dimanche 30 août 2009

Chapitre 17 : Thriller Night.



La créature fit voler la couverture verte comme une cape de matador et sauta de la table d’opération en un seul bond gracieux. Elle se rétablit sur le linoléum, effectua une pirouette en équilibre sur un pied avant de s’immobiliser face à Sarah :
« Hou ! » cria Jackson Mitchell d’une voix suraigüe, avant de s’adresser à la jeune femme :
-My name is Mitchell, Jackson Mitchell…I’m your friend…what’s your name, girl ?
-Heu…Estevez…Sarah Estevez…
-Nice to meet you, Sarah ! poursuivit la star de sa petite voix de castrat. Je ne te serre pas la main, parce que ce n’est pas hygiénique, mais je sens qu’on va très bien s’entendre tous les deux…C’est la production qui t’envoie pour m’emmener au concert ?
            La jolie brune avait l’impression de devenir folle.
-Mais qu’est-ce que ça veut dire ? C’est quoi cette histoire de concert ?
-Mais mon concert de Londres, voyons ! Le premier des cinquante de la super tournée de mon méga retour mondial, from London to LA through Baghdad and Tokyo ! Hiiii-hi !
            Le cerveau surchauffé de Sarah Estevez commença brusquement à lui fournir un début d’explication à cette situation absurde. Elle se frotta l’arête du nez, respira un bon coup, puis déclara :
-Jackson, j’ai le regret de vous dire…de te dire, qu’il n’y aura pas de concert. Celui que tu remplaces…que tu devais remplacer…est…est décédé.
            Jackson Mitchell inclina la tête de côté, ses grands yeux noirs lui donnant l’air d’un épagneul à la fois triste et intrigué.
-Mais je ne remplace personne, Sarah. JE SUIS Jackson Mitchell !
-Alors explique-moi ce que tu fais dans ce laboratoire au fin fond de l’Argentine, avec un cyborg qui monte la garde derrière cette porte ! s’écria Sarah, qui sentait l’air ambiant s’épaissir de plus en plus.
            Un cadran inséré dans le mur indiquait un taux de dioxyde de carbone en augmentation constante. Le bip de son boîtier noir rappela à la jeune femme que d’autres urgences étaient en cours. Les mouchards qu’elle avait placés sur les canons électromagnétiques des miradors et de l’aérodrome lui indiquaient que ces armes venaient d’être mises sous tension, prêtes à tirer. Sarah ne pouvait plus attendre. Priant tous les dieux de l’univers que le signal puisse parvenir à destination malgré l’épaisseur de blindage et de béton qui l’entourait, elle pressa un bouton soigneusement camouflé sur le côté du boîtier.
*
Un instant, l’enfer se déchaîna sur la Colonia Alemana. Les mini-charges explosives à haute capacité que Sarah avait semées derrière elle et astucieusement dissimulées lors de son ultime tournée d’inspection des installations vitales, reçurent simultanément le signal du boîtier noir. Elles sautèrent toutes en même temps.
Les quatre miradors, le nid de DCA de l’aérodrome, les postes de gardes de chaque portail d’entrée, les portails eux-mêmes, l’arsenal où les hommes rameutés par Pick étaient en train de recevoir leurs armes, la centrale électrique…Ce fut un énorme feu d’artifice éclatant dans un vacarme de fin du monde, avec une masse de débris projetés un peu partout et des panaches de fumée traversés de flammes dantesques. L’éclairage collectif et le réseau électrique ne fonctionnaient plus, mais la lueur des incendies illuminait la Colonia et teintait d’orange la lisière de la jungle environnante. Des flammèches retombaient lentement sur les quartiers encore épargnés de la petite ville, contribuant à propager le sinistre. Grâce à leurs batteries autonomes, les sirènes d’alarme encore intactes se mirent à mugir sinistrement.
            Les civils affolés surgissaient de leurs maisons en tenue de nuit, se bousculant dans les rues et les allées, cherchant une issue du côté des portails défoncés. Parmi eux, divers gardes, vigiles et pompiers s’efforçaient de remettre un semblant d’ordre dans la cohue, mais les personnels d’encadrement de la Colonia étaient eux-mêmes passablement paniqués, privés d’une direction d’ensemble. Les plus âgés croyaient revivre les abominables bombardements alliés qui avaient ravagé les villes allemandes pendant la Seconde guerre mondiale, le désordre et l’impréparation en plus.
            L’absence de toute réaction coordonnée s’expliquait par la mise en route d’un super virus informatique, véritable bombe numérique activée par la télécommande de Sarah en même temps que les charges explosives. Les moniteurs du PC sécurité, qui auraient dû continuer à fonctionner grâce à un groupe électrogène autonome, affichaient tous l’image d’un marsupilami bondissant et faisant des gestes obscènes d’un bord à l’autre de l’écran :
« Houba, houba, hop ! Houba, houba, hahahaha ! » braillait l’animal inventé par Franquin.
            Les techniciens s’agitaient en vain devant leurs ordinateurs, tandis que les téléphones portables et appareils VHF couinaient un peu partout. Ulrich Pickhardt courait d’un poste à l’autre, écoutant les appels angoissés de ses chefs de section, donnant des ordres de plus en plus contradictoires. Il était complètement débordé, au bord de l’effondrement nerveux, quand il eut une sorte d’illumination :
« Il faut en finir ! gronda-t-il en raccrochant au nez de son dernier interlocuteur, qui n’était rien de moins que le vice-président de la Colonia… Müller !
            Son adjoint accourut, l’air hagard et le teint vert sous l’éclairage de secours.
-Ja, herr Direktor ?
-Prenez tous les hommes disponibles à cet étage -sauf deux pour répondre aux appels- armez-les dans la réserve, et suivez-moi : nous montons nettoyer ces salauds ! »
            Et cette salope ! ajouta « Pick » en son for intérieur.
*
Les grondements sourds qu’elle percevait de l’extérieur, et la brutale diminution de l’intensité de l’éclairage, achevèrent de rassurer Sarah quant à l’efficacité de sa « surprise ». Il fallait avoir causé un sacré barouf pour que l’on puisse l’entendre de là où elle était. Elle oublia un instant l’air vicié et le sort fatal qui l’attendait, grisée par un délicieux sentiment de vengeance. Ces fumiers étaient en train de payer l’addition de leurs crimes, dont certains la touchaient de très près. Elle ferma les yeux pour savourer cet instant, mais la voix fluette de Jackson Mitchell l’arracha à sa rêverie :
-Tu entends ces bruits, là-dehors, Sarah ? Ce sont mes fans qui me réclament ! Si je suis en Argentine, je dois être à Buenos Aires, c’est prévu dans ma tournée…par contre, je trouve que mon caisson de relaxation est assez bizarre.
            Sarah Estevez éclata d’un rire nerveux :
-Oui, c’est sûr qu’il est bizarre ! Tiens, tu vois cet appareil là-bas ?
-Oui, on dirait un scanner, j’en ai déjà vu beaucoup…
-Je veux bien te croire. Veux-tu aller te placer dedans ?  Il faut que je te fasse un examen…tu pourras suivre les résultats sur cet écran. »
            L’appareil était assez simple, et les compétences de la jeune femme suffisantes pour qu’elle puisse s’en servir. Docilement, l’Empereur du funk vint s’allonger sur la couchette, et resta immobile pendant que l’engin balayait lentement son corps. La jolie brune suivait le résultat sur un écran mobile, et ce qu’elle découvrit confirma son intuition. Surmontant un vertige dû au manque d’oxygène, elle chercha en quels termes diplomatiques annoncer à Jackson le verdict de la machine. Elle y renonça bien vite pour passer à l’attaque frontale, et tant pis pour le choc que cela pourrait produire : elle n’avait plus rien à perdre !
            Sarah approcha l’écran de façon à ce que la star puisse observer ce qu’elle avait à lui montrer.
« Tu vois ce squelette ? L’analyse révèle qu’il est en titanium iridié, et non en os. Là, les poumons et le cœur ont une forme anormale. Quant au cerveau…
-Où veux-tu en venir ? l’interrompit Jackson Mitchell sur un ton inquiet.
-Tu n’es pas un être humain, lâcha la jeune femme.
            Il eut un petit rire enfantin plutôt horripilant :
-Oui, je sais, je sais, il y en a qui disent que je suis un extra-terrestre ! Tu as vu Men in black ?
-Tu n’es pas un extra-terrestre ! Tu es un cyborg, comme celui qui nous empêche de sortir de cette boîte où je vais finir par crever d’asphyxie ! J’ignore qui a commandé ta fabrication, mais je suis prête à parier que les producteurs du vrai Jackson Mitchell n’avaient pas trop confiance en ses capacités à faire cette tournée géante, vu sa santé lamentable…Ils ont donc prévu un remplaçant, dont le coût serait amorti par les revenus qu’ils comptaient escompter de ce come-back. Je ne sais pas si la mort du vrai Mitchell a bouleversé outre-mesure leurs projets…ils espéraient peut-être t’utiliser comme vrai-faux sosie…tu as certainement figuré dans cette vidéo où l’on cherche à nous faire croire que ton modèle était fin prêt pour le grand show…
            Sarah épongea son front moite.
-Je n’en peux plus, j’ai la tête qui tourne. Je vais m’allonger. J’en ai marre de toutes ces conneries…
            Jackson Mitchell posa tendrement une main rose pâle veinée de bleu sur l’épaule de la jeune femme.
-Oui, je comprends, tu es fatiguée…cela te fait délirer, mais ne t’inquiète pas, je vais t’aider.
I’m your friend, you know ?”
            Et il embraya sur l’un de ses plus célèbres tubes:
« You are not alone,
I am here with you,
Even in your bed,
Ready to kiss you…”
*
Ulrich Pickhardt, Müller et douze hommes sortirent au pas de course de la réserve d’armes du cinquième étage, les nerfs écorchés par le hululement permanent des sirènes d’alarme. Ils trimbalaient tout un fourniment de fusils d’assaut dotés de lance-grenades et de lampe-torche, de pistolets Glock 9 mm, de cordes et de grappins. Les retardataires achevaient d’enfiler un gilet pare-balles par-dessus leur treillis tout en galopant le long du grand couloir pour rejoindre les autres, déjà agglutinés devant la porte de la cage d’escalier. Ces hommes avaient davantage l’habitude des claviers d’ordinateurs et des tâches de bureau que des joies du combat, mais ils avaient tous suivi un entraînement physique régulier et des stages de maniement d’armes. La Colonia, telle une moderne Sparte, entendait que tous ses hommes valides puissent se transformer en guerriers en cas de besoin.
            Müller s’escrima un moment, en pure perte, à taper le code d’accès permettant l’ouverture du panneau, aussi épais et solide qu’une porte de coffre-fort.
« Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? grogna « Pick ».
-Code erroné ! cria son adjoint. C’est pas possible, il a dû être changé il n’y a pas longtemps !
-Pas difficile de deviner qui a fait le coup ! Quelle salope !
-Et comme l’ordinateur central est en rade, on ne peut rien modifier…
-Il faudrait faire sauter cette fichue porte, suggéra quelqu’un.
            « Pick » secoua la tête.
-Impossible. Il nous faudrait des explosif très puissants, qui ne se trouvent –pardon, se trouvaient- qu’à l’arsenal. Nos grenades ne feront que la chatouiller… »
            Il était inutile de songer à l’ascenseur express, qui ne desservait que le sixième étage et le toit. Il y en avait bien un autre, à l’autre bout du couloir, mais qui ne montait pas plus haut.
« Et l’escalier de secours ? demanda Ulrich à Müller. Il doit pouvoir nous permettre d’accéder à tous les niveaux !
-Exact, mais il a été pourvu lui aussi d’un accès commandé par ordinateur, et le blindage de ses portes est aussi épais que celui-ci.
-Informatique de merde ! pesta Ulrich. J’espère que quelqu’un a une bonne idée, ici !
            Un certain Trujillo, qui supervisait d’ordinaire la maintenance des infrastructures, leva aussitôt la main :
-Je crois que oui, Herr Direktor. Les deux cages d’ascenseur sont dotées d’échelons permettant de les parcourir pour d’éventuelles visites de réparation. En empruntant ceux de l’ascenseur B, celui qui dessert les cinq premiers niveaux, ont doit pouvoir accéder à la cabine de motorisation qui se trouve au niveau six. Il y a là une trappe de visite à ouverture manuelle…
-Génial ! s’exclama « Pick ». Si on s’en sort, vous aurez une belle promotion, Fernandez ! Nos adversaires ne s’attendent certainement pas à ce que nous passions par là ! »
*
Après un claquement sec, la porte à hublot du module n°6 s’ouvrit sans le moindre grincement de ses gonds bien huilés. Fantômarx, impassible, attendait la sortie de sa victime :
-Vous préférez respirer un bon coup avant d’en finir, mademoiselle Estevez. Je pensais qu’un engourdissement progressif serait une mort plus douce…
            Le cyborg n’était pas programmé pour exprimer une surprise excessive, auquel cas il aurait certainement écarquillé les yeux en voyant surgir du petit laboratoire cette créature dégingandée en chemise blanche, pantalon noir moulant et chaussures brillantes sous la lumière des néons qui fonctionnaient encore. La chose tourbillonna sur elle-même avant de s’immobiliser, bras tendu vers Fantômarx :
« Hou ! glapit-elle. My name is Mitchell, Jackson Mitchell ! Do you want to be my friend, man?
            L’homme au masque rouge trouva rapidement dans sa banque de données l’identité supposée de cette chose androgyne au visage de mort-vivant. Comme celle-ci lui avait adressé la parole en anglais, il répliqua dans la même langue (il en avait une bonne centaine en mémoire) :
-Ton amitié ne m’intéresse pas. Je veux Sarah Estevez.
-Oh, non ! Sarah est mon amie, et je sais que tu veux lui faire du mal ! piaula Jackson. Tu n’es pas gentil, et je ne te laisserai pas faire ça ! Tu dois comprendre que l’amour et l’amitié doivent régner sur la terre, et…
            Fantômarx leva une main agacée :
-Il suffit ! Ôte-toi de mon chemin, sous-produit dégénéré d’un capitalisme décadent !
-Jamais ! Je défendrai mon amie !
            Le masque rouge esquissa l’ombre d’un sourire ironique :
-Je crains fort que tu ne sois guère taillé pour la bagarre, misérable déchet du show-biz ! Pour la dernière fois, écarte-toi de mon chemin !
            L’Empereur du funk s’écria soudain d’une voix suraigüe :
-Oh, nooo ! This girl is mine ! And for her, I can be dangerous ! Houuu-hou! I can be dangerous !
            Sa patience épuisée, Fantômarx, fonça droit devant lui et envoya un puissant direct à la face du fluet Jackson Mitchell. Mais ce dernier l’évita avec une agilité stupéfiante, se laissa tomber au sol où il effectua une sorte de toupie, jambe gauche tendue, qui fit trébucher le cyborg. Fantômarx s’étala de tout son long, et l’elfe cybernétique en profita pour le bourrer de coups de pieds. L’homme au masque rouge tenta de lui saisir les jambes, mais son adversaire partit à reculons en effectuant le fameux « moonwalk » qui l’avait rendu célèbre dans le monde entier. Jackson s’immobilisa à quelques mètres, exécuta un souple mouvement de la tête des épaules avant de s’empoigner l’entrejambes et de tortiller du bassin :
-Hiiii-hi ! You know I’m bad, I’m bad, really-really bad ! Who’s bad ?
            Fantômarx se releva lourdement, avec une nouvelle priorité dans son programme d’action.
-Tu es une erreur de la nature, gronda-t-il. Un pitoyable pantin destiné à abrutir les masses !
Je vais te briser ! »
            Ses yeux bleus flamboyant d’un éclat vengeur, le cyborg se mit en marche vers sa cible.
-Houuu-hou ! glapit Jackson, qui reprit sa marche en arrière, entraînant son adversaire toujours plus loin du module n°6.
            Sarah Estevez en profita pour en sortir à pas de loup, et se faufiler entre deux autres cubes de la rangée d’en face. Elle rejoignit rapidement le module n°2, juste à temps pour voir en émerger « Houba leader ». Le capitaine Terrasson titubait, s’appuyant sur la paroi du cube. Il avait perdu son arme ainsi que son casque, et des filets de sang striaient son visage marqué d’ecchymoses.
-Por dios ! s’exclama la belle brune en se jetant dans ses bras, vous êtes blessé !
            En cet instant, elle ne prêtait plus la moindre attention aux bruits de la course poursuite entre les deux cyborgs qui lui parvenaient de l’autre allée, ni à la rumeur faite d’explosions et de meuglements de sirène qui faisait rage au dehors.
-Ce n’est rien, dit le capitaine d’une voix sourde, juste quelques gnons et des estafilades au cuir chevelu. Mon casque a été fracassé, mais il m’a sauvé la vie…où est Pujol…heu, je veux dire, Houba 2 ?
            Sarah se mordit les lèvres, faisant glisser son regard vers le corps inerte qui gisait contre le mur, face à la porte du module. Le capitaine se figea, avant de bondir auprès de son camarade. Mais un bref examen lui apprit qu’il n’y avait plus rien à faire.
-Nuque brisée…il n’a pas eu le temps de souffrir.
            Une brève lueur de chagrin passa dans le regard clair du capitaine, qui n’exprima bientôt plus qu’une froide détermination :
-On règlera les comptes plus tard, il faut se tirer d’ici…l’équipe de secours est en route pour nous récupérer, et des avions argentins foncent pour les intercepter.
            La jeune femme lui raconta brièvement comment elle avait jeté le chaos dans toute la Colonia, ce qui augmentait en principe leurs chances de s’échapper.
-Bien joué, dit-il. Où est Von Hansel ?
            Sarah lui montra la silhouette étendue du vieux savant au pied de la double porte du sas.
-Je l’ai mis KO pour une heure, il va falloir le porter.
-Pas de problème, vu ce qu’il doit peser…
-Mais il y a aussi Zarkos, qui est toujours évanoui dans le module 1. Et puis… »
             Un cri strident les fit sursauter. Jackson Mitchell venait d’apparaître au sommet du cube, effectua un double saut périlleux avant de retomber souplement sur ses pieds et de sautiller vers eux.
-Hiiii-hi ! Salut, les amis ! Je crois que Fantômarx est très, très en colère ! Je peux l’amuser encore longtemps, mais il y a un gros problème : comment fait-on pour sortir d’ici ?
            Voyant la mine ébahie du capitaine, Sarah se crut obligée de faire les présentations :
-Jackson, voici, heu… « Houba Leader ».  « Houba leader », je vous présente…
-Inutile, soupira Terrasson, je l’ai reconnu. Dites-moi que je suis toujours assommé, ou que je suis mort…on nage en plein délire !
-Je crains fort que non… »
            Un bruit de pas les fit se tourner vers le bout de l’allée, où Fantômarx venait de surgir. Il brandissait un barreau métallique arraché à l’un des chariots rangés entre les modules, et s’avançait tranquillement vers eux. Sarah et ses compagnons reculèrent vers la double porte recouverte d’aluminium et le corps inanimé de Von Hansel. Il n’y avait aucune poignée, et seul un digicode permettait de la faire s’ouvrir. Ils étaient faits comme des rats.
            A suivre dans :  Under Fire.

jeudi 27 août 2009

Chapitre 16 : Fantômarx se déchaîne.

A bord de l’avion « Hawkeye », le commissaire Labrousse et le commandant Pourteau étaient pétrifiés de stupeur après les aveux arrachés par leurs hommes à Von Hansel. Sans la moindre trace d’autosatisfaction dans la voix, le colonel Fernandes se limita à un bref commentaire :
« Je crois, messieurs, que mon idée de couper la liaison avec Paris n’était pas mauvaise.
-Affirmatif, approuva Labrousse. Si tu ne l’avais pas fait, le traître se saurait déjà démasqué en cet instant…
-Il doit quand même avoir des doutes, et en aura de plus en plus si on ne lui envoie pas de nouvelles assez vite, objecta Pourteau.
-Raison de plus pour ne pas traîner, enchaîna le commissaire. Qu’ils embarquent le « président » et ce vieux fou au plus vite !
Le colonel Fernandes transmit l’ordre à Terrasson, mais la caméra incorporée au casque de celui-ci leur montra le visage émacié et fourbe de Von Hansel :
« Le processus de lavage de cerveau ne peut être interrompu aussi vite, à moins de causer de graves lésions psychologiques au suuu-jet ! Il faut au moins cinq minutes à l’ordinateur pour faire cesser le programme en toute sécu-riii-té ! »
-Il nous mène en bateau pour gagner du temps, grommela Labrousse.
-Pas sûr, dit Pourteau. Et on ne peut pas prendre le risque de perdre notre président de rechange ! Ils n’ont qu’à mettre à profit ces cinq minutes pour mettre la main sur Fantômarx…
-Ben tiens, ça va être très facile !
Ignorant la remarque ironique de son chef, le moustachu poursuivit :
-Et nous devons en savoir plus sur cette histoire de transmuteur moléculaire ! Pourquoi Von
Hansel ne l’utilise-t-il pas ?
La question fut transmise au vieux savant, qui s’activait à lancer le processus d’arrêt de sa machine sous l’œil méfiant de ses gardiens.
« Le transmuteur moléculaire ? [petit ricanement agaçant] J’y travaille en ce moment dans le module n°3…Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’est pas au point ! Quelques uns de mes plus beaux ratages sont conservés dans de l’azote liquide, ou bien rôdent dans la forêt en compagnie d’autres de mes cré-a-tions, Hé-héé! »
-Ben voilà, soupira Labrousse en grattant sa barbe grise. C’était du pipeau, j’en étais sûr ! Et compte tenu de l’identité du traître, cela colle parfaitement à ce que nous sommes en train de découvrir : on nous a tendu un piège, dont cet appareil fantasmatique constituait l’appât, tout comme l’éventuelle présence de ce Fantômarx…mais reste à éclaircir ce dernier point ! »

*

Ulrich Pickhardt, sous le coup de l’émotion, perdit des instants précieux avant d’élaborer sa contre-offensive. Des images terribles lui revenaient en mémoire. Celles de cette chambre d’hôpital de la Colonia, où il était venu rendre visite à son père à une heure tardive après sa troisième opération du cœur. Un triple pontage coronarien, dont l’issue demeurait incertaine d’après les toubibs qui avaient déjà pas mal charcuté le corps obèse de celui qui était encore à l’époque le directeur de la Sécurité de la Colonia Alemana.
« Il aura de la chance s’il est encore vivant demain matin, avait avoué l’un d’eux. Mais si tel est le cas, on a bon espoir de le retaper… »
Apparemment, n’avons pas le même espoir, avait songé Ulrich en pénétrant dans la chambre occupée par son père. La pièce était d’une blancheur immaculée, à l’exception du cadre noir de la fenêtre donnant sur la nuit tropicale. Les appareils d’assistance respiratoire ronronnaient autour du lit écrasé par la masse adipeuse du Direktor. Le père d’Ulrich, perfusé de partout, ressemblait fortement au sinistre baron Harkonnen du roman de Frank Herbert.
« Pick » s’approcha le cœur battant de celui qu’il avait toujours craint plus que tout au monde. Il éprouvait l’angoisse respectueuse et superstitieuse des serviteurs de ces despotes orientaux, Empereurs de Chine, Grand Timonier ou Petit Père des Peuples, toujours terrifiants même sur leur lit de mort.
Son père ouvrit soudain ses yeux bleu pâle noyés de rouge, donnant brusquement vie à son visage bouffi de graisse.
« Tu es là, espèce de vaurien, souffla le Direktor d’une voix aussi faible et râpeuse que celle du Parrain agonisant des films de Coppola. Ne me dis pas que tu es triste, je ne te croirai pas une seconde…
-Père, je…
-Ta gueule, crachota l’autre. Laisse-moi parler. Je sais que si je m’en sors, le Conseil me mettra d’office à la retraite. Comme prévu, tu me succèderas. Je sais que je n’ai pas été toujours très gentil avec toi, mais tu dois me croire…je crois que tu feras du bon travail…
Ulrich retint son souffle, très ému. C’était bien la première fois que son père lui faisait un tel compliment. Il lui avait fallu attendre la quarantaine, mais mieux vaut tard que jamais !
-Mais…je dois t’avertir… de ma dernière décision en tant que directeur de la sécurité…si je ne dois pas m’en tirer, il faudra que tu l’appliques, quoique tu en penses…c’est compris ?
-Oui…
-Oui, père !
-Heu, oui, père…De quoi s’agit-il ?
-De cette Sarah Estevez, la nouvelle chef de section que tu as embauchée…
« Pick » eut soudain la bouche totalement sèche, et sentit la sueur couler entre ses omoplates.
-Tu dois t’en débarrasser…dès demain…
-Mais…mais…pourquoi, père ? Elle a passé tous les tests avec succès, y compris le plus …enfin, le plus difficile. Je ne peux plus la virer, maintenant…
-Qui te parle de la licencier, crétin ? Je te parle…de la liquider…Une balle dans la tête, ou donne la à Von Hansel pour ses expériences…comme tu voudras, mais qu’elle disparaisse…
Ulrich fut pris de vertige. Il agrippa le support d’un goutte à goutte avec une telle force que ses jointures en blanchirent.
-Mais…pourquoi ? Je ne comprends pas…Qu’est-ce que tu lui reproches ?
-Plein de choses…j’ai vu l’effet qu’elle te fait, je ne suis pas aveugle…et il est hors de question que tu souilles notre sang avec cette métèque…et puis…elle n’est pas là par hasard…j’ai fait des recherches sur elle…il y a toutes les chances que son identité soit fausse, même si je n’ai pas trouvé la vraie…
Ulrich ne l’entendait plus qu’à travers un épais brouillard, fait de stupeur mais surtout de colère. De fait, son père était en train, sans le vouloir, de l’aider à accomplir ce pourquoi il était venu. Il lâcha soudain, d’une voix glacée qui ne semblait pas lui appartenir :
-Et surtout, elle n’a pas voulu coucher avec toi, mon cher père. Et je la comprends fort bien. Autant baiser avec Jabba le Hutt.
Le Direktor eut un hoquet de surprise qui fit trembler son quadruple menton et s’agiter les tuyaux qui le maintenaient en vie.
-Co…comment sais-tu…comment oses-tu ?
Ses yeux s’agrandirent comme des soucoupes en voyant une seringue apparaître dans la main droite de son fils. Ce dernier saisit l’un des tuyaux de perfusion et y planta son aiguille.
-Connais-tu, cher père, l’effet produit par une bulle d’air dans le réseau artériel ? Elle va tranquillement se loger dans ton cœur et y causer une thrombose. Vu l’état lamentable de ta carcasse graisseuse et alcoolique, cela paraîtra parfaitement naturel…Même en cas d’autopsie, on ne décèlera rien.
Le gros Direktor émit de vilains borborygmes en s’agitant sur sa couche comme un éléphant de mer essoufflé. Il tendit une main boudinée vers le bouton d’alarme, mais Ulrich devança son geste et mit l’objet hors de portée.
-Personne ne viendra, mein Vater. Je me suis débrouillé pour que personne ne traîne dans les parages. Auf wiedersehen…et mes amitiés à Satan !
Quand le bip d’alerte se fit entendre depuis le moniteur de contrôle cardiaque, Ulrich comprit qu’il avait enfin cessé d’être un petit garçon terrorisé par son papa.

*

« Que fait-on, Herr Direktor ? »
La question teintée d’inquiétude de Müller, son deuxième adjoint, tira Ulrich de ses souvenirs.
-Hum…Vous avez appelé le directeur général ?
-Je viens d’essayer. Herr Hansel ne répond pas. Il doit pourtant être dans son bureau. Nous devrions aller nous assurer de…
Ulrich Pickhardt fit un signe négatif :
-Inutile. Nos ennemis doivent être là-haut et ont dû s’emparer de lui. Nous allons devoir jouer serré pour les prendre de vitesse, sans les alerter prématurément.
-Et le groupe d’intervention commandé par Fraulein Estevez ?
-Certainement neutralisé par cette…cette traîtresse ! A coups de PREMS, certainement…Prévenez tous les chefs de section, qu’ils réveillent leurs hommes et les équipent, le plus silencieusement possible, et qu’ils prennent position autour de la grande place sans se montrer. Dites aux gardes des miradors de braquer leurs lunettes de vision nocturne sur le toit de ce bâtiment.
-Et leurs canons à rayonnement électromagnétique ?
-Seulement ceux des miradors Sud-ouest et Sud-est : il faut éviter un excès de tirs croisés qui se retourneraient contre nous. Qu’ils placent leurs canons en mode anti-personnel, et défense absolue de viser en-dessous du toit ! Il ne faudrait pas qu’on s’en prenne dans la gueule !
-Et les autres ?
-Les miradors Nord-ouest et Nord-est mettront leurs canons en mode anti-appareils, prêts à être pointés vers le ciel. L’engin de DCA de l’aérodrome doit être mis également en état d’alerte maximum. Il est évident que ces salopards vont être récupérés par hélicoptère dans très peu de temps, et nous allons leur préparer une belle réception ! Contactez immédiatement la base aérienne de Reconquista. Vous me passerez le général Tejero, qui commande la 3e brigade aérienne…C’est un vieil ami de notre petite communauté ! »

*

Laissant Sarah Estevez veiller sur le faux Lucas Zarkos, dont le processus de réveil touchait à son terme, Pujol et Terrasson suivirent Von Hansel jusqu’au module n°2, placé juste à côté de celui qu’ils venaient de visiter. Le vieux savant composa un autre code sur la porte à hublot qui donnait accès au gros cube, et les trois hommes pénétrèrent à l’intérieur.
Le capitaine Terrasson et son camarade furent stupéfaits de ce qu’ils y découvrirent.
L’impression générale était la même que dans le mini-labo précédent, un enchevêtrement complexe d’armoires, d’appareils électroniques, de tuyaux et de câbles, avec assez peu de place pour se faufiler parmi tout ça. Mais l’œil ne pouvait manquer deux choses : d’abord une sorte de grand sarcophage bleu dressé à la verticale contre le mur du fond, apparemment constitué de fibre de carbone et doté d’un clavier à hauteur de poitrine. Ensuite, et surtout, une longue étagère aux portes vitrées, éclairée de l’intérieur. Elle abritait une effrayante collection de têtes humaines plantées sur des supports en plastique, avec une paire de mains posées à côté de chacune d’elles, coupées net à la moitié de l’avant bras. Le lieutenant Pujol laissa échapper un cri de dégoût :
« Quelle saloperie ! Vous collectionnez les crânes, en plus ? Ça ne m’étonne pas de vous, vieux fumier !
Il expédia une méchante bourrade à Von Hansel, qui se récria :
-Nooon, nooon ! Vous vous mé-pre-nez ! Allez voir de plus près, au lieu de me mal-trai-ter !
Le capitaine Terrasson s’approcha de l’étagère, sourcils froncés, et s’efforça de lire les petites étiquettes qui ornaient chaque support. Il commenta à voix haute, autant pour lui-même et Pujol que pour ses chefs qui suivaient tout grâce à la caméra du casque :
« Ce ne sont pas de vraies têtes, ni de vraies mains ! Des postiches et des masques…Extraordinairement réalistes ! Il y a des noms sur des étiquettes…là, ça me dit quelque chose…François Delair…
-Le moniteur de parachutisme dont Fantômarx a usurpé l’identité il y a quatre mois, pour tuer Florence Parigot, fit la voix de Labrousse dans ses écouteurs.
-Et là…celui-ci, vous lisez comme moi ?
-Ouais…l’employé de Christophe Rodi, pour l’affaire de la Garde des Sceaux. Regardez si les deux journalistes y sont…
Terrasson prit quelques instants, mais répondit par la négative :
-Non, chef…il y a pas mal de monde, mais personne d’autre qui nous intéresse.
-C’est logique ; d’ailleurs, ces deux pisse-copies ont été examinés sous toutes les coutures à l’hôpital. S’ils avaient porté des masques, on aurait fini par s’en apercevoir. Demandez au prisonnier de quoi il retourne !
Von Hansel répondit volontiers à la question :
-Hé-hééé, pas mal, hein, mes masques et mes fausses mains ? Ils sont faits dans une matière synthétique imitant à la perfection la peau humaine. Pour les voix, une puce électronique implantée au niveau du larynx permet une très acceptable contrefaçon, si l’on fait abstraction d’une tonalité légèrement métallique. J’ai mis au point ce procédé à la suite d’une demande la CIA, pour leur département « Mission Impossible ». Depuis, je ne manque pas de clients venus de tous les ho-ri-zons ! Mais je n’expose ici que les prototypes les plus ré-cents…
-Et pour ceux-ci ? insista Terrasson en désignant les deux masques qui intéressaient les Français. C’est une commande de qui ?
-Ho-hôôô ! Faut-il vraiment vous le dire ?
Pujol leva une main menaçante :
-A ton avis, vieux bouc ?
-Bien, bien, grinça Von Hansel en baissant craintivement la tête. Je vais tout vous dire, tout vous dire ! Ce sont les mêmes que ceux qui m’ont commandé ça…
Il pointa un doigt noueux vers le sarcophage bleu.
« …ma plus belle réalisation dans ce domaine, pour la World Biotech Corporation !
-Mais qu’est-ce qu’il y a dans ce machin ? s’impatienta Terrasson
-Faites-le lui ouvrir, et magnez-vous ! cria Labrousse. Le satellite nous transmet une agitation anormale dans certains coins de la Colonia. Des petits groupes se faufilent le long des rues en se dirigeant vers l’arsenal. Ça sent le roussi. Nous faisons décoller le groupe « Hop » pour venir vous récupérer. »

*

Au PC sécurité, Ulrich Pickhardt avait rejoint son meilleur informaticien devant son pupitre.
« Vous avez pu remettre la caméra du toit en fonction normale, Ramirez ?
-Pas évident, Herr Direktor…J’ai dû faire sauter une sorte de pare-feu. Celui qui a fait ça…
-Celle qui a fait ça, corrigea sèchement « Pick ». Vous devez être informé, comme tout le monde ici… » Il leva la tête et lança à la cantonade :
-Tout le monde doit savoir que Fraulein Estevez nous a trahis ! »

*

Un bip strident alerta la jolie brune, qui décrocha un petit boîtier noir de sa ceinture, une sorte de téléphone portable d’un genre un peu spécial. Sa première fonction était de l’avertir dès que le pare-feu qu’elle avait installé sur le fichier de surveillance vidéo de l’ordinateur central serait attaqué. Apparemment, son astucieux montage avait été découvert, et l’on était en train de remettre en service la caméra neutralisée.
Sarah eut un vilain frisson. L’attaque ennemie était imminente. Elle devait sans tarder utiliser la deuxième fonction de son boîtier. Une petite surprise qu’elle réservait à son cher « Pick ». A condition bien sûr que son bidule marche comme prévu ! Elle regarda le moniteur de contrôle de l’appareil de lavage de cerveau :
Arrêt sécurisé du processus dans 40 secondes, 39 secondes, 38 secondes…
C’était horriblement long. Le pauvre sosie ne bougeait plus sur son fauteuil de torture, comme assommé, le visage luisant d’une sueur grasse. Il allait falloir lui retirer son harnachement, et sans doute le porter jusque là-haut, tout en se coltinant le vieux hibou…Ils n’étaient pas sortis de l’auberge !

*

Johann Von Hansel pianota sur le clavier du sarcophage, avant de se reculer d’un mouvement vif tandis que le couvercle s’ouvrait lentement. Les yeux écarquillés, les deux commandos virent apparaître une grande silhouette sinistrement familière, sur le fond gris d’une coque épousant la forme de son corps.
Un costume élégant gris anthracite, et une chemise col Mao d’un gris plus clair. Des mains gantées de noir. Un masque rouge frappé d’une petite étoile dorée au milieu du front. Et enfin, lorsque les paupières s’ouvrirent, un regard d’un bleu acier qui les transperça aussi sûrement qu’un poignard.
« Messieurs, déclara pompeusement Von Hansel, je vous présente la créature qui fait trembler la France, et bientôt le Monde : Fantômarx !
Puis, s’adressant directement au redoutable personnage, sur le ton du maître à son esclave :
-Fantômarx, révèle à ces messieurs quelle est ta vraie nature !
La chose répondit de sa célèbre voix métallique :
-Je suis un cyborg, avec un squelette en alliage de titanium irridié et des organes biomécaniques reproduisant les tissus vivants. Ma programmation me permet une grande variété de tâches, et inclut un logiciel de personnalité. Celui-ci m’incite d’ores et déjà à vous haïr au plus haut point !
Pujol lâcha un petit sifflement :
-Et il a de l’humour, le robot ! Bon, ben nous voilà fixés…on s’arrache, capitaine ?
-Oui ! approuva vigoureusement Labrousse dans les écouteurs de Terrasson. Nos radars signalent une patrouille de trois avions argentins venant de décoller de la base de Reconquista, et se dirigeant vers la Colonia. Nos hélicos auront tout juste le temps de vous embarquer et de retraverser la frontière avant que ces avions soient sur zone. Il s’agit d’appareils d’attaque de type « Pucara », et ça m’étonnerait qu’ils viennent là pour rigoler !
Le lieutenant Pujol saisit Von Hansel par le col de sa blouse :
-Fini la visite, vieux bouc, on t’emmène faire un tour !
-Compte là-dessus, crétin ! piailla le maître de la Colonia en lui décochant un brusque coup de coude en pleine face.
Surpris, le nez en sang, Pujol lâcha son prisonnier en hurlant de douleur. Von Hansel plongea sous un plateau roulant chargé de fioles et d’instruments de précision en s’écriant :
« Fantômarx, ATTAQUE ! Tue-les, tue-les ! Ouiii ! Tuuue-les ! »

*
Sarah Estevez était en train de détacher le pseudo-président de son siège quand elle fut alertée par les cris stridents du maître de la Colonia. Elle abandonna le faux Lucas Zarkos pour se précipiter hors du module n°1. De violents bruits de lutte provenaient du cube voisin, et la jeune femme s’y précipita avant de tomber en arrêt à deux mètres du but.
Le corps du lieutenant Pujol fut projeté par la porte du module restée ouverte et alla s’écraser contre le mur d’en face, avant de retomber sur le carrelage comme une poupée désarticulée. Sarah étouffa un cri d’horreur, mais n’eut pas le temps de s’attendrir : Von Hansel lui-même venait de surgir du mini-labo à la vitesse d’un V1, et galopait de toute la force de ses jambes maigrelettes vers la double porte menant au sas et à l’ascenseur.
Le belle brune dégaina son PREMS et ajusta le bonhomme dans le minuscule écran de son viseur. L’arme émit un très léger sifflement, et Von Hansel s’effondra au moment même où il allait ouvrir la porte. Houba Leader ? Qu’était devenu Houba Leader ? Ce nom de code ridicule ne la faisait plus rire du tout. Sarah fit un pas vers l’entrée du module 2, l’arme prête à tirer, quand une grande silhouette franchit la porte blindée et lui barra le passage.
Elle avait déjà vu Fantômarx sur pas mal d’écrans, mais lui faire face était autrement plus effroyable. La jeune femme tira sans vraiment viser, presque à bout portant, mais cela ne fit qu’arracher un sourire ironique au terrible masque rouge :
« Je crois savoir que cette arme n’est dangereuse que pour des créatures totalement organiques, dit-il de sa voix au timbre si particulier. Elle vous sera donc totalement inutile contre moi. Par contre, elle m’aura permis de vous ranger dans la catégorie des éléments hostiles. Vous êtes charmante, mademoiselle Estevez, mais je dois à présent vous tuer ! »
Il balança son poing comme une masse d’arme, mais Sarah l’évita prestement et prit la fuite. Elle courut jusqu’à la porte qu’ils avaient franchie pour entrer dans le grand laboratoire, mais le panneau s’était automatiquement refermé, et elle ne disposait pas du code pour l’ouvrir. Derrière elle, les pas décidés du cyborg résonnaient sur le carrelage.
« Vous êtes prise au piège, ma chère mademoiselle Estevez. Seul mon maître avait le pouvoir de vous faire sortir d’ici. Il est donc totalement vain de galoper comme vous le faites. Laissez-vous faire, et je vous promets que ce sera rapide et presque sans douleur…je ne suis pas programmé pour aimer faire souffrir ! »
La jolie brune lâcha malgré elle un glapissement de terreur et bondit dans l’allée séparant les deux rangées de modules cubiques, échappant de justesse aux bras meurtriers du cyborg au masque rouge, dont l’étoile d’or semblait clignoter à la lumière des néons. Elle courut jusqu’au dernier module, et elle chercha frénétiquement à actionner son épaisse porte blindée. Il fallait certainement un code, c’était foutu ! Miraculeusement, le panneau céda à sa poussée et elle s’engouffra à l’intérieur avant de le refermer derrière elle et de faire claquer un énorme verrou d’acier.
Le visage effrayant de Fantômarx apparut derrière le hublot, fouillant le réduit obscur de son impitoyable regard bleu.
« Bien joué, mademoiselle Estevez. Je ne suis pas Terminator, et je ne défoncerai donc pas cette porte aussi solide que celle d’un bunker nazi. Je me contenterai donc de vous y tenir enfermée. Sachez néanmoins que l’alimentation en air de ce local étanche passe par un gros tuyau que je vois d’ici…il suffira donc que je le coupe pour que vous périssiez asphyxiée dans, disons, une petite demi-heure tout au plus…Désolé pour vous, mademoiselle Estevez, j’aurais aimé mieux vous connaître. »
Le cœur battant, Sarah s’adossa à une paroi du cube, cherchant vainement une issue quelconque. Mais il n’y en avait aucune, dans ce mini-labo qui ressemblait à une salle d’opération, avec sa grande table à roulettes et ce corps recouvert d’un drap vert bouteille. Un corps ? Le cœur de Sarah s’arrêta soudain, et elle oublia son sort pendant quelques secondes.
Et si c’était… ? Non, impossible…Cela faisait trop longtemps qu’il…Les larmes vinrent s’ajouter à la transpiration qui trempait son visage.
Sarah trouva un interrupteur, et l’éclairage de la table d’opération illumina la pièce. Elle remarqua les chaussures noires à talonnettes impeccablement cirées et les chaussettes blanches qui dépassaient du tissu vert. C’était assez absurde, mais cela lui disait quelque chose. Qu’est-ce que ce vieux fou de Von Hansel avait encore pu inventer ?
Le jeune femme s’avança prudemment, et tendit une main tremblante vers le coin supérieur du drap, près de la tête du corps étendu. Il y eut un frôlement qui la fit sursauter, et elle poussa un petit cri de frayeur lorsque qu’une main et un avant-bras fluet, d’un rose tirant sur le gris, glissèrent de sous le tissu, pour retomber mollement dans le vide.
« J’ai dû faire bouger un truc ! » se dit-elle pour se rassurer. « Ce type…cette chose doit être…Morte. » Elle ne percevait en tout cas aucune respiration en-dehors de la sienne. Le sang battait follement à ses tempes quand Sarah saisit enfin le coin du drap et se mit à le soulever, prête à faire un bond en arrière à la moindre alerte.
Un affreux visage de zombi, de la même teinte rose maladive que le bras, encadré par une épaisse chevelure noire qui n’avait rien de naturel, se révéla à ses yeux épouvantés. Les joues étaient creuses et les pommettes exagérément saillantes. Le nez en trompette semblait avoir été fait pour illustrer un article sur les ravages de la chirurgie esthétique. La chose était hideuse, mais il devait y avoir peu d’humains sur cette planète qui n’auraient pu la reconnaître.
« Ce n’est pas possible ! Il ne peut pas être là…il…il est mort ! »
Les paupières blêmes de la créature s’ouvrirent soudain, et des yeux immenses, noirs et humides comme ceux d’un animal fixèrent la jeune femme. Sarah hurla et fit un pas un arrière quand la chose se redressa d’un coup sur son séant en criant :
« Hiiiii-hi ! »
Elle portait une chemise blanche aux manches retroussées, largement ouverte sur son maigre torse rose, et promenait un regard craintif sur ce qui l’entourait :
« Hou ! glapit la créature, avant de demander en anglais, d’une petite voix plaintive, celle d’un enfant qui n’aurait pas voulu grandir :
-C’est déjà l’heure du concert ? »
Sarah Estevez crut qu’elle allait tourner de l’œil. Jackson Mitchell, « l’Empereur du Funk », que des millions de fans avaient pleuré quelques semaines plus tôt, venait de ressusciter !

A suivre dans : « Thriller Night. »

lundi 10 août 2009

Chapitre 15 : Von Hansel, Génie du Mal.

Erratum : les chasseurs d’escorte brésiliens mentionnés dans l’épisode précédent ne peuvent être des F-15 : la « Força aérea brasileira » n’en est pas dotée (du moins d’après mes derniers renseignements). Ils sont donc remplacés par souci de vraisemblance par de magnifiques Mirage 2000, vendus par notre beau pays…cocorico !

Pujol et Terrasson se précipitèrent dans l’embrasure de la porte dès que celle-ci fut suffisamment ouverte, laissant à Sarah le soin de la refermer derrière eux. Ils se trouvaient dans une sorte de salon d’attente confortablement et élégamment meublé, avec une porte sur leur droite donnant sur un secrétariat évidemment désert à cette heure-ci.

Ils bousculèrent le petit homme maigre qui venait de leur livrer passage, et l’immobilisèrent sans peine par ses deux bras grêles. Les deux militaires français reconnurent aussitôt l’individu qui leur avait été montré en photo lors du briefing.

Johann Von Hansel portait la même blouse grise d’une propreté douteuse, avec quelques crayons et un stylo quatre couleurs dépassant de sa poche de poitrine. Le génie du Mal tenait aurait paru plus à sa place dans une épicerie de quartier, ou dans une salle de classe de la IVe République. Son bouc et ses rares cheveux se hérissaient de fureur :

« Hôôô ! C’est inad-mis-sible ! s’écria-t-il en allemand. Lâchez-moi, lâchez-moi, vilains gar-ne-ments !

Son élocution était vraiment très bizarre, avec une façon de traîner sur les mots ou d’en scander les syllabes. Quant à la voix, elle était aussi éraillée que dans l’interphone. Ses yeux noirs roulaient sans cesse dans leurs orbites à la façon des oiseaux.

« Vous êtes notre prisonnier, Herr Doktor, dit Sarah Estevez en braquant sur lui son pistolet à Rayonnement électromagnétique. Inutile de vous égosiller, vous savez comme moi que ces locaux sont parfaitement insonorisés, et qu’il n’y a ni micros ni caméras ici…

-Hôôô ! Comment o-sez vous, Fraulein Estevez ? C’est une tra-hi-son ! Et qui sont ces gre-dins ?

-Nous venons chercher le Président Zarkos, continua la jeune femme. Nous savons qu’il est ici, dans votre laboratoire. Vous allez immédiatement nous y conduire !

-Nie-mals, nie-mals ! Ja-mais, ja-mais ! Vous pouvez vous faire voir chez les Gua-ra-nis !

Puis, se rengorgeant avec fierté, barbiche frémissante en avant :

-Vous pouvez me tuer, vous ne sortirez pas vivants d’iii-ci ! Ho-hooo…Et si vous m’assommez, je ne vous serai plus d’aucune uti-li-té ! Hé-hééé !

-Giflez-le, ordonna Sarah à ses compagnons.

-Avec plaisir, mam’zelle, répliqua Pujol avant d’envoyer une grande claque derrière la tête de Von Hansel.

Celui-ci perdit instantanément toute dignité :

-Nooon, nooon ! Pi-tié, pi-tié ! Je ferai tout ce que vous vou-lez !

Quelle mauviette, songea Terrasson, qui tenait toujours d’une main son casque de commando. Sa seule main droite suffisait largement, avec l’aide de Pujol, à maîtriser ce vieux bouc bâti comme un ticket de métro. Mais une telle veulerie en était franchement suspecte, et le capitaine craignait un coup fourré.

Guidés par un Von Hansel tremblant comme une feuille, et qu’ils poussaient devant eux sans ménagement en le tenant par le col de sa blouse, les deux commandos et leur belle alliée traversèrent le secrétariat, pour entrer dans le vaste bureau du maître des lieux. La pièce était éclairée par un grand lustre en cristal aux formes végétales et une série de spots disposés un peu partout, dans une atmosphère rendue très fraîche, voire glaciale, par un système de climatisation peu bruyant, mais qui devait tourner à fond. Johann Von Hansel ne semblait pas adepte des économies d’énergie.

Des tapis d’orient recouvraient le sol, et une immense baie vitrée orientée au nord occupait presque toute la surface du mur du fond. On devinait deux portes de chaque côté de la salle, se faisant face de part et d’autre de la baie. Le regard était immanquablement attiré par deux imposantes décorations ornant les murs lambrissés. Sur leur droite, face au grand bureau de Von Hansel, s’étalait une grande fresque peinte dans un style mêlant le Douanier Rousseau (pour le décor de jungle et les oiseaux tropicaux) et Botéro pour les rondeurs volumineuses des femmes nues qui y dansaient. Sur leur gauche, derrière le bureau lui-même, une galerie de portraits d’un genre réaliste révélait les références du maître de la Colonia : Léonard de Vinci, Thomas Edison, Werner Von Braun (père des fusées allemandes V2 et du programme Apollo), et enfin Helmut Von Hansel, le père de Johann, représenté en blouse blanche et barbe grise. Il régnait dans ces lieux une impression de laisser-aller : miettes de biscuits par terre, poussière sur les meubles et papiers traînant partout, au point d’engloutir la grande table de travail en acajou qui occupait une partie de la surface. Il y avait même des chiures d’oiseau et du duvet bleu, dont l’origine apparut bien vite sous la forme d’un perroquet jaillissant d’une étagère en faisant chuter deux livres anciens.

Sarah reconnut un magnifique ara bleu « hyacinthe », lequel se mit à voleter à travers la pièce en poussant des cris perçants mêlant l’allemand et l’espagnol :

« Achtung ! Achtung ! Intrusos ! Intrusos ! Eintritt prohibido ! »

La bestiole tenta même de donner des coups de bec à Terrasson, comme pour l’obliger à lâcher son maître. Sarah profita d’un éloignement passager du volatile pour l’assommer d’une décharge de son PREMS, ce qui arracha un hurlement d’horreur à Johann Von Hansel :

« Nein, Neeein ! Mi-sé-rable ! Vous avez tué Hein-rich ! Mein liebchen Papagei !

-Ta gueule, vieux bouc ! Il n’est qu’évanoui, c’est la dose minimum !

-Pour un humain, peut-être, mais on a jamais testé cela sur un per-ro-quet ! Je l’ai toujours strictement dé-fen-du ! Hôôô ! Mein Papagei !

Il ramassa d’une main tremblante l’oiseau inanimé et se mit à le bercer tendrement, les larmes aux yeux :

-Heinrich, mon petit Heinrich ! Mon con-fi-dent, toi qui m’inspirait tant par ton chant mélo-di-eux !

Pujol regarda son chef en se tapotant la tempe. Terrasson opina :

-Complètement timbré, ouais, notre génie du Mal !

Von Hansel en tressaillit d’indignation :

-Timbré, moi ! cria-t-il en français. Vous ne manquez pas de cu-lot !

-Parce qu’il parle français, en plus ? s’étonna Terrasson.

-Ouiii, ouiii, fit Von Hansel. Ma maman était française, et ma femme aus-si ! J’adore la France, et si je pouvais, je m’y installe-rais…hé-hééé !

Sarah s’impatientait :

-Trêve de plaisanterie, vieux hibou, dis-nous où est Zarkos, et pronto !

-Ouiii, ouiii, tout de suite, tout de suite, je vais vous montrer, ouiiii…

Avec des mines cauteleuses, Von Hansel déposa délicatement son ara sur un fauteuil en cuir lacéré par les précédentes fantaisies du charmant petit animal, puis trottina jusqu’à la porte en bois sans poignée située à droite de la baie vitrée. Il ouvrit un petit volet dans la paroi et présenta son œil devant une caméra à reconnaissance optique. Une voix féminine de synthèse se fit entendre en allemand :

« Indentification optique validée. Demande mot de passe pour identification vocale…

-Ho-hôôô ! fit Von Hansel en imitant parfaitement le cri d’un ara.

-Mot de passe validé…ouverture accordée… »

La porte coulissa dans le mur, révélant son incroyable épaisseur faite de blindage et d’une couche de bois de teck. Le maître de la Colonia leur fit signe d’entrer :

-Vous allez dans un instant découvrir l’étendue de mon gé-nie, héhéhééé !

Ce ricanement, digne du rusé Papé interprété par Yves Montand dans Jean de Florette, ne disait rien qui vaille au capitaine Terrasson.

« Il va nous faire une crasse, ça fait pas un pli ! »

-Après toi, vieux bouc, grogna-t-il en le poussant sans ménagement dans l’ouverture.

*

Ulrich Pickahrdt, alias « Pick », s’était penché sur le moniteur indiqué par le technicien. Les inscriptions en bas de l’écran lui indiquaient qu’il s’agissait des images de la caméra chargée de couvrir le toit de l’immeuble. La retransmission en infrarouge montrait les sentinelles déambulant tranquillement sur l’esplanade, leur M16 en bandoulière.

« Qu’est-ce qu’il y a de bizarre là-dedans ? grommela le directeur de la Sécurité.

-Apparemment, rien, mais quelque chose a attiré mon attention…vous voyez ces grandes lumières, là-bas au fond ?

-Oui, et alors ? Ce sont les lampadaires du stade, c’est normal qu’on les voie d’ici.

-Sans doute, mais cela fait deux jours que les entraînements nocturnes sont suspendus. J’ai vérifié à l’instant par les fenêtres des bureaux de la façade ouest. Ils sont éteints dehors, et allumés sur l’écran.

Ulrich tressaillit, et se précipita dans la salle adjacente pour faire la même constatation que son subordonné, puis revint en courant vers celui-ci, qui l’attendait, anxieux, à son poste. Tout le monde avait les yeux fixés sur lui.

« On nous envoie des images bidon, sans doute vieilles d’au moins une semaine, mais avec des fausses données d’accompagnement.

-Sûrement, Herr Direktor. Je viens de faire une analyse fréquentielle des images, et c’est la même vidéo qui repasse en boucle. Pour trafiquer ça, il faut avoir accès à l’archivage des données de l’ordinateur central.

« Pick » savait ce que cela impliquait : seuls trois personnes disposaient d’un code d’accès à ces archives et pouvaient les déverrouiller : Johann Von Hansel, lui-même…et Sarah Estevez. Il sentit son rythme cardiaque s’accélérer. D’une main moite, il empoigna son talkie et appela le chef de patrouille qui montait la garde sur le toit :

« Sergent Dorff ? Ici le directeur…Est-ce que tout va bien ? Répondez ?

Il y eut une série de crachotements pénibles, puis une voix inconnue lui répondit en espagnol :

-Heu…le sergent est allé…heu… aux toilettes…

-Qui est là ? Qui parle ?

-C’est Jimenez…y a un problème, heu…Señor Direktor ?

-Non, simple vérification…bonne garde ! »

Ulrich éteignit son talkie, hésitant sur la marche à suivre. Il y avait bien là-haut un gars nommé Jimenez, mais d’éventuels assaillants auraient pu sans peine lire son nom sur le badge d’identité. Qu’il ne reconnaisse pas la voix de Jimenez n’était pas en soi un indice déterminant, cela pouvait arriver, surtout avec la qualité très moyenne de transmission de ces vieux appareils VHF. Par contre, tout habitant de la Colonia, et a fortiori les membres de la Sécurité, devait savoir que l’on utilisait ici les appellations allemandes pour les hauts gradés. Par exemple, toujours Herr Direktor, et non Señor…Restait à confirmer l’identité du traître qui avait permis cette manipulation.

« Pick » courut jusqu’à son bureau et tapa son code d’accès à l’ordinateur central, pour accéder au fichier d’archivage des données vidéos et en consulter l’historique. Il lui suffisait de composer un autre code pour connaître les derniers utilisateurs des données, notamment ceux ayant consulté les enregistrements de la caméra de surveillance du toit. Johann Von Hansel et lui-même n’y avaient jamais touché, et un seul nom de personne autorisée apparut à l’écran :

Estevez, Sarah.

Directrice adjointe à la Sécurité.

La manipulation datait de la veille.

Les yeux d’Ulrich Pickahrdt s’étrécirent jusqu’à n’être plus que deux fentes.

« La salope ! »

*

Le laboratoire de Johann Von Hansel était une vaste salle sans fenêtre, aux murs blancs et au sol carrelé. Les rampes de néon accrochées au plafond inondaient les lieux d’une lumière crue. Sarah et ses compagnons découvrirent six gros cubes gris d’environ trois mètres de côté, disposés en deux rangées de trois, garnis d’une porte à hublot et de divers appareils protubérants. Des chariots à roulettes chargées d’instruments, de flacons et de divers objets étaient rangés entre chaque cube.

« Ce sont mes petits laboratoires per-son-nels, expliqua le savant avec une fierté non dissimulée. Chacun d’eux abrite une expérience en cours, ou une réalisation ré-cente ! Toutes sont placées sous le sceau du se-cret !

-OK, merci, mais montre-nous vite où tu as mis Zarkos, dit Terrasson, qui avait remis son casque afin de pouvoir transmettre tout ce qu’ils allaient voir et entendre à leurs chefs. Et pas d’entourloupe, j’ai les moyens de vérifier !

Il montra à Von Hansel le détecteur de balise accroché à son poignet droit. L’engin clignotait toujours, et indiquait au mètre près la distance qui les séparait encore de l’objectif. Moins de dix mètres. Au passage, le capitaine avisa une autre issue de l’autre côté de la pièce, sous la forme d’une double porte coulissante. Celle-ci devait mener au sas et à l’ascenseur dont Sarah leur avait parlé. C’était par là que Lucas Zarkos, ou plutôt sa doublure, avait été amené à Von Hansel après avoir été débarqué de l’hélicoptère.

« Au fait, demanda Terrasson à Sarah, y avait-il un couple dans l’hélico qui amené notre bonhomme ? Un grand brun et une jolie blonde ?

-Pas à ma connaissance, mais demandez au vieux bouc… »

Von Hansel sursauta d’indignation :

« Hôôôô ! J’en assez de votre ir-respect !

-Ta gueule, vieux schnock, et réponds à la question, rugit Pujol en secouant le Doktor.

-Nooon, nooon, geignit Von Hansel. Je ne les ai pas vus, paaas vus…hôô ! Ils ont dû être déposés au cours d’une es-cale…

-C’est bon, on y est, les interrompit le capitaine.

Ils étaient arrivés devant un cube situé à l’angle nord-ouest de la salle, et le détecteur bipait frénétiquement.

-Ouiii, confirma Von Hansel de sa voix éraillée. C’est bien là ! Puis-je ouvrir, messieurs, mmh ?

-On allait t’en prier, mais fais gaffe à toi si tu cherches à nous embrouiller.

Le maître de la Colonia tapota un digicode avant d’ouvrir la porte à hublot. Ils pénétrèrent ensuite un par un dans le petit laboratoire, encombré par une masse d’appareils électroniques auxquels ils ne comprenaient rien. Mais toute leur attention fut aussitôt accaparée par le spectacle d’un « Lucas Zarkos » attaché sur une sorte de fauteuil de dentiste par des sangles en caoutchouc étroitement serrées. Un casque métallique paraissait vissé sur son crâne, relié à un gros ordinateur vrombissant par des fils électriques. Le sosie du président était vêtu d’un pyjama vert et d’une paire de sandales en plastique. Son corps frémissait de temps à autre, tandis que son visage aux paupières closes se contractait en une parodie des tics les plus célèbres du président français.

« Qu’est-ce que vous êtes en train de lui faire, espèce de salopard ? gronda Pujol en secouant une fois de plus leur prisonnier.

-Hô-hôô…rien de plus qu’un bon petit lavage de cer-veau ! Votre prétendu président arrive au terme de son condi-tionne-ment ! Quand ce sera fini, il ne se souviendra plus de rien…

-Conditionné pour faire quoi ?

-Pour obéir aveuglément aux ordres qu’une personne bien précise lui donne-ra, précédés d’un mooot clé. J’ai largement perfectionné une technique sur laquelle les services secrets américains et russes fantasment et bricolent depuis des décen-nies !

Visiblement très fier de lui, Von Hansel se rengorgeait comme un paon.

« Votre président ne sera plus qu’une marionnette entre les mains de son maître, et fera de votre pays ce que nous voulons qu’il soit, ho-hôôô !

-Mais pourquoi tous ces efforts, si vous savez qu’il ne s’agit pas du vrai président ? demanda Terrasson.

-Parce que c’est celui-ci qui dirigera le pays lorsque vous l’aurez récu-pé-ré…Le vrai président, à l’heure actuelle, doit être froid comme la mort ! Comme la mort, ouiiii !

Les deux Français échangèrent un regard inquiet.

-Et comment devions-nous le retrouver, ce pauvre type ? interrogea Pujol.

-Nous avions prévu de le livrer à un petit groupe de faux terroristes d’extrême-gauche, en territoire para-gua-yen, qui aurait ensuite revendiqué son enlèvement et réclamé une rançon astro-no-mique. Grâce à sa balise, vous ou les Brésiliens n’auriez pas manqué de le loca-li-ser, puis de le li-bé-rer…Et ainsi ramené en France ce véritable cheval de Troie ! C’est tout simplement dia-bo-lique, héhéhé !

-Mais qui est l’homme qui doit, ou qui devait manipuler notre pseudo-président ? insista Terrasson.

Von Hansel afficha une moue dédaigneuse, toute barbiche dehors :

-Je ne vous le di-rai pas, hô-hôô…

-Giflez-le, suggéra Sarah, nous n’avons pas de temps à perdre…

Une claque retentissante suffit une fois de plus à désintégrer la fierté de Von Hansel :

-Nooon ! gémit-il, noooon, pi-tié, pi-tié ! Je vais tout vous dire, tout vous dire… »

Et il leur donna le nom du traître introduit au plus haut sommet de l’Etat.

Les deux Français en restèrent abasourdis.

-C’est pas possible, soupira Terrasson, qui regretta brusquement d’avoir remis son casque en fonction.

Parmi ceux qui devaient être à l’écoute se trouvait l’homme que Von Hansel venait de dénoncer. Et s’il y avait d’autres brebis galeuses ?

-Là, on est vraiment dans la merde, renchérit sombrement Pujol. Mais…et Fantômarx, là-dedans ? Quels sont vos liens ? Est-ce que c’est celui que tu viens de nous… »

Le maître de la Colonia éclata d’un rire strident :

« Lui ? Fantômarx ? Nooon, nooon, héhéhéhé ! Si vous voulez voir Fantômarx, je peux vous le pré-sen-ter ! Il est tout près d’i-ci, tout près, ouiii ! »

A suivre dans : Fantômarx se déchaîne.