par l’Etat. Tout le monde doit pouvoir bénéficier d’une défense de qualité, cela a toujours été ma conviction ! Je vois que vous avez l’air épuisé, Madame, Monsieur, aussi je vous propose d’aller à l’essentiel.
« D’après votre dossier, il semble que vous vous en teniez toujours à la même version : vous avez été invité chez elle par la victime, qui vous aurait elle-même remis une somme de 1000 euros en liquide ainsi qu’un double de la clé de son appartement de la rue de l’Albioni. Vous affirmez que Bérénice Joly-Montagne -épouse Borlouis- vous connaissait depuis longtemps, Madame, mais personne dans son entourage ne le confirme. Vous l’attendiez chez elle avec votre mari, le matin du meurtre. Le système de vidéosurveillance a effectivement enregistré votre passage à l’heure indiquée.
« Peu avant midi, deux hommes s’identifiant comme les agents Garcia et Garnier, de la DCRI, se sont présentés à l’appartement en prétendant être envoyés par Mme Borlouis. Vous les laissez entrer, et assistez à un début de mise à sac de l’appartement. Vous protestez, ils sortent une arme mystérieuse qui vous met KO. Quand vous reprenez connaissance, la police est sur les lieux. Mme Borlouis gît sur le sol, nue et ensanglantée, ayant subi les pires violences. Vous avez son sang partout sur vous, des couteaux ayant servi au massacre, et vos traces ADN dans tout l’appartement. Les alcootests vous donnent un taux de 2,8 grammes dans le sang.
« Vérification faite, il n’existe aucun agent Garcia ou Garnier à la DCRI. Quant à la vidéosurveillance de l’immeuble, il est fâcheusement tombé en panne juste après votre passage et n’a donc rien enregistré.
-Un coup monté, gronda André Delpeyrat. Une putain de saloperie de coup monté.
-Ne t’énerve pas, ça ne sert à rien, supplia sa femme.
Maître Vergeard soupira profondément, et joignit ses doigts devant sa bouche :
-Coup monté ou pas, votre affaire s’annonce mal. La seule personne corroborant partiellement votre version des faits est une serveuse d’un café-restaurant de la gare Montparnasse. Elle pense avoir reconnu Mme Borlouis, malgré son foulard et ses lunettes fumées, en une dame venue lui demander de régler vos consommations et de vous remettre une petite clé…
-La clé d’un casier de consigne de la gare, compléta mécaniquement Josette Delpeyrat, qui avait répété dix fois tout ceci aux policiers.
« Numéro 813. C’est dans cette consigne que se trouvaient la clé de l’appart’ et les mille euros, dans une enveloppe, avec un mot de mon amie.
-C’est cela…Manque de chance pour vous, la clé de consigne, l’enveloppe et le petit mot de Mme Borlouis n’ont pas été retrouvés.
-Evidemment, bougonna André, puisque ces salopards ont eu tout le temps de nous fouiller et de nous les prendre. Mais cette consigne a bien été louée par quelqu’un, non ?
-Oui, une certaine Madame Carrel…mais le préposé ne se souvient pas du tout de cette dame.
Josette sursauta :
-Carrel comme l’acteur, Laurent Carrel ? Mon Dieu, c’est Bérénice, bien sûr ! Elle a pris ce nom parce que…
-Parce que quoi ?
-Oh, non, c’est trop compliqué, c’est trop dingue…je n’en peux plus…
Maître Vergeard fronça les sourcils :
-Pour que je puisse vous aider, vous ne devez rien me cacher. Comme je vous le disais, l’affaire se présente très mal. L’opinion est horrifiée par ce meurtre, et votre condition de SDF ne plaide guère en votre faveur. Ce n’est pas le témoignage de votre ami Nanard, qui affirme vous croire incapables de commettre un tel crime, qui fera pencher la balance du bon côté.
« La thèse de la police est la suivante. Mme Borlouis, qui devait avoir du vague à l’âme pour ces fêtes de fin d’année, a décidé de faire une bonne action en offrant l’hospitalité de son pied-à-terre parisien à un couple de SDF. Pourquoi vous ? Mystère. Toujours est-il que vous pénétrez chez elle. Vous y mangez, surtout buvez. Buvez beaucoup trop. Vous saccagez l’appartement. Lorsque Mme Joly-Montagne rentre chez elle et découvre les dégâts, elle se fâche et veut vous mettre dehors. Pris de fureur et d’une sorte de haine de classe, vous la massacrez de la plus atroce des manières, puis, vaincus par l’alcool, vous vous écroulez sur le canapé. Une charmante présentatrice, épouse de Ministre, victime de sa propre générosité ! Le gouvernement va faire d’elle une martyre bienvenue en cette période de crise : faites du social, aidez les gueux, et voilà comment ils vous remercient ! Du pain bénit sécuritaire !
-C’est n’importe quoi, commenta André d’une voix sourde.
-Ce sera la thèse de la partie civile, et elle est solide. Je ne vois qu’un moyen de la contrer…
-C’est-à-dire ?
-La contre-attaque ! Ils voudront faire de la victime une sainte, une marquise de Lamballe outragée par les Sans-Culottes. Or, je crois savoir que la vie privée de Bérénice Joly-Montagne était assez…comment dire…assez tumultueuse ! Son mari la trompait, elle collectionnait les amants.
-Et alors, quel rapport avec nous ? fit Josette sur un ton plus agressif.
-On peut imaginer certaines choses. Par exemple qu’elle voulait se servir de vous à des fins sexuelles, pour assouvir certains fantasmes de bourgeoise frustrée. Vous êtes réticents, elle vous fait boire, et là le scénario lui échappe…
Josette se leva d’un bond, brandissant ses poings menottés par leur bracelet de plastique et d’acier :
-Espèce de salaud ! Vous voulez qu’on salisse Béré pour vous faire du spectacle ! Nous n’avons rien à faire avec ce fumier, Jean-Marie !
Son époux se leva à son tour :
-T’as raison, Mylène, on a rien à faire avec cet avocassier…
Vergeard parut moins fâché que surpris :
-Mylène ? Jean-Marie ? D’après mon dossier, vous…
-Ouais, ouais, on sait ce qu’il y a sur le dossier, Maître Vachard ! s’écria Josette. Mais y en a marre ! Je ne suis pas Mme Delpeyrat, et il n’est pas mon mari ! Je m’appelle Mylène de Castelbougeac, et lui Jean-Marie Fondar ! Et tout ça est une saloperie montée par Fantômarx !
La porte du fond s’ouvrit, et quatre gardiens armés de matraques électriques se précipitèrent sur les prisonniers.
-Un instant, messieurs, dit Maître Vergeard, impassible. Mes clients n’ont pas encore signé les papiers m’autorisant à prendre en charge leur affaire.
-Va te faire foutre ! hurla Josette. N’importe quel commis d’office fera mieux son boulot que toi !
Ils furent emmenés sans ménagement, laissant l’avocat seul avec le sous-directeur de la prison.
-Pas facile, hein ? fit ce dernier.
-Dans leur cas, je ne vois plus que l’irresponsabilité mentale, soupira Vergeard. Mais ça ne paye plus comme avant, avec la loi Cherki. Ils en prendront pour trente ans minimum. Vu leur âge, ils finiront leurs jours en prison. »

*

Ciudad del Este, ville paraguayenne de 250 000 habitants a bâti sa prospérité sur une législation laxiste favorable au crime organisé. Toutes les mafias du monde se retrouvent dans ce haut lieu de la « mondialisation illégale », au même titre que Miami ou Hong Kong. Trafics de stupéfiants, d’armes et de produits contrefaits : le revers honteux du capitalisme mondial, mais si utile au système du libre marché par l’injection de capitaux frais dans le circuit financier planétaire.
Le lieu le plus glauque de la ville est sans conteste l’Avenida Axel Bauer, qui étire ses pavés humides –où la sueur brûle comme l’acide- le long du cours majestueux du Rio Parana. Les mariniers qui remontent ou descendent le fleuve avec leurs péniches géantes aiment à s’y perdre et cramer leur argent. Quelques jours de galère, et une nuit pour se vider dans ces boîtes signalées d’une lanterne rouge. Là, les « putas », comme on les appelle, grouillent comme des morpions. Ivres et grasses elles vous entraînent, vers l’angoisse et la rengaine.
Parmi ces bouges sordides, El Cargo de la Noche est un des moins répugnants. Il est tenu par un certain Mario, qui aime à dire que chez lui, on peut tout oublier, voire « changer de peau ».
Et c’était parfaitement exact en ce qui concernait la jeune femme qui en sortait en cette fin d’après-midi du 31 décembre. Mini-jupe en cuir, corsage ultra-moulant, talons vertigineux et cheveux courts blond platine. Un summum de pétasserie vulgaire qui ne ressemblait en rien avec ce qu’elle avait été peu de temps auparavant. Elle était au bras d’un type au costard blanc rayé de noir, lunettes noires, moustache et rouflaquettes, borsalino et pompes en croco. Le genre de mafieux qui prête à rire, mais dans son dos.
Il la fit monter dans sa Pontiac aux chromes étincelants et vitres fumées, qui démarra en douceur pour remonter le quai jusqu’à un embarcadère gardé par des vigiles. L’un d’eux ouvrit le portail grillagé, permettant à la limousine de s’engager sur l’embarcadère et d’avancer jusqu’au niveau d’un yacht de luxe battant pavillon panaméen.
La pétasse y monta en faisant claquer ses talons sur la passerelle, suivie du mafieux, sous les yeux allumés des hommes d’équipage traînant sur le pont et les dans les coursives. Elle poussa la porte de la cabine que lui indiqua l’homme aux rouflaquettes.
-Vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin pour vous changer, dit-il d’un ton étonnamment respectueux. Nous appareillons dans vingt minutes.
La fille referma la porte à double tour dès qu’il eut tourné les talons. Elle ôta ses escarpins avec soulagement, arracha le corsage qui écrasait sa poitrine généreuse. Elle avait hâte de retirer le maquillage vulgaire dont elle avait dû se farder pour sortir de sa planque.
Mais le boîtier noir qui l’attendait sur la table basse de la cabine requérait toute son attention. C’était un agenda électronique qui ne pouvait s’allumer qu’à l’aide du code secret qu’elle composa sur le clavier.
Le visage de son chef apparut sur un petit écran digital. Il souriait, autant que pouvait le permettre son masque rouge, et sa voix d’ordinaire si métallique était étonnamment chaleureuse :
« Je tenais à vous féliciter personnellement, camarade Estevez. Permettez que j’emploie une dernière fois ce nom, j’avoue que je l’aimais bien. Mais il va falloir vous habituer à une autre identité désormais. De nouveaux papiers et des moyens de paiement vous attendent dans le tiroir de la table de nuit. Vous serez demain soir à Buenos Aires, et prendrez le vol D4178 pour Francfort. Un nouvel ordre de mission vous sera transmis là-bas.
« Notre plan s’est parfaitement déroulé, et notre cause vous doit énormément. Je vous souhaite de passer un excellent réveillon à bord de ce navire, dont l’équipage est tout entier à vos ordres. A bientôt, camarade ! »
Celle qui fut l’agent triple Sarah Estevez referma le boîtier, dont le contenu s’autodétruisit quelques secondes plus tard dans le léger grésillement des circuits fondus.
Elle promena un regard fatigué sur le décor luxueux mais pas trop clinquant de sa vaste cabine. Des images et des sentiments confus se bousculaient dans sa tête, et elle se mit à pleurer à grosses larmes, pour la première fois depuis bien longtemps.

*
A cinquante kilomètres plus à l’ouest, dans la petite ville de San Alfredo, un petit groupe d’hommes en blouse blanche tenaient une réunion secrète dans le sous-sol d’un grand bâtiment blanc. Il s’agissait de la clinique privée du docteur Spengele, petit-fils d’un célèbre médecin nazi ayant échappé au tribunal de Nuremberg en 1945, qui avait fait une partie de son apprentissage à la Colonia auprès de Von Hansel.
Le docteur avait réuni ses assistants autour d’un patient bien particulier. Un homme encore jeune, plongé dans un coma artificiel, étendu sur un lit d’hôpital et connecté par une masse de fils et de tuyaux et des appareils de mesure ronronnant sous un éclairage tamisé. Un drap vert était remonté sous son menton, dissimulant presque tout son corps ravagé.
Le docteur Spengele prit la parole :
-Messieurs, inutile de vous présenter Ulrich Pickhardt. Les deux tiers d’entre vous sont des rescapés de la terrible catastrophe qui a détruit la Colonia et les trésors scientifiques que celle-ci recelait.
« Cet homme est parvenu jusqu’à nous par miracle, transporté par deux cyborgs mis au point par Johann Von Hansel à la limite de la zone désintégrée. L’explosion a achevé de démolir les deux robots, mais leur sacrifice a sauvé la vie de Pickhardt.
-Pourquoi ont-ils fait cela ? demanda l’un des assistants.
-Probablement leur programmation visant à protéger l’intégrité physique des dirigeants de la Colonia y est-elle pour quelque chose. Mais peu importe. L’essentiel est que Pickhardt s’en soit sorti, et qu’il ait été récupéré par des hommes de Müller avec les corps des deux cyborgs, avant que les autorités argentines ne mettent la main dessus.
« Toutefois, messieurs, Ulrich Pickhardt est un homme tout juste vivant. Il a été criblé de balles, et l’onde de choc de l’explosion a gravement détérioré ses fonctions cérébrales. Sans tous ces appareils, il serait condamné à brève échéance. Mais nous pouvons le reconstruire !
-Le reconstruire ?
-Oui, meine Herrn, le reconstruire ! Nous avons dans cet établissement de chirurgie plastique les outils nécessaires. Je peux également récupérer certaines pièces encore utilisables sur les deux robots. Grâce à cet homme, notre matériel et nos compétences, nous allons pouvoir faire renaître ici ce qui a été provisoirement anéanti en Argentine. L’œuvre du génial Von Hansel ne doit pas mourir !
Tous purent lire dans les yeux bleus de Spengele une lueur de folle exaltation qui les gagnait eux aussi :
-Nous allons faire d’Ulrich un homme nouveau, un Übermensch ! Il sera le plus fort, le plus habile, le plus rapide…en un mot : le meilleur ! »
*

Le Président Zarkos se réveilla avec une migraine carabinée. Mais il avait enfin dormi, après les heures cauchemardesques passées dans cet état comateux. Parfaitement conscient, entendant tout, sans pouvoir faire un geste. La paralysie ! Une punition atroce pour l’agité perpétuel qu’était Lucas Zarkos. Le pire ayant été cet interminable enfermement dans un sac en plastique, rongé par la peur d’être enterré ou incinéré vivant. Quelle abomination ! Et quel soulagement lorsqu’il avait été enfin sorti de cette horrible situation. A tel point qu’il n’avait pas été emballé lorsque le docteur Collet lui avait annoncé une injection de calmants et de divers produits destinés à chasser la tétrodotoxine de son organisme. Replonger dans le noir, non merci !
Il constata, au fur et à mesure que ses yeux faisaient le point, qu’il n’était plus dans son lit d’hôpital, mais dans un autre lit plus vaste et plus confortable. Sa chambre était une grande salle voûtée aux murs de pierre beige apparente. Une sorte de crypte, bien chauffée, meublée de manière spartiate avec quelques tableaux au style étrange accrochés ici ou là, tous signés d’un certain « D.V ». Il y avait aussi, encastré dans l’un des murs, un écran plasma géant. Aucune fenêtre.
« Drôle d’hosto, songea le Président en s’asseyant au bord du lit, constatant qu’il portait un pyjama rayé des plus ringards.
La tête lui tournait un peu, et il attendit que cela cesse pour oser se lever et faire le tour de la pièce, ses pieds nus s’enfonçant dans d’épais tapis de laine rouge. Personne. Un rideau dissimulait une alcôve faisant office de confortable cabinet de toilettes avec douche. Une lourde porte métallique fermait la seule sortie possible. Pas de poignée, ni aucune commande visible.
Lucas Zarkos tapa à la porte, n’éveillant qu’un bruit mat.
-Y a quelqu’un là derrière ? Ouvrez s’il vous plaît ! Je suis réveillé ! Y a quelqu’un ?
L’angoisse était revenue et bourdonnait à ses tempes. Tout cela n’était pas normal du tout. Il eut le réflexe de consulter sa montre, mais son poignet était désespérément nu. Il allait se mettre à crier, quand une musique ronflante le fit sursauter et se retourner d’un bloc.
La Marseillaise !
L’hymne national résonnait depuis l’écran plasma soudainement allumé, montrant le Palais de l’Elysée sous ses illuminations nocturnes. Les incrustations d’écran indiquaient que ces images étaient retransmises en direct sur la chaîne FT1, à 20 heures, le 31 décembre.
Le 31 décembre ? Mais pendant combien de temps avait-il dormi ? Cinq jours ?
Lucas Zarkos, mû par un mauvais pressentiment, s’approcha lentement de la télévision, et fut comme foudroyé lorsqu’apparut à l’écran, sur fond de bibliothèque, le Président de la République Française.
« Mesdames et messieurs, mes chers compatriotes,
Ce soir, ce discours des vœux ne ressemblera guère à ce que vous avez eu l’habitude d’entendre jusqu’ici, que ce soit de ma bouche ou de celle de mes prédécesseurs… »
Ce n’était pas possible ! Ce gars là ne pouvait pas être lui ! Et pourtant, la ressemblance, jusque dans les moindres tics, était absolument parfaite. Si c’était une blague, elle était particulièrement réussie… mais il lui apparut rapidement que tout cela n’avait rien d’une plaisanterie. L’homme qui s’adressait aux Français –il pensa d’abord à son sosie- avait l’air grave, mais déterminé et convaincu par ses propos.
« Je dois d’abord vous révéler la vérité sur ce qui c’est passé ces derniers jours. Un formidable complot, visant à me supprimer, a été déjoué par nos services secrets, dont je tiens ici à saluer le travail remarquable. Cette conspiration aux incroyables ramifications comprenait, hélas, ma propre femme qui est en fuite à l’heure actuelle.
« Ce complot implique notamment une firme américaine implantée sur notre territoire, la World Biotech Engineering Corporation, ou WBEC, avec la complicité active de la CIA et de diverses officines privées, étrangères ou non. Ce sont ces conspirateurs qui sont à l’origine du phénomène Fantômarx, un personnage créé de toutes pièces afin de déstabiliser notre pays. Pourquoi ce projet criminel ? Je vais vous le dire.
« Depuis quelques mois, mes collaborateurs et moi-même sommes arrivés à certaines conclusions. La France, l’Europe et le Monde ne peuvent continuer sur la voie que nous avons suivie jusqu’ici, et à laquelle j’ai cru moi-même pendant trop longtemps.
« Cette voie, c’était celle du tout-marché, de la loi du profit, de la destruction des services publics et la négation de l’intérêt général au profit d’une minorité de profiteurs. La crise qui nous frappe aujourd’hui n’est pas une fatalité dont on ne pourrait sortir que par l’étranglement des peuples au nom d’une austérité budgétaire destinée avant tout à complaire aux marchés financiers et aux agences de notation, qui se permettent de donner des leçons aux Etats alors qu’ils sont largement à l’origine de nos malheurs !
« Cette voie, celle du renoncement national, des injustices et des inégalités toujours plus criantes, nous ne pouvons plus l’accepter. Si la démocratie a encore un sens, alors il faut redonner à la puissance publique les moyens d’agir, et à notre peuple des raisons d’espérer.
« L’année qui s’annonce sera celle du changement. Du vrai changement. Je sais que pour beaucoup d’entre vous, je ne suis plus crédible. J’ai trop promis, n’importe quoi et à tout le monde, trop déployé d’effets de manche, privilégié l’agitation médiatique sur l’action réelle. J’ai incarné ce que la politique a de plus vulgaire et de plus dévoyé. En toute logique, je devrais démissionner. Mais ce serait trop facile. Casser la baraque, puis s’enfuir par la fenêtre avant d’avoir à rendre des comptes !
« J’occuperai donc mon poste jusqu’au bout, malgré les menaces que certaines puissances occultes font peser sur moi. Et j’annonce d’ores et déjà certaines mesures d’urgence, qui entreront en application en vertu de l’article 16 alinéa 12 modifié 2008 :
-la mise sous séquestre de tous les biens meubles et immeubles de la WBEC localisés en France.
-la nationalisation de toutes les grandes banques françaises.
-le retour de l’Etat dans le secteur de l’énergie avec la fusion d’EDF et de GDF sans destruction d’emplois
-la suspension immédiate du programme de démantèlement des services publics, qu’il s’agisse de la santé, de l’éducation, de l’aide sociale, avant un retour à une politique ambitieuse de l’Etat dans tous ces domaines.
-le départ de la France de l’OTAN, et le retour rapide de nos soldats engagés dans des opérations inutiles et coûteuses à l’étranger.
« Toutes ces mesures auront un prix, mais je peux vous assurer que la France saura y faire face. La France ne sera pas seule dans ce combat. Les peuples du Monde, comme par le passé, auront les yeux tournés vers elle. C’est d’elle que renaîtra l’espoir d’un Monde plus juste !
« Françaises, Français, je vous souhaite à tous une excellente nouvelle année ! »
Re-flons-flons de la Marseillaise, et extinction de l’écran devant un Lucas Zarkos abasourdi. Un léger bruit d’applaudissement le fit se retourner.
Fantômarx était entré silencieusement dans la salle et tapait dans ses gants noirs en hochant la tête.
-Excellent discours, commenta-t-il de sa voix métallique. Je n’en aurais pas changé une ligne !
-Fantômarx ! Ah ! s’exclama Zarkos en se repliant légèrement sur lui-même. Ah ! C’est pas possible ! C’est pas possible !
L’homme au masque rouge eut un léger ricanement.
-Vous ressemblez décidément beaucoup à Louis de Funès, M. l’ex-Président. Mais votre remplaçant me paraît mieux taillé pour la fonction.
-Mais qui est ce type ? Mon sosie ?
-Non. Votre sosie a été très éprouvé par les derniers évènements. Il se repose en Normandie. Vous aussi avez besoin de vacances et je vais vous les offrir.
-Salaud !
Lucas Zarkos s’élança impétueusement sur son ennemi, mais ne réussit qu’à se prendre les pieds dans un tapis et s’étala de tout son long. Il se redressa péniblement, bouillonnant de rage. Il aperçut alors un chat blanc aux longs poils soyeux qui se tenait sous le grand lit. L’animal, en le voyant, se mit à cracher en couchant les oreilles.
-Je vois que Dolumiel ne vous apprécie guère, M. Zarkos. Cette petite bête a un instinct très sûr pour juger les hommes.
-Mais qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ? grogna Zarkos.
-Je vous dois quelques explications, en effet. Tout ce que vous avez entendu à la télé est parfaitement exact, à un détail près. Fantômarx n’est pas qu’une création de la WBEC. Il existe bel et bien, et vous l’avez devant vous. C’est pour brouiller les pistes que j’ai délibérément fait en sorte que l’on cesse de croire en moi, alors que je triomphe sur toute la ligne ! La WBEC, voyez-vous, je la contrôle depuis un bon moment par le biais de mes sociétés écrans. En la faisant mettre sous séquestre, puis sous contrôle d’un Etat que je dirige moi-même, je ne fais que récupérer mon bien tout en liquidant les dernières personnes qui faisaient obstacle à mes projets.
« Il en est de même pour la MBC de Von Hansel, qui était ma principale partenaire. L’opération commando que vous avez lancé avec les Brésiliens allait dans mon sens : détruire des concurrents et anciens complices, récupérer Von Hansel pour qu’il travaille pour moi et m’aide à finaliser mes projets.
-Mais ce gars, à l’Elysée, qui est-il donc ?
-Un excellent acteur, que vous connaissez bien. Vous l’avez invité, enfin, votre sosie l’a invité à une sympathique partouze dans votre suite présidentielle de Rio, en compagnie d’une autre actrice très douée. Ils ont pris la place de deux journalistes que vous appréciez.
-Fondar…et Castelbougeac ? Mais alors, le transmuteur moléculaire existe bel et bien !
-Il ne fonctionne pas encore comme je le souhaiterais, mais oui, il existe ! Son existence a été révélée plus tôt que prévu par une jeune femme en qui j’avais toute confiance, mais sa trahison a finalement servi mes plans en vous poussant à vous jeter dans mon piège. Toutes les fuites ont été colmatées, et plus personne ne croit maintenant en un tel appareil.
-Vous m’avez donc copié, moi aussi ?
-Oui. Il fallait pour cela vous plonger dans un état végétatif et vous ramener en région parisienne où le dispositif de copie vous attendait, dans cet hôpital de campagne installé à Villacoublay. Nous vous avons réveillé, puis à nouveau endormi pour vous transférer ici.
-Mais qui ont été vos complices pour monter tout ça ? Barcino ?
-Barcino ? Oh non, le pauvre ! [rire sardonique]
« Ce malheureux a été le dindon de la farce. Il a fallu le supprimer lorsqu’il s’est précipité sur place dans le but de vous faire des prélèvements ADN, après qu’il eut été prévenu par son informatrice. Sur vous, cela n’aurait rien donné de significatif, mais il y avait à craindre qu’il ne découvre le transmuteur lui-même dans l’annexe de l’hôpital. Nous lui avons fait porter une bonne partie du chapeau en l’accusant de tentative de meurtre et en le plaçant au cœur du complot.
-Mais qui étaient vos complices, alors ?
-Disons qu’il y en a plusieurs, que je vous laisse le soin de deviner…Sur ce, je vous souhaite un excellent réveillon… »
Fantômarx tapa à nouveau dans ses mains, et la porte blindée coulissa dans le mur pour laisser entrer un homme en combinaison et cagoule noires, poussant devant lui un petit chariot de restaurant, sur lequel reposaient une cloche argentée et un seau du même métal contenant du champagne.
-Voici de quoi passer un bon moment, Monsieur l’Ex-président ! Vous trouverez sur votre table de chevet une télécommande pour la télévision. A bientôt !
Fantômarx prit le chat dans ses bras, lui caressa affectueusement la tête et sortit avec son complice. La porte blindée se referma dans leur dos avec un léger chuintement.
Frémissant de rage, Lucas Zarkos s’approcha du chariot et souleva la cloche en argent.
Des macarons. Une montagne de macarons. A vous dégoûter des macarons.
Quant au champagne, c’était du sans alcool. Une petite carte était accrochée au col de la bouteille :
Je veillerai désormais sur votre santé, vos plaisirs et vos loisirs.
Avec mes meilleurs vœux
FANTÔMARX

FIN DU PREMIER VOLET DES EXPLOITS DE FANTÔMARX
La suite sera à découvrir dans FANTÔMARX AU POUVOIR.

Le projet "French experiment"

Chapitre 24 : Le projet « French Experiment ».

Paris-matin, pari malin ! (LE Quotidien gratuit) 27 décembre.
ULTRAVIOLENCE
« C’est hier, dans l’après-midi, que des voisins de la célèbre journaliste Bérénice Joly-Montagne, épouse du Ministre Jean-Loup Borlouis, ont fait la macabre découverte.
La jeune femme gisait dans son salon, horriblement mutilée et baignant dans une mare de sang, au milieu d’un désordre indescriptible.
-C’était abominable, raconte Mme D. J’avais bien entendu du bruit, quelques heures auparavant, mais jamais je n’aurais pu imaginer une chose pareille. C’est en sortant sur le palier et en remarquant la porte entrouverte que j’ai eu la curiosité d’aller voir. Mme Joly-Montagne était une dame si discrète, si élégante ! [Elle fond en larmes]
-J’ai cru que j’allais vomir, poursuit M. D., qui a suivi sa femme dans l’appartement. Lorsque nous avons vu cet homme et cette femme endormis sur le canapé, avec plein de sang sur eux et un couteau à la main, nous avons eu très peur. Mais ils ne bougeaient pas. Complètement bourrés, je me suis dit… Alors on a appelé la police.
Apparemment plongés dans un coma éthylique, les deux suspects ont été transférés dans les locaux de la police judiciaire. Une autopsie de la victime est en cours. Le président Lucas Zarkos a écourté son séjour au Brésil pour venir réconforter son Ministre du Développement Durable, devancé de peu par le Premier Ministre Frédéric Follin de retour du Maroc. »
MORT D’UN SUPERFLIC
Samuel Barcino, directeur de la DCRI, aurait été tué hier matin dans des circonstances mystérieuses sur la base aérienne de Villacoublay. Il aurait été abattu avec son garde du corps de plusieurs balles dans le dos, alors qu’il dirigeait sur place une opération relevant du secret défense, selon le conseiller spécial de l’Elysée, Charles Guéhaut. Si l’implication de Fantômarx dans cette affaire n’est pas écartée, elle n’est pas la seule piste retenue par les enquêteurs.

El Correo del Parana, 28 décembre.
« Toujours aucune trace des terroristes présumés, deux jours après leur plongeon dans les eaux du lac d’Itaipu. Les recherches intensives menées conjointement par les autorités paraguayennes et brésiliennes sont restées vaines. De son côté, le gouvernement argentin a publié un nouveau bilan humain de la terrible explosion ayant anéanti la Colonia Alemana, qui s’élèverait à plus de 300 morts et disparus, parmi lesquels Johann Von Hansel, principal dirigeant de la petite communauté, et Ulrich Pickhardt, son directeur de la Sécurité.
Les experts se perdent en conjectures sur les causes mêmes du désastre. La piste nucléaire semble abandonnée, faute de toute trace radioactive. Quant aux commanditaires de l’attentat, beaucoup doutent sérieusement de la revendication exprimée par le mystérieux Front Guarani de Libération des Misiones, à l’instar du Général Guttierrez, chargé de superviser les opérations d’enquête sur le terrain :
-Nous n’avions entendu jamais entendu parler de ce FGLM, et le voilà qui sortirait du néant avec d’énormes moyens technologiques ? C’est absurde !
-Et que pensez-vous de l’affirmation contenue dans le communiqué du FGLM, selon laquelle la Misiones Biotech Corporation, propriétaire de fait de la Colonia, se livrait là-bas à des expériences sur les être humains et servait de centre de recherche militaire en coopération avec la CIA ?
-Tout cela relève de la pure spéculation, sinon de l’affabulation totale ! La MBC est une firme civile, dont les recherches ont beaucoup fait progresser la médecine et la science contemporaines. Le fait d’avoir abrité son siège et son site principal sur notre territoire a constitué une chance pour notre pays. On a raconté n’importe quoi sur la Colonia Alemana, avec des histoires d’anciens nazis, de tortures sur prisonniers politiques…Tout cela est faux et archi-faux. La destruction de la Colonia est un désastre national, et une catastrophe scientifique mondiale ! Leurs auteurs, quels qu’ils soient, devront en rendre compte devant le tribunal de l’Histoire ! »

The Sun in the Mirror (THE british tabloïd), 29 décembre.
BUT WHERE IS CAROLINA ?
“Depuis son retour du Brésil, il n’a pas échappé aux observateurs attentifs que le Président de la République française ne s’affichait plus en compagnie de sa charmante épouse, dont l’élégance avait enchanté notre pays lors de son dernier voyage officiel en Grande-Bretagne.
N’était-il pas déjà curieux que Carola Biondi-Zarkos ait écourté si vite son séjour au Brésil pour se précipiter au chevet d’une mère pas si malade que cela, de source bien informée ?
La même source nous a également révélé que, à la veille de Noël, un mystérieux inconnu aurait été invité à la Villa Petacci, et aurait passé la nuit sur place, dans la même chambre que la chanteuse-présidente. Cela donnerait corps aux diverses rumeurs selon lesquelles le mariage de Lucas Zarkos et de l’ex-mannequin n’aurait été qu’une union de convenance à durée très limitée. La patience de Carola envers son agité et parfois grossier mari a probablement atteint ses limites. Toujours est-il que personne n’a vu celle qui est toujours la première dame de France depuis que cette dernière a rejoint le domaine familial en Italie. »

Paris-matin, pari malin ! 30 décembre.
« Des preuves accablantes viendraient confirmer la culpabilité du couple Delpeyrat, mis en examen pour le meurtre sauvage de Bérénice Joly-Montagne. D’après le témoignage d’une serveuse d’un café-restaurant, la journaliste connaissait ce couple d’anciens buralistes devenus SDF, à qui elle aurait fait offrir un copieux repas. Sans doute la victime a-t-elle invité dans son pied-à-terre parisien ses futurs bourreaux, qui lui ont bien mal rendu sa gentillesse. Si certaines zones d’ombre persistent, au dire des enquêteurs, et si le couple crie toujours son innocence, il apparaît sans doute que nous avons là un nouveau drame sordide auquel l’état-civil de la victime donne une portée nationale.
« De son côté, Jean-Philippe Pécot, président du groupe PMU (Parti de la Majorité Unifiée) à l’Assemblée nationale, a lancé l’idée d’une nouvelle loi punissant plus sévèrement le meurtre des femmes journalistes liées à des hommes politiques. Les obsèques de Bérénice Joly-Montagne auront lieu le 2 janvier à 15 heures en l’Eglise Saint Sulpice à Paris. »



Die Zotenszeitung, 30 décembre.
HEISSES SCHWIMMBAD FÜR PRÄSIDENT ZARKOS
“C’est LE buzz de la semaine sur Internet, cette vidéo postée hier par les journalistes rebelles français Jean-Marie Fondar et Mylène de Castelbougeac (Voir photos page ci-contre). Ceux-ci ont en effet réussi l’exploit de piéger le président Lucas Zarkos, en vacances au Brésil pour les fêtes de Noël, où le chef de l’Etat français (éloigné de son épouse à la réputation passablement sulfureuse) semble manifester un goût certain pour les sports aquatiques. Saluons au passage la performance journalistique de la superbe Mylène, qui a payé largement de sa personne, ainsi que les mensurations remarquables de la ravissante autochtone conviée à cette sauterie aux frais du contribuable français.
« Le porte-parole de l’Elysée se refuse pour l’heure à tout commentaire, mais la rumeur selon laquelle il s’agirait là d’un grossier montage réalisé à l’aide de trucages informatiques, ou d’un sosie du président, pourrait fort bien provenir du service de presse de la présidence. »

*

Le commissaire Labrousse fut introduit vers 17h dans le petit salon sécurisé du PC Jupiter où l’attendait le Président de la République, à vingt mètres sous terre.
Lucas Zarkos était pâle, les traits tirés, plus agité que jamais par ses fameux tics. La cure de repos prescrite par le docteur Collet n’avait été qu’un vœu pieux. Autour de la table vitrée et incrustée d’écrans d’ordinateurs étaient assises les rares personnes conviées à ce débriefing ultrasecret. Les inévitables conseillers spéciaux Nagant et Guéhaut, bien sûr. La nouvelle patronne de la DCRI, Gabrielle Lorenzini. Le nouveau directeur de Cabinet du président, Cédric Dubois, complétait l’assistance. Labrousse savait peu de choses sur lui, en-dehors du fait qu’il avait été quelque temps l’adjoint de Fernand Crémont, le précédent Dir’cab, viré le matin même par Zarkos sans la moindre explication. Comme d’habitude, aucun membre du gouvernement, ou ce qui en tenait lieu, n’avait été invité.
L’atmosphère était lourde, et Labrousse sentit tous les regards peser sur lui lorsqu’il carra ses fesses sur le siège pivotant qui l’attendait. Un siège qui avait toutes les chances d’être éjectable au vu des circonstances. Zarkos grimaça un sourire :
-Bonjour, Francis, et ravi de votre ponctualité…Vous êtes le dernier arrivé, mais c’est avec vous que nous allons débuter la séance.
-Comme vous voulez, M. le Président, répondit Labrousse qui toussa un peu pour s’éclaircir la gorge.
Il ouvrit sa serviette et en sortit son bloc-notes.
-Toujours pas d’ordinateur portable, Francis ? Vous devriez vous mettre à la page !
-Désolé, M. le Président, mais je n’ai guère confiance en tous ces engins. Si nous avons tant de mal à coffrer certains islamistes, ou notre ami Fantômarx, c’est qu’ils communiquent le moins possible ainsi, du moins pour leurs petits secrets. Par contre, ils n’ont aucun mal à pirater nos liaisons.
-J’essayais de plaisanter, Francis, mais je vois que vous êtes aussi fatigué que moi. Avez-vous récupéré vos agents ?
-Mon agent, vous voulez dire. Le seul survivant du groupe que nous avons laissé là-bas…
Il y eut un silence gêné. Ceux qui connaissaient Labrousse perçurent l’émotion qui avait pointé un instant dans sa voix.
-Il a nagé sous l’eau jusqu’à la rive brésilienne du lac d’Itaipu, sa montre GPS étanche le dispensant de remonter à la surface pour s’orienter. L’eau n’était pas assez claire pour que les hélicos et les bateaux puissent le repérer d’en haut. Arrivé au bord, il s’est planqué dans un bois près d’un champ jusqu’à ce qu’une équipe de Fernandes vienne le récupérer. Il a été débriefé et est revenu hier en France dans le même avion que Von Hansel et votre…heu…doublure.
-Mon crétin de sosie ! Avec sa bitte à la place du cerveau, il nous a bien foutus dans la merde ! Où est-il, d’ailleurs ?
-Au repos en Normandie. Il souffre de graves migraines après le traitement que…
-Il aurait mieux fait d’avoir mal à la tête avant de baisouiller devant vos caméras ! D’ailleurs, comment se fait-il que ces foutues images aient pu vous échapper, Francis ?
-Je vous rappelle, M. le Président, que l’immeuble dans lequel nous nous trouvions était piégé. Un système sophistiqué de piratage des données vidéos a pu être mis en place, surtout avec la complicité de gens hauts placés comme Barcino.
-Ouais…mais revenons à vos agents. J’avais cru comprendre qu’ils étaient deux en fin de parcours…
-Exact, mais l’autre n’était pas à nous. Elle travaillait pour Fernandes, et je peux vous dire qu’on lui doit une fière chandelle.
-Et qu’est-elle devenue ?
-D’après Fernandes, elle est hors de danger, mais il n’a pas voulu en dire plus. Je comprends, après tout ce qui s’est passé, qu’il soit un peu méfiant…
-Ouais, bon, de toute façon, on s’en fout ! Les Brésiliens sont donc OK pour Von Hansel ?
-Les clauses de l’accord leur conviennent. Ils nous laissent le « cerveau », en échange de douze Rafale gratuits, garantis dix ans pièces et main d’œuvre, et de tous les brevets liés à cet appareil.
-Durs en affaire, les bougres ! soupira Nagant.
-Je crois que ça les vaut, rétorqua Labrousse. J’avais votre accord pour cette négociation, M. le Président.
-Evidemment, et je partage votre avis. Ce que peut nous apporter Von Hansel est sans commune mesure avec le prix d’un avion, aussi coûteux soit-il. Ce génie du siècle est toujours d’accord pour collaborer avec nous ?
-Oh, il ne s’est pas trop fait prier…le courage n’est pas sa première vertu. Du moment que nous le traitons bien, il bossera pour nous sans états d’âme. Nous avons accédé à sa principale requête, à savoir faire venir sa femme en France. Elle a échappé au désastre de la Colonia, et vit maintenant à Buenos Aires. La DGSE se chargera de l’exfiltrer dès que possible. Comme elle est française, son retour au pays après la mort supposée de son mari paraîtra parfaitement naturel.
-Où pensez-vous installer Von Hansel ?
-Nous avons une liste de plusieurs sites, mais l’ancien centre d’essai des Landes, à Captieux, a la préférence des experts. C’est assez isolé, tout en disposant des infrastructures nécessaires. Et notre prisonnier ne sera pas trop dépaysé : il passera d’une colonie militarisée dans la jungle à une base militaire en pleine forêt de pins. En plus, il adore le Sud-ouest…ça manque juste de perroquets.
-Pardon ?
-De perroquets. C’est la passion de Von Hansel.
-On lui en fournira, de ces bestioles, s’il n’y a que ça pour lui faire plaisir !
-Du genre qui parle, il a insisté. J’ai là une liste…un Gris du Gabon…un Ara du Mato Grosso…un Bleu d’Amazonie…Que des espèces protégées par la CITES…
-Ouais, bon, ça va, on s’en fout, Francis ! Passons à autre chose !
Lucas Zarkos eut un mouvement de tête spasmodique et se tourna vers Gabrielle Lorenzini.
-A vous, Madame…où en est l’enquête sur Barcino ?
L’élégante dame blonde affichait une mine grave, mais on sentait affleurer une certaine satisfaction à l’énoncé de son rapport, dont les points principaux s’affichaient sur les écrans placés devant chaque participant à la réunion. Gabrielle Lorenzini avait bien travaillé, et tenait à le faire savoir.
-Cela n’a pas été facile, mais nous avons pu faire parler tous les ordinateurs de Barcino, ses téléphones portables, son agenda électronique, et épluché ses comptes bancaires. Les meilleurs hackers ont planché pour craquer les codes et débusquer les fichiers dissimulés. Nous avons aussi interpellé des dizaines de suspects, dont certains ont été soumis à des interrogatoires « poussés ». Ils ont craché des morceaux que nous avons pu mettre bout à bout.
-Et alors ?
-Et bien, c’est…accablant. Depuis plusieurs mois, Samuel Barcino touchait des sommes très importantes versées sur un compte en Suisse, par le biais d’une société écran appartenant à la World Biotech Engineering Corporation, la multinationale que nous avons à maintes reprises trouvée sur notre route depuis que nous poursuivons Fantômarx, et qui a partie liée avec la Misiones Biotech Corporation de Von Hansel.
-Et cette histoire de « Cana », la mystérieuse informatrice et ses révélations sur le transmuteur moléculaire ?
Gabrielle Lorenzini eut un petit sourire.
-Une parfaite manipulation. Barcino a bien reçu des courriels de cette « Cana », mais cela n’avait certainement pour but que d’accréditer ce qu’il voulait nous faire avaler, à savoir l’existence de ce transmuteur qui n’a jamais été mis au point.
-Exact, intervint Labrousse, ravi de voir confirmé ce qu’il avait toujours pensé. C’est également ce que nous a révélé Von Hansel. Il a travaillé longtemps sur un tel projet, mais cela n’a jamais donné que des ratages monstrueux.
-Mais alors, que signifient ces traces ADN bizarres prélevées sur Fondar et Castelbougeac avant leur départ pour le Brésil ?
-C’aurait pu être une simple erreur de manipulation en laboratoire. Rappelez-vous cette histoire en Allemagne, où la police a traqué pendant des mois une « tueuse en série » sur la base de traces ADN dont on a fini par découvrir qu’elles venaient d’une employée du labo de la police ! Mais là, c’est allé plus loin. Le laborantin mis en cause a avoué avoir trafiqué les échantillons à la demande de Barcino lui-même, qui a joué de la corruption et du chantage.
-Quel salaud !
Zarkos se tortillait sur son siège, bouillonnant de colère.
-Mais pourquoi toutes ces magouilles, bon sang !? Qui est derrière tout ça, Mme Lorenzini ?
-Nous pensons avoir reconstitué une partie de l’écheveau, M. le Président, et je vais vous le présenter. Peu après votre arrivée à l’Elysée, la WBEC a fait le choix d’installer en France l’essentiel des ses infrastructures de recherches, alléchée par les perspectives de douceurs fiscales promises dans votre programme électoral, dont la suppression de la taxe professionnelle, mais aussi la réforme judiciaire beaucoup plus favorable aux auteurs de délits financiers, d’abus de biens sociaux, etc…
-Ouais, ouais, ça va, grommela le Président, tête baissée.
-Sans oublier votre attitude beaucoup plus amicale à l’égard des Etats-Unis, pays d’origine de WBEC. Bref, par rapport aux politiques de vos prédécesseurs, vous étiez l’homme de la « rupture » que tous les libéraux et atlantistes purs et durs appelaient de leurs vœux. Mais au fil du temps, ils ont été déçus par la frilosité de vos réformes : vous n’alliez pas assez loin dans la réduction de la dette publique et des impôts, dans la déréglementation du travail, et surtout dans le domaine de la bioéthique. De son côté, la CIA et le gouvernement américain, malgré notre retour dans l’OTAN, vous reprochaient la mollesse de votre engagement en Afghanistan et votre rapprochement avec la Russie. Je ne vous cache pas non plus que le nouveau Président O’Hara ne vous porte pas dans son cœur…
-Oh, celui-là, à part faire le singe à la Maison Blanche…
Il y eut un silence lourd de gêne politiquement correcte, que Zarkos rompit d’un geste impatient :
-Ouais, bon, ça va, vous allez pas me faire un procès, non ? J’suis fatigué, moi ! Continuez, Mme Lorenzini !
La dame se racla la gorge avant de reprendre :
-La récente crise financière, qui vous a incité à tenir des discours sur le retour de l’Etat, à critiquer la financiarisation de l’économie, leur a fait craindre un virage « gauchiste » de votre politique.
-Mais c’était du pipeau, cette histoire de « moralisation du capitalisme » ! s’insurgea Henri Nagant. C’était du pur blabla à des fins de politique intérieure ! On a même aidé les banques sans aucune contrepartie, contrairement aux Britanniques, aux Allemands ou même aux Ricains !
Il resta bouche bée, un peu bête, lorsqu’il capta le regard noir du Président.
-Toujours est-il qu’ils y ont cru, reprit Gabrielle Lorenzini, surtout lorsque le projet de Grande réforme que vous préparez en secret depuis quatre mois leur a été communiqué par…heu…
-Dites-le, insista Zarkos d’une voix basse, presque accablée.
-Par votre femme, qui était dans la confidence.
Ce fut au tour de Charles Guéhaut de tiquer :
-Mais de quelle grande réforme s’agit-il ? Notre projet de démantèlement de l’Etat providence par petites touches, éventuellement accéléré sous l’impulsion des contraintes européennes ne peut en aucun cas gêner les Américains et les marchés financiers !
-C’est justement ce projet qui est remis en cause, Charles, mais je vous en parlerai plus tard, coupa le Président en un convulsif mouvement d’épaule. Continuez, Madame…
-Donc, dès que les dirigeants de la WBEC et leurs partenaires ont eu vent de votre projet, ils ont lancé le programme « F ». F comme « French Experiment », ou…
-Fantômarx ! s’exclama Nagant.
-Voilà…Le programme « F » s’inspire de divers plans de déstabilisation de la CIA, qui collabore activement avec la WBEC et d’autres entités privées. Pour mémoire, le réseau « Gladio » en Italie pendant les années de plomb, avec ses faux attentats d’extrême-gauche, ou plus récemment « Al-Qaïda » pour justifier un nouvel interventionnisme planétaire. Ils avaient d’ailleurs pensé avoir recours à cette dernière organisation pour vous frapper, mais la créature leur ayant échappé, ils sont passés à autre chose en créant de toutes pièces, c’est le cas de le dire, le personnage de Fantômarx.
« Au-delà du projet visant à vous éliminer, l’avantage présenté par Fantômarx était de ressusciter une sorte de peur des Rouges, et de discréditer à l’avance tout mouvement de contestation sociale un peu musclé, tout en cautionnant le renforcement des mesures de sécurité exceptionnelles que vous aviez commencé à prendre. En s’en prenant à des personnalités de plus ou moins grande envergure, mais de plus en plus proches de vous et en vous ridiculisant, les auteurs du programme voulaient vous pousser à l’action la plus folle. L’appât représenté par le mirifique « transmuteur moléculaire » a joué un rôle essentiel dans la phase finale du projet : vous tuer, et enlever votre sosie pour le conditionner et en faire une parfaite marionnette entre leurs mains.
-Et si j’étais parti moi-même au Brésil, en laissant mon sosie chez ma femme ?
-C’eût été exactement la même chose ! Ils vous auraient conditionné à la Colonia, et votre sosie serait mort empoisonné. Voyant que leur plan a échoué, ils abattent maintenant leurs dernières cartes avec ces journalistes pseudo-révolutionnaires et leurs révélations en-dessous de la ceinture. L’étape suivante sera certainement le dévoilement de l’existence de votre sosie…
-Ça, je m’en doutais ! Et je vois ce qu’il me reste à faire. On verra ça après…Et que voulaient-ils que je fasse une fois entre leurs mains ? Montrer mon cul à la télé le soir du Nouvel An ?
Nagant et Guéhaut échangèrent un regard gêné. S’ils avaient l’habitude des accès de vulgarité de leur patron, ce soir il battait vraiment des records. Les autres avalèrent leur salive sans broncher davantage. Le Président s’était vu mourir, presque enterré vivant. On pouvait lui pardonner certaines choses.
-Le projet « French Experiment », embraya la patronne de la DCRI, avait pour but ultime de casser cette « exception française » que notre pays incarne en Europe et dans le Monde. Notre village gaulois, si je peux dire, est ou était un empêcheur de mondialiser en rond, selon le modèle anglo-saxon. De manière plus concrète, les commanditaires du projet espéraient obtenir du nouveau pouvoir certaines facilités. Notamment des commandes juteuses de vaccins pour la WBEC avant que certains brevets ne tombent dans le domaine public, une privatisation totale des systèmes de santé et d’éducation –avec ouverture du marché aux firmes américaines-, fin du protectionnisme culturel, et une coopération totale de la France en matière de politique étrangère avec les Etats-Unis. Apparemment, ce que vous prépariez en secret, M. le Président, était en complète contradiction avec tout ceci…
-Je ne vous le fais pas dire ! coupa sèchement Lucas Zarkos en ignorant délibérément son conseiller Guéhaut qui tentait une fois de plus de prendre la parole. En tout cas, ils l’ont dans l’os ! Barcino a fait une grosse connerie en cherchant à m’achever au lieu de s’enfuir et de faire disparaître toutes les pièces compromettantes de ses archives.
C’était bien l’avis de Labrousse. Une énorme connerie, assez peu compatible avec ce qu’il croyait savoir de Barcino, qui était tout sauf un con. Mais le commissaire garda le silence, mû par un curieux pressentiment.
-Que fait-on en ce qui le concerne ? demanda Gabrielle Lorenzini.
-Je suggère de nous en tenir pour l’instant à la thèse officielle, répondit Henri Nagant. Mort en service commandé, ce qui n’est pas faux d’une certaine manière. Cela préservera l’honneur de sa famille et nous assurera une meilleure coopération de celle-ci pour la suite de l’enquête. Apparemment, ni sa femme ni ses enfants n’étaient au courant de quoi que ce soit. Mais ce sont eux qui nous ont mis sur la piste de ses deux maîtresses…
-…dont nous avons appris qu’elles étaient stipendiées par la WBEC et travaillaient à l’occasion pour la CIA, compléta la directrice de la DCRI.
-Les enflures ! gronda Zarkos. Et pour la garce qui me tenait lieu d’épouse ?
-Toujours rien, à part ce tunnel souterrain dont je vous parlais hier, qui a sans doute permis à Carola et sa mère de s’enfuir au nez et à la barbe des policiers qui encerclaient la Villa Petacci. Ce passage secret communiquait avec la grange d’une ferme en ruines, à un kilomètre de là, où l’on a retrouvé des traces de pneus. Une voiture les y attendait, et elles ont filé.
-On peut compter sur Merluscosi ?
-Le Premier ministre italien a un faible pour vous, M. le Président. Je le crois honnête, pour une fois, lorsqu’il affirme mettre tous les moyens pour retrouver votre épouse. D’autant plus qu’il a des comptes à régler avec la famille Biondi, qui lui a mis pas mal de bâtons dans les roues à l’époque où il cherchait à conquérir le pouvoir, et même par la suite en finançant les campagnes électorales de certains opposants à sa majorité. Par contre, la discrétion dont nous avons convenu jusqu’ici nous handicape dans la procédure de recherches : pas d’avis public, ni d’appel à témoins assorti de récompense, etc…
-Je suis d’accord, dit sombrement le Président. Il faut arrêter ces cachotteries et dire la vérité aux Français. De toute façon, tôt au tard, ça se saura. Je l’annoncerai moi-même demain soir !
-Et pour le sosie, et l’opération en Argentine ?
-Là, quand même, faut pas exagérer ! Nous nous sommes mis d’accord avec les Brésiliens pour ne pas faire de vagues. Par contre, nous pourrions utiliser certaines images recueillies par le commando « Houba » dans le labo de Von Hansel pour démonter le mythe « Fantômarx ».
-Mais ce serait reconnaître notre participation à la destruction de la Colonia ! protesta Nagant.
-Rien ne nous oblige à dire que cette vidéo a été tournée là-bas ! Par ailleurs, je vous rappelle que nos ennemis savent parfaitement que nous avons envoyé des hommes sur place. Si la France et le Brésil n’ont pas encore été traînés devant l’ONU par l’Argentine, c’est que celle-ci n’a aucune envie de voir déballé en place publique ce qui s’est passé dans ce coin perdu. Tout le monde se tient par la barbichette, dans cette affaire.
-Et pour Fondar et Castelbougeac ? s’enquit Gabrielle Lorenzini.
-Mettez la DGSE [Direction Générale des Services Extérieurs, la « CIA française »,NDA] sur le coup…mais pas d’exécution sans mon autorisation expresse. En attendant, discréditez-les par tous les moyens en lançant toutes les rumeurs sur leur compte, y compris les plus « trash ». Il faut faire le « buzz » avant eux, leur brûler l’herbe sous le pied !
-Mais leurs familles vont hurler…
-On s’en fout ! Fondar n’en a plus, de famille ! Quant aux Castelbougeac, ça ne leur fera pas de mal de se coltiner un peu de fumier sur leurs tapis persans !
Charles Guéhaut, qui n’en pouvait plus, lâcha soudain :
-M. le Président, j’aimerais…nous aimerions savoir enfin quel est ce plan secret qui vous a valu…qui nous a valu tant de problèmes !
Lucas Zarkos eut un drôle de ricanement, à la limite du gloussement, ses épaules tressautant l’une après l’autre. Il se tourna vers son nouveau directeur de cabinet, qui esquissa un sourire timide. Cédric Dubois avait une dégaine de major de promo de grande école, un brushing ridicule et des lunettes carrées. Il paraissait flotter dans son costard, étranglé par sa cravate.
-Avec Cédric, nous avons travaillé là-dessus depuis un moment, depuis l’époque où il est entré dans mon cabinet… Nous nous sommes inspirés de quelques-unes de vos idées, Henri…
Nagant sursauta.
-Mes…mes idées ?
-Oui, enfin…celles que vous aviez avant de rejoindre mon équipe. Vous savez, le « gaullisme social », la « souveraineté nationale »…
Il y avait pas mal d’ironie dans ce propos, mais Nagant préféra ne pas relever.
-Eh bien, je…je suis ravi de voir que cela a pu faire son chemin, bredouilla-t-il.
-Mais de quoi s’agit-il donc ? insista Guéhaut, visiblement inquiet. Excusez-moi, M. le Président, mais je trouve étrange que nous n’ayons pas été consultés sur…
Lucas Zarkos frappa du plat de la main sur la table, interrompant son conseiller et faisant sursauter tout le monde.
-Madame, messieurs, faut-il vous rappeler qui, en France, est le Chef de l’Etat ? Je ne suis nullement tenu de consulter qui que ce soit pour faire mon travail. Je choisis moi-même mes collaborateurs en fonction des sujets traités, et je suis libre d’en changer. C’est bien clair ?
L’interrogation était lourde de menaces, et s’adressait de toute évidence à toutes les personnes présentes, qui baissèrent la tête comme des gamins pris en faute. Le Président reprit la parole d’une voix soudain plus douce, presque caressante :
-Entendons-nous bien, chers amis…je suis fier de travailler avec des gens comme vous. Vous avez accompli, dans ces moments pénibles, une tâche admirable. Et vous en serez tous récompensés. Mais je suis à même de reprendre ma tâche, et cette mort que j’ai frôlé de près a renforcé ma conviction qu’il fallait changer de politique. Ce changement, je l’annoncerai moi-même aux Français demain soir, dans mon discours de fin d’année. Je vous prie donc d’attendre jusque-là. Sur ce, cette réunion est terminée, et je ne vous retiens pas plus longtemps…
Labrousse retrouva avec plaisir la fraîcheur de l’air libre dans la cour d’honneur de l’Elysée. Les pavés et les limousines trempés de pluie luisaient sous l’éclat des lampadaires.
Il regarda en souriant les deux conseillers partir en bougonnant vers leurs Citroën noires de fonction.
« Heckle et Jeckle, les deux joyeux corbeaux, nous font une crise de jalousie ! songea-t-il.
Comme Gabrielle Lorenzini passait à sa hauteur avant de plonger dans une grosse Renault ronronnante, il l’interpella soudainement :
-Excusez-moi, Madame, mais quelque chose me chiffonne, et j’aimerais avoir votre avis.
-Oui ? fit Gabrielle avec un charmant sourire.
Le vieux Labrousse la trouva soudain très belle, débarrassée de la raideur affichée dans le salon-bunker de l’Elysée.
-Quelque chose m’échappe dans le plan de ceux qui ont voulu tuer le Président. Pourquoi avoir utilisé cette trétodo, tédroto…
-Cette tétrodotoxine, corrigea Gabrielle gentiment.
-Oui, enfin ce poison paralysant, plutôt que quelque chose de plus radical ?
La belle dame prit un air dubitatif.
-Je me suis posé la même question que vous, commissaire. C’est effectivement bizarre, et je ne me l’explique pas autrement que par une forme de sadisme. A moins que…
-A moins que ?
-A moins que ceux qui ont fait ça n’avaient pas vraiment l’intention de tuer.
-Mais pourquoi donc ?
Gabrielle était arrivée à sa voiture, et le chauffeur lui ouvrit la portière à laquelle elle s’appuya :
-Je pense que nous aurons l’occasion de nous revoir pour en parler, commissaire. Pour l’heure, je suis épuisée et vous aussi certainement.
Le commissaire prit cela pour une fin de non recevoir, et préféra briser là par une banalité quelconque :
-Vous avez raison…toutes ces aventures ne sont plus de mon âge, comme dirait l’autre. Un bon grog et au lit !
Gabrielle éclata de rire :
-Vous ne faites pas votre âge, commissaire ! Que diriez-vous d’aller boire autre chose qu’un grog ?
Labrousse en resta presque sonné.
-C’est que…j’ai ma voiture là-bas…
-Dites à votre chauffeur de nous suivre, répliqua vivement Gabrielle. Vous ne croyez pas que nous avons mérité un peu de détente, vous et moi ? Défense de parler boulot. Enfin, de ce boulot là…Mais j’aimerais beaucoup que vous me racontiez certaines vieilles affaires que vous avez résolues autrefois !
Labrousse se dandinait d’un pied sur l’autre, gêné comme un étudiant en train de se faire draguer et n’osant croire à sa bonne fortune.
-Eh bien, fit-il, je crois que…que personne ne m’attend ce soir.
-Moi non plus, répondit joyeusement Gabrielle. Alors qu’attendez-vous ?

A Suivre…

mardi 1 juin 2010

Chapitre 23: les Chutes

Chapitre 23 : Les chutes.

Mylène et Jean-Marie, abasourdis, regardaient leurs doubles sur écran géant. L’image était de bonne qualité, à peine pixellisée par les fantaisies de la transmission numérique. Sur fond de mur en planches grossières orné d’un grand drapeau rouge avec faucille et marteaux dorés, un grand jeune homme brun et une jolie jeune femme blonde étaient filmés en plan américain, ce qui laissait voir le haut d’une tenue militaire kaki, avec baudrier et cartouchière. Coiffés d’un béret à étoile rouge façon « Che », ils brandissaient tous les deux une kalachnikov aussi menaçante que leur discours. Ce fut d’abord « Jean-Marie » qui prit la parole :
« Nous, autrefois journalistes vendus au capitalisme le plus abject, complices de toutes les formes d’exploitation et d’impérialisme inhérentes à ce système, avons pris conscience de notre folie ! A cette idéologie mortelle, aux bourreaux apatrides et méprisants de l’humanité, nous déclarons la guerre !
-Oui, renchérit « Mylène » d’une voix exaltée, la guerre ! Par tous les moyens ! Par les armes bien sûr… »
Elle tira une rafale de son fusil-mitrailleur vers le plafond, faisant sursauter les spectateurs qui regardaient la vidéo pour la première fois. Le flingue devait être chargé à blanc, mais cela faisait quand même son petit effet.
-…mais aussi et surtout par les mots et les images, car tel est notre métier, que nous allons désormais pratiquer honnêtement, pour la cause des travailleurs du Monde entier ! Nous n’avons que trop menti par le passé, aussi commence dès maintenant notre combat pour la vérité et la justice !
L’autre Mylène, la vraie devenue clodo, poussa un glapissement :
-Mais c’est du délire !
-Attends, attends, c’est pas fini ! gronda son compagnon qui serrait les poings.
La suite était un montage assez bien fait d’images d’actualité, montrant une succession de manifestations et de mouvements sociaux en France et dans le Monde, y compris des scènes très violents prises pendant les émeutes de Rio. Ces séquences étaient entrelardées d’extraits de discours du Président Zarkos destinés à mettre en évidence sa mauvaise foi et son cynisme. Les voix « off » des deux journalistes guévarisés enfonçaient le clou :
-Ce pantin lamentable, qui préside jusqu’au 31 décembre la ploutocratie européenne, avant de s’occuper du club des profiteurs du G20 l’an prochain, ne peut que susciter la haine des partisans du progrès humain.
-Nous ne l’avons accompagné à Rio que dans un seul but : l’enlever et le faire passer en jugement devant un tribunal populaire ! Notre tentative a hélas échoué, mais ce n’est que partie remise ! Le combat continue, aux côtés de notre leader Fantômarx !
Le fameux masque rouge apparut en incrustation au centre de l’image et grossit jusqu’à envahir tout l’écran. Un fin sourire se dessina sur les fausses lèvres de Fantômarx, tandis que retentissaient les accords de l’Internationale.
Une présentatrice vint occuper l’écran, avec la mine grave de rigueur :
« Pour commenter ces images, nous recevons sur notre plateau deux personnalités, qui connaissent très bien Mylène de Castelbougeac et Jean-Marie Fondar. Voici d’abord Corinne Pavedo, rédactrice en chef de Paris Challenge…
Une femme bien en chair, dont la poitrine débordait d’un corsage hors de saison aux couleurs criardes, affichait l’air le plus consterné possible.
-…et Stéphane Bougeotte, rédacteur en chef du Beaumarchais…
Même air attristé d’un visage fripé à la bouche molle, une tronche d’évêque défroqué que Jean-Marie ne connaissait que trop bien :
-Ils ont bien choisi leurs intervenants, ces enfoirés. Cette enflure n’a jamais pu me blairer ! Sans le soutien de Simon Dassel [actionnaire principal et vrai patron du Beaumarchais, comme chacun sait], j’aurais été foutu dehors depuis longtemps.
-Qu’est-ce que je devrais dire ! soupira Mylène. Cette grognasse craignait trop mes relations pour s’en prendre à moi, mais elle doit prendre son pied en ce moment…Regarde-là, toujours attifée comme une pouffe ! Quelqu’un devrait lui dire…
Corinne Pavedo ouvrit le bal des hypocrites, serrant sur sa poitrine envahissante des petits doigts boudinés chargés de bagues de mauvais goût. Sa voix était languissante et sirupeuse :
-D’abord, je dois vous faire part de ma grande tristesse et de ma profonde surprise…Je n’ose même pas croire ce que vous venez de nous montrer. Etes-vous bien sûr qu’il ne s’agit pas d’une blague de mauvais goût ? Avec tous ces trucages numériques…
-Nos spécialistes ont travaillé toute la nuit sur cette vidéo, y compris sur la partie sonore, répondit la présentatrice. S’ils n’excluent pas totalement un habile montage pour la partie vidéo, ils estiment la probabilité de vraies images à 80%, sauf bien sûr pour l’incrustation de la tête de Fantômarx. L’analyse des fréquences vocales comparées est beaucoup plus nette encore : les voix entendues doivent être celles de Jean-Marie Fondar et Mylène de Castelbougeac, à 99% de certitude, comme vous le voyez sur ce graphique qui s’affiche à l’écran.
-Oh, c’est affreux, gémit Corinne Pavedo en se tamponnant ostensiblement les yeux d’un petit mouchoir de dentelle.
-Nos confrères ont certainement agi sous la contrainte, ajouta Stéphane Nougeotte. Depuis quand a-t-on perdu leur trace au Brésil ?
-Depuis la nuit du 24 au 25 décembre, selon les autorités brésiliennes et les accompagnateurs du Président de la République. Ils ont quitté ce dernier après minuit pour regagner leur hôtel, qu’ils n’auraient jamais atteint semble-t-il. Pensez-vous qu’ils auraient pu être à nouveau enlevés par Fantômarx ?
-C’est possible, à moins que…
-Oui ?
Le vrai Jean-Marie se renfonça dans son fauteuil, sourcils froncés.
-Attention à ce que tu vas dire, enfoiré, gronda-t-il.
-Eh bien, c’est un peu délicat, mais…il me semble que Jean-Marie avait changé depuis quelques mois, bien avant son premier enlèvement. La mort de sa mère l’a profondément affecté…
-Laisse ma mère en-dehors de ça, fumier !
-…et peut-être fait ressurgir une partie un peu, comment dire…un peu sombre, voire extrêmiste de son passé…cela me gêne d’en parler, mais si cela peut éclairer ceux qui nous regardent…
Jean-Marie était blême. La présentatrice se pourléchait les babines, attendant la révélation qui allait faire péter l’audimat. Stéphane Bougeotte toussa, ménageant ses effets :
-Le père de Jean-Marie était membre d’un groupuscule d’extrême-gauche espagnol, implanté dans le Nord de la Province de Valence à l’époque franquiste. Il a par la suite quitté le pays pour se réfugier en France, où il a rencontré sa femme. Poursuivi par les services spéciaux espagnols, le couple s’est réfugié à l’île de la Réunion. Ils avaient déjà un enfant, le frère aîné de Jean-Marie. Celui-ci est né à la Réunion peu après leur arrivée.
-Et la vie privée, tu connais, ordure ? hurla Jean-Marie. De quel droit…
-Chuuut, laisse-le finir ! supplia Mylène, très mal à l’aise.
-Hélas, le père et le fils aîné sont morts quelques temps plus tard dans un accident de voiture, ce qui a mis fin apparemment aux poursuites de l’Etat espagnol. Sans avoir de preuve formelle, il est permis de penser que cet accident n’était pas tout-à-fait naturel. Le décès de Mme Fondar a-t-il ravivé ce douloureux passé, poussant Jean-Marie dans les bras du terrorisme ? Il est difficile de trancher…
-Ben tiens, mais pour toi c’est tout vu ! Fils de gauchiste, gauchiste pour la vie !
Corinne Pavedo récupéra la parole, tête penchée sur le côté telle une madone, ce qui déclencha une violente crispation nerveuse chez Mylène :
-Je ne saurais en dire autant de ma pauvre petite Mylène, mais…
-Tu sais ce qu’elle te dit, ta pauvre petite Mylène ?
-…mais je pense qu’elle aussi n’était plus tout à fait la même depuis quelques temps, comme si quelque chose la rongeait de l’intérieur. Je lui ai proposé de se confier à moi, ou à quelqu’un de confiance, mais elle s’est toujours dérobée…
-Plutôt crever que te raconter ma vie, pouffiasse !
-Nous avons tenté de joindre la mère de Mylène de Castelbougeac, ajouta la journaliste, mais celle-ci se refuse pour l’heure à tout commentaire.
-Bravo maman ! s’exclama Mylène. Pas question de pleurer devant ces charognards !
Un carillon tinta dans le vestibule, faisant sursauter les deux parias à bout de nerfs.
-C’est Bérénice ! Elle vient nous chercher !
-Attends…t’es sûre ?
La sonnette retentit à nouveau, plus insistante.
Jean-Marie rejoignit le vestibule et décrocha le combiné du visiophone. Mais l’écran de celui-ci ne transmettait rien d’autre qu’un brouillard de parasites. Nouveau coup de sonnette, qui le fit bondir tant il était proche. On frappait à la porte même de l’appartement.
Jean-Marie jeta un œil inquiet dans le judas, qui lui montra un visage grossièrement déformé par la lentille. Une tête rasée, aux traits durs. Un militaire, un flic ou un voyou…allez savoir.
-Qui est là ? demanda le jeune homme d’une voix qu’il jugea lui-même assez pitoyable.
-Agents Garnier et Garcia, de la DCRI. Votre amie Bérénice Joly-Montagne nous envoie vous chercher. Dépêchez-vous s’il vous plaît, il y a urgence.
La voix était ferme, pas trop haute, le ton posé et rassurant. Jean-Marie faillit leur ouvrir aussitôt, mais Mylène avait des doutes :
-OK, mais faites glisser votre carte sous la porte !
Le type soupira :
-D’accord, je comprends. Une seconde s’il vous plaît.
Quelques instants plus tard, le couple scrutait d’un air soupçonneux le rectangle de plastique qu’on venait de leur glisser sous la porte blindée. Le nom du gars y était, avec mention de son service, le tampon de la DCRI, la bande tricolore et tout le toutim.
-Ça m’a l’air en règle, chuchota Jean-Marie.
-Parce que tu es expert en carte professionnelle des services spéciaux ? grinça Mylène.
-Oh, et puis merde ! Il n’est pas encore midi, et elle a dit qu’elle viendrait nous chercher !
-J’aurais préféré que Béré elle-même…
-Ce n’est pas ce qu’il y avait sur son message, rappelle-toi, elle a dit « jusqu’à ce que je vous fasse chercher ».
-Bon, bon…
Jean-Marie actionna le triple verrou et tira la porte. Les agents Garcia et Garnier, en complets veston bleu marine, les fixaient d’un air impassible.
-Si vous permettez, messieurs-dames, nous devons récupérer quelque chose avant de quitter les lieux.
Jean-Marie et Mylène laissèrent passer Garnier qui pénétra d’un pas décidé dans l’appartement. Garcia referma la porte dans son dos, portant la main dans la poche intérieure de son veston. Le couple remarqua en même temps un curieux détail. Les deux hommes portaient des gants. Des gants en plastique souple, transparents, presque invisibles, mais trahis par d’insidieux reflets. Le dénommé Garcia devait lire dans leurs pensées :
-Les gants, c’est normal. Nous ne devons pas polluer le site. Une enquête est en cours, vous comprenez…
-Une enquête ?
Le fracas soudain les fit se retourner. L’agent Garnier était en train d’arracher les tiroirs d’une commode du living-room et vidait leur contenu sur le sol. Il s’y prenait sans rage, mais sans ménagement non plus.
-Mais qu’est-ce que vous foutez ? s’indigna Mylène. De quelle enquête s’agit-il ?
-Je peux leur dire ? demanda Garcia à son collègue, qui déversait sur le tapis tout un lot de lingerie coquine d’un air parfaitement indifférent.
-Ouais, tu sais ce que tu as à faire…
Jean-Marie et Mylène, de plus en plus inquiets, entendirent alors :
-Votre amie est morte, messieurs-dames. Morte de s’être mêlée de ce qui ne la regardait pas. Nous devons vérifier si elle n’a pas laissé ici des indices compromettants.
Mylène se mordit le poing, les larmes aux yeux.
-Morte ? N…non, c’est pas vrai, c’est pas vrai…
-Mais vous allez bientôt la retrouver, messieurs-dames.
Horrifiés, Mylène et Jean-Marie découvrirent l’espèce de petit pistolet en forme de sèche-cheveux que l’agent Garcia venait de sortir de son veston et braquait sur eux.
L’engin émit un léger sifflement, et le couple plongea dans les ténèbres.

*
Le magistral coup de pied infligé par Rosarita aux roubignolles de Luis plongea toute l’assistance dans un bref moment de stupeur mêlé d’hilarité. Le bougre tomba à genoux, recroquevillé sur lui-même et jurant tout ce qu’il savait. En une fraction de seconde, Sarah et Terrasson avaient compris qu’ils tenaient là leur unique planche de salut.
La jeune femme bondit comme une tigresse par-dessus la table basse qui la séparait de Müller et se jeta sur ce dernier, le plaquant au sol sous le choc. Le capitaine en fit autant pour le garde qui flanquait Müller. Son art du close combat fit merveille, malgré sa fatigue et ses blessures. En deux coups bien placés, le type était KO et son M-16 avait changé de mains.
Sarah, de son côté, se relevait avec Müller collé contre elle comme un bouclier. Elle serrait gorge de son prisonnier au creux de son bras, le canon de son PREMS vissé sur la tempe humide de cet Heydrich au petit pied.
Les quatre autres gardes totalement pris au dépourvu étaient restés figés à leur poste, n’osant pas tirer de peur d’abattre leurs collègue et supérieur.
-Lâchez vos armes, ou votre chef y passe ! hurla Sarah en allemand. Mon joujou est réglé sur la dose mortelle, et vous pourrez aussi en avoir !
-Donnerwetter ! couina Müller. Vous n’allez pas vous en sortir comme ça !
Il y eut quelques secondes d’attente mortelle, seulement troublé par le halètement douloureux de Luis toujours plié par terre. Rosarita, terrifiée, s’était jetée à plat ventre sur le plancher, les mains sur la tête. Tout cela avait eu au moins le mérite de lui couper le sifflet. Un mot de travers, et les fusils des uns et des autres pouvaient transformer la salle de réception en charnier.
-Posez vos armes ! ordonna Müller au grand soulagement du capitaine et de son amie.
-Oui, c’est ça, dit la jeune femme. Ceux des fenêtres, laissez-les tomber à l’intérieur. Toi, à la porte, tu fais glisser le tien vers nous…Pareil pour les talkies… voilà…et on ne bouge pas surtout !
Les cinq gardes furent regroupés dans un coin de la salle de réception, sous l’un des vieux posters de Maradona brandissant un ballon d’or. Ils jetaient des regards furieux à Sarah, qui liait les mains d’un Müller tenu en respect par le M-16 de Terrasson.
-Nous emmenons votre chef faire une petite promenade, expliqua la jolie brune. Quant à vous, messieurs, un peu de repos s’impose !
Sans s’émouvoir de leurs supplications, elle pointa son PREMS sur les hommes et les abattit l’un après l’autre.
-Por Dios ! s’exclama Rosarita, qui venait tout juste de se relever. Tu les as tués, Sarah !
-Mais non ! J’ai réglé l’appareil sur le mode KO. Ils en ont pour deux bonnes heures, et c’est plus sûr que de les attacher. Maintenant, nous devons filer…j’espère que tu as vraiment réparé le bateau, Luis !
L’interpellé s’était péniblement assis sur un canapé défoncé, se tenant toujours l’entrejambe en grimaçant.
-L’a jamais été en panne, ton rafiot, grogna-t-il. J’t’avais raconté ça pour te faire perdre du temps !
Une autre décharge de PREMS mit un terme provisoire à ses souffrances.
-Bien fait ! Bien fait ! s’écria Rosarita en battant des mains. Il en a pour deux heures aussi, ce borracho ?
-Oui, ça te laissera le temps de t’organiser.
-Oh, ma petite Sarah, comme je suis triste de tout ça, vraiment, et quand je pense à tout ce que tu as fait pour nous, et finalement, hein, pour arriver là, vraiment…
-On doit y aller, Rosarita !
Au grand soulagement de Terrasson, lui et Sarah quittèrent la pièce après une dernière embrassade de la brave dame, poussant Müller devant eux, les mains attachées dans le dos. L’officier milicien de la MBC était blême de rage, les mâchoires crispées.
-Ach ! Vous n’irez pas bien loin !
-C’est-ce qu’on verra…
En passant sous la véranda, ils avisèrent un sac en toile de jute qui paraissait s’agiter tout seul sur la balustrade. Sarah souleva le sac, libérant un Pedro furieux au plumage hérissé qui fusilla Müller du regard. L’obscurité l’avait tenu au silence, et il se mit à brailler :
-Côôô ! Como estas, asesino ? A-se-sino ! A-se-sino !
-Je constate avec plaisir que vous n’avez pas perdu toute humanité, Müller, dit Sarah en souriant. Fidélité à la passion de votre ancien patron pour les psittacidés, sans doute ?
Le prisonnier resta muet jusqu’à l’embarcadère. Terrasson jeta dans le fleuve aux eaux brunes trois des M-16. Lui et Sarah en gardaient chacun un en bandoulière. Il avait récupéré le pistolet de Müller pour tenir celui-ci en respect tandis que la jeune femme ouvrait le hangar à bateau. Il régnait à l’intérieur une atmosphère lourde, tiède et moisie. Sous la lumière glauque filtrée par des tôles transparentes faisant office de vasistas, Terrasson découvrit un étrange bateau amarré à un étroit quai de planches mal équarries.
-Capitaine, je vous présente le Voladora Ardilla ! Veuillez faire embarquer notre invité, je m’occupe d’ouvrir les portes et de larguer les amarres.
Le navire mesurait environ six mètres de long pour deux de large, presque aussi large de proue (décorée d’une tête d’écureuil stylisée aux longues incisives) que de poupe. Sa coque était faite d’un métal léger et résistant. Quatre sièges baquet permettaient de s’y asseoir confortablement, avec un poste de pilotage à l’arrière. Une grande hélice entourée d’un grillage de protection assurait la propulsion, similaire à celle des bateaux à fond plats des marais de Floride. Enfin, une sorte de toit très épais soutenu par des tiges de métal couvrait l’ensemble de la barque.
Sarah manoeuvra une manivelle grinçante, actionnant ainsi l’ouverture des portes rouillées du hangar. Elle décrocha les amarres en quelques gestes précis avant de sauter à bord sans trop faire tanguer le bateau.
-Vous n’irez pas loin ! dit à nouveau Müller.
-Tu te répètes, l’affreux, répliqua Terrasson en lui infligeant une bourrade qui n’avait rien d’amical.
Suivant les consignes de Sarah, il s’était installé à côté du siège du pilote, plaçant son prisonnier devant lui. Müller poursuivit d’un ton menaçant :
-Tout le secteur grouille de gardes-frontières, de flics et de soldats. Avant d’arriver à Las Canoas, j’ai alerté les autorités officielles et leur ai demandé de renforcer leur surveillance autour d’ici. Dès que votre bateau aura quitté cet abri, vous serez pris en chasse !
-Et pourquoi ne pas avoir convoqué immédiatement tous tes copains ici, gros malin ?
-Je n’étais pas sûr des infos de ce dégénéré de Luis, et puis…je voulais être le premier à vous mettre la main dessus. C’est fichu de ce côté, mais vous ne l’emporterez pas au paradis ! Quand ils verront que vous êtes armés, ils ne prendront pas de gants !
-Même avec toi à bord ? J’ai gardé ton talkie, Herr Machin…tu vas appeler tes potes et dire que tu n’as rien trouvé, et que tu prends ce bateau pour aller, heu…où va-t-on, d’ailleurs ?
-Vers les chutes, répondit Sarah en mettant le contact.
Müller fit ce qu’on lui demandait, et le Voladora Ardilla jaillit hors de son hangar pour s’élancer sur le fleuve. Le ciel s’était bien dégagé, laissant apparaître un bleu qui se perdait dans les flots troublés du Rio Iguazu. Sarah menait sa barque d’une main assurée, traçant son sillage vers le nord-ouest, zigzaguant entre les îles boisées éclatantes de verdure.
A moins d’un kilomètre grondaient les chutes d’Iguaçu, qui projetaient haut leurs panaches d’écume.

*
-Mon pauvre Luis, soupira Rosarita en regardant s’éloigner le bateau depuis la véranda de la case de réception. Tu as été vraiment minable…
-Adios, amigos, adios ! cria joyeusement Pedro perché sur son épaule.
Rosarita composa quelques touches sur le talkie qu’elle venait de prendre à l’un des gardes inanimés.
-Pour 100 000 dollars à la rigueur, j’aurais compris, murmura-t-elle. Mais 50 000 ! Que minablo ! On doit pouvoir rattraper ça ! Désolée, ma petite Sarah, mais je dois penser à ma retraite…

*
Le Voladora Ardilla avait ralenti à l’approche de la zone de turbulence entourant le fer à cheval formé par les cataractes, dont le grondement était devenu infernal. Il se dirigeait vers une petite île reliée aux deux rives par une passerelle. C’était l’un des quelques points de vue les plus spectaculaires aménagés en travers du fleuve à l’intention des touristes. Les passagers du bateau apercevaient sans peine, malgré le voile de brume dégagé par les chutes, les silhouettes qui allaient et venaient sur la passerelle et la plate-forme d’observation érigée sur l’île. Plus loin se dressaient les structures plus ou moins discrètes des hôtels de luxe. Le grand frisson tout confort.
Sarah baissa le régime du moteur et sortit d’un petit coffre placé sous son siège une paire de jumelles qu’elle tendit à Terrasson.
-Je n’aime pas trop l’allure des gens qui sont là-bas. Vous pouvez vérifier ?
Le capitaine régla les lentilles à sa vue et tiqua aussitôt.
-Des civils et des gars en uniforme. Tous armés. A mon avis, les touristes ont été privés de sortie aujourd’hui. Argentins d’un côté, Brésiliens de l’autre…m’ont l’air de coopérer parfaitement. C’est pas là qu’on pourra débarquer !
Un cri de Sarah lui fit baisser ses jumelles et tourner les yeux vers l’amont du fleuve. Cinq ou six hors-bords chargés d’hommes en armes leur fonçaient dessus. Plus haut, des hélicoptères rappliquaient aussi à toute allure.
-Tu nous as trahis, espèce d’ordure ! gronda Terrasson en giflant Müller par derrière.
-Ach ! Je n’y suis pour rien s’ils se sont méfiés ! Vous feriez mieux de vous rendre !
-Comptes là-dessus, fit Sarah en saisissant le talkie qui s’était mis à crachoter.
-Appel à ceux du canot ! lança une voix en espagnol. Vous êtes cernés ! N’opposez aucune résistance et dirigez-vous vers l’île qui est en face de vous. Nous savons que vous avez un otage. Si vous lui faites du mal, tant pis pour vous ! Mais en aucun cas nous ne vous laisserons vous échapper…
Sarah resta de marbre et répondit simplement, devant un Terrasson anéanti et un Müller au sourire sarcastique :
-Ici le canot, message bien reçu. Nous accosterons à l’endroit demandé. Ne tirez pas !

*
Les gardes-frontières et policiers en gilet pare-balles et fusils-mitrailleurs étaient descendus de leur plate-forme par une échelle métallique, et voyaient s’approcher le Voladora Ardilla avec une appréhension que n’effaçait pas la mine facétieuse de l’écureuil peinte sur sa poupe relevée.
A la radio, leur informatrice les avait prévenus –contre promesse de récompense sonnante et trébuchante- que les individus à appréhender étaient très dangereux et bien armés. L’homme en treillis kaki que l’on voyait devant les terroristes était leur otage, un certain Müller, officier de sécurité de la défunte Colonia Alemana. A la jumelle, ils le virent se relever péniblement à cause du tangage du bateau et de ses mains liées dans le dos, puis s’avancer vers la proue, poussé par l’un des terroristes. L’autre, aux commandes de l’embarcation, était une femme du nom de Sarah Estevez, ex-directrice adjointe de la sécurité de La Colonia. Tout cela puait la vilaine magouille au nez du major Ulloa, qui commandait l’escadron chargé d’intercepter les terroristes. Mais il n’était pas payé pour se poser des questions. Son homologue brésilien, resté sur la passerelle, l’interpella d’une voix forte pour couvrir le vacarme des chutes :
-N’oubliez pas, major, que nous devons tout faire pour les prendre vivants ! Il faut les faire parler pour connaître l’origine de cette explosion !
-Je connais les consignes, répliqua Ulloa, très agacé. Mais cet îlot est en territoire argentin ! Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous, et je vous rappelle qu’un se rendant ici, les suspects se placent sous la juridiction de mon pays !
-Major ! cria l’un des hommes d’Ulloa. Regardez ce qu’ils font !
Le Voladora Ardilla avait brusquement viré de bord à cent mètres de l’îlot, se plaçant en travers du courant. Le terroriste placé derrière l’otage s’affaira dans le dos de celui-ci, un couteau à la main, puis poussa brutalement son prisonnier par-dessus bord. Le canot partit alors en trombe vers la rive brésilienne sous les yeux éberlués du major Ulloa.
Emporté par le courant très violent, Müller se débattait en hurlant comme un damné, essayant de se placer de manière à toucher l’ilôt. Mais les caprices du Rio Iguazu l’en éloignait malgré ses efforts.
-Lancez-lui des câbles ! beugla Ulloa à ses hommes restés sur la passerelle. Il va passer en-dessous de vous !
Les gardes-frontière, fort heureusement équipés comme il convenait, jetèrent aussitôt deux filins lestés par-dessus la rambarde métallique de la passerelle, sur la trajectoire probable de Müller.
-Les suspects sont passés de notre côté ! cria l’officier brésilien à son homologue. Je m’en occupe !

*
Le Voladora Ardilla faisait le tour du croissant des chutes de toute la puissance de son hélice, bondissant sur les remous furieux du fleuve tout en évitant les rochers affleurants avec une habileté diabolique. Sarah pilotait son navire avec une concentration qui avait figé ses traits.
Terrasson ne pouvait que s’accrocher à son siège. Il avisa trois vedettes à fond plat de la police fluviale brésilienne qui fondaient sur eux. Là-bas, sur la rive, des véhicules au gyrophare en délire annonçaient un autre comité d’accueil. Quelque part, se dit le capitaine, il fallait bien que ça se termine comme ça. Il valait mieux se rendre de ce côté. Fernandes et Labrousse se débrouilleraient certainement pour les tirer de taule. Peut-être même étaient-ils là, prêts à les réceptionner ?
Ces rassurantes réflexions furent interrompues par le virage serré sur babord imprimé par Sarah à leur embarcation. Le Voladora Ardilla fonçait droit vers le gouffre mugissant.

*

Ballotté par les remous, incapable de nager correctement, Müller rata les câbles salvateurs. Horrifié, suffoqué, il voyait se rapprocher à toute allure la muraille de vapeur d’eau marquant le rebord des chutes. Il allait faire le grand plongeon ! Mais un tourbillon inattendu le fit à nouveau dévier de sa course pour le jeter en plein sur un amas de roches noires où s’accrochait un héroïque arbuste, planté là pour défier les flots en colère. Müller heurta violemment l’un des rochers glissants et polis par le courant, faillit lâcher prise avant de se retrouver calé entre deux autres roches où il put reprendre son souffle. Trempé et glacé jusqu’aux os, il hissa péniblement son corps endolori et alourdi par ses vêtements imbibés d’eau sur un surplomb plus au sec.
Il agrippa le tronc noueux de l’arbuste, tremblant à s’en démantibuler le squelette. Un hélicoptère de la gendarmerie argentine se dirigeait vers lui, treuil sorti sur tribord. Il vit un secouriste prêt à se laisser descendre avec un harnais. Sauvé !
Müller tourna les yeux vers la rive brésilienne du Rio, de l’autre côté du fer à cheval, et aperçut le canot rapide de ses ennemis filant tout droit vers le précipice liquide. Sarah Estevez avait finalement préféré le suicide à la capture ! Dommage…il aurait bien aimé se retrouver à nouveau face à cette belle garce, en position de force bien sûr.

*

« Vous êtes folle ! hurla Terrasson, qui s’était relevé dans le but désespéré de reprendre les commandes à la jeune femme. J’ai pas envie de crever, moi !
-Moi non plus ! Je sais ce que je fais ! Asseyez-vous sur le siège à côté de moi et attachez-vous !
Jusqu’ici, Sarah s’était toujours montrée digne de confiance, et le capitaine décida une fois de plus de remettre sa vie entre ses mains. De toute façon, il était trop tard : ils venaient de franchir la ligne de non-retour signalée par quelques panonceaux jaunes plantés sur des rochers. Les rapides étaient désormais plus puissants que leur moteur. Ils allaient faire le grand plongeon.
Au-dessus d’eux, à bonne altitude pour échapper aux turbulences causées par les 275 cataractes du site, cerclaient trois hélicoptères. Un Bell brésilien, deux Gazelles argentines. Ce que virent les pilotes leur parut tout droit sorti d’un James Bond. Quelques secondes avant de basculer dans le vide bouillonnant, le toit du Voladora Ardilla parut se déplier, laissant jaillir une grande voile de nylon bleue retenue par des câbles. Des boulons explosifs firent se décrocher une nacelle de la coque, emportant les sièges du pilote et de son passager ainsi que le bloc moteur et son hélice, au moment même où l’embarcation basculait dans le gouffre.
Transformé en ULM, le Voladora Ardilla tangua dangereusement dans les colonnes de vapeur d’eau, luttant contre des tourbillons d’embruns. Une ultime ressource arracha l’engin à la zone périlleuse, et il fila vers le nord en longeant la frontière brésilienne. Les hélicoptères le suivaient à courte distance.
-Ils pourraient nous descendre comme à la foire ! cria Terrasson, qui clignait des yeux sous l’effet du vent humide qui lui giflait le visage.
-Ils ne le feront pas ! Je suis sûre qu’ils veulent nous prendre vivants ! Fernandes me l’a assuré…Ils vont nous suivre jusqu’à ce qu’on tombe en panne de carburant et qu’on soit obligés de se poser ! Mais je leur réserve une autre surprise : vous trouverez ce qu’il nous faut sous votre siège…je vais vous expliquer !
Le Voladora Ardilla filait plein nord. Il survola les flots chaotiques qui s’étendaient à 75 mètres en bas des chutes, confluent furieux du Rio Iguazu et du Rio Parana. Il remonta le cours de celui-ci, atteignant puis dépassant peu à peu les villes de Foz de Iguaçu, sur la rive orientale (brésilienne), et de Ciudad del Este, sur la rive occidentale (paraguayenne). Les hélicoptères argentins durent faire demi-tour, mais le brésilien reçut bientôt des renforts sous la forme de deux Embraer militaires.
Cela décida Sarah à obliquer vers la rive paraguayenne, maintenant néanmoins son cap au nord. Terrasson contemplait avec respect la masse imposante du barrage d’Itaipu qui dressait sa muraille grise de près de 200 mètres de haut, droit devant eux. Il coupait le Parana dans toute sa largeur, soit un kilomètre et demi de béton au service du développement de la puissance brésilienne. Le Voladora Ardilla sauta l’obstacle pour découvrir l’immense lac de retenue qui s’étendait derrière.
Un hélicoptère paraguayen se profilait vers le sud-ouest. Les appareils brésiliens bourdonnaient de leur côté du lac. Terrasson voyait courir sur le barrage des silhouettes minuscules, des véhicules civils et militaires aller et venir.
Une rafale de balles traçantes venue d’un hélico brésilien manqua de peu l’ULM.
-Ils doivent avoir peur qu’on se jette sur leur barrage ! cria-t-il. Cela lui ferait pourtant autant d’effet qu’une mouche contre un pare-brise !
-Sauf si nous avions une superbombe façon Von Hansel ! De toute façon, capitaine, la balade en l’air s’arrête là ! Vous êtes prêt ?
-Ouais !
Sarah amorça une descente en douceur vers les eaux d’un bleu sombre veiné d’arabesques brunes. A dix mètres de la surface, elle et son compagnon se détachèrent, vérifièrent leurs masques et leurs petites bouteilles de plongée. Ils se serrèrent la main et sautèrent dans le vide.

A suivre…