mardi 19 juillet 2011

2e partie, chapitre 4: Luxure et Déconfiture.

Le soir tombait sur Manhattan, un beau soir de fin d’hiver, avec un ciel violet qui se reflétait sur les façades de verre des plus hauts buildings. Ce spectacle échappait à la plupart des New-Yorkais qui se hâtaient d’un pas pressé vers la plus proche station de métro, quelques-uns hélant ici ou là un taxi jaune dans la cohue bruyante des véhicules encombrant la 44e rue.
Une interminable limousine noire vint se ranger devant l’entrée du Profitel Palace, où un larbin en livrée mauve faisait le pied de grue. Deux armoires à glace en costume sombre jaillirent de la voiture, pour se positionner de part et d’autre de la porte arrière droite, côté trottoir. L’un d’eux devança le portier pour faire sortir un homme en gabardine beige.
L’homme était courtaud de silhouette, avec une grosse tête profondément enfoncée entre des épaules voûtées. Une chevelure d’un gris-blanc incertain, le teint bistre et la mine peu engageante, l’œil gauche paraissant dire merde à l’œil droit.
« Monsieur Chopin-Lévy…souffla le portier en s’inclinant respectueusement.
-B’soir, Jonas, grommela le bonhomme en s’engouffrant sous l’auvent de l’entrée, talonné de près par ses gorilles, sans jeter un œil au larbin.
Le chasseur qui s’était précipité pour prendre les bagages en fut pour son pourboire, car l’un des deux gros bras s’en était déjà chargé.
Daniel Chopin-Lévy et son escorte franchirent la porte tournante et pénétrèrent dans un monde qui contrastait merveilleusement avec le tumulte extérieur. Là, comme disait l’autre, tout n’était qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Une décoration subtile, tout en teintes ocres, beiges et bois précieux, avec un éclairage tamisé dessinant des parapluies dorés sur les murs. Musique et chaleur douces, parfums reposants. Derrière son comptoir interminable et parfaitement astiqué, la réceptionniste eut un sourire forcé mais bien imité, ce sourire tout en dents blanches des jolies américaines. Celle-là était un peu grassouillette selon des critères européens, mais extraordinaire mince par rapport à la moyenne locale.
« Monsieur Chopin-Lévy ! C’est un plaisir de…
-Ouais, ouais, pour moi aussi…je peux avoir ma clé de chambre ?
La réceptionniste («Je m’appelle Monica », disait son badge) garda son sourire figé et tendit au client sa carte perforée. Chambre 2012. Suite présidentielle. L’un des gorilles récupéra la clé d’une autre chambre, plus modeste celle-là, qui lui était destinée, à lui et à son collègue.
L’ascenseur-fusée propulsa Chopin-Lévy au vingtième étage, s’ouvrant sur un couloir carrelé de faux marbre blanc et tapissé de mauve, à l’éclairage d’une douceur exquise. Il n’y avait pas à ce niveau de ces horripilantes musiques d’ambiance qui insupportaient l’illustre client du Profitel. Devant la porte de la suite, il récupéra sa mallette et donna congé aux gardes du corps.
« Vous pouvez disposer, les gars…bonne soirée. Réveil demain sept heures, faudra pas rater l’avion… »

*
Pour Monica, l’heure de la fin de service approchait. Son collègue José profita d’un moment de calme pour venir tailler une bavette.
« Il t’a pas trop reluquée, le Big boss ? Je veux dire, avec l’œil qui fonctionne encore.
-Non, pour une fois. Et j’aime autant. Il n’a pas l’air jouasse, ce soir…
-Putain, si j’avais son blé, je ferais pas la tronche comme ça !
-Plus ils ont du fric, plus ils sont désagréables. Ils doivent le faire exprès, pour qu’on ne les envie pas…
-Ouais, eh ben pour moi c’est raté ! S’il en a trop, qu’il vienne me voir ! Au fait, il a demandé à garnir la chambre ?
José gloussa bêtement de son allusion salace. Monica se contenta de froncer les sourcils.
-C’est la direction qui règle ce genre d’extras. Je sais seulement qu’une nouvelle femme de chambre est affectée à son étage pour la soirée.
-Ah, oui, je vois qui c’est…la brunette, là…elle est mignonne, mais n’a pas l’air commode. Sonia, ou Eugenia, un nom comme ça…Janice l’a mise au parfum ?
-Evidemment. Il paraît qu’elle a d’excellentes références.
-Du genre à bien nettoyer partout, hein ? »
José éclata de rire.
*
Daniel Chopin-Lévy, secrétaire général du Fonds Monétaire International, se servit une mignonette de Whisky-soda tirée du minibar. La baie vitrée de la suite offrait une vue splendide. Il goûta quelques instants le luxe tranquille des lieux, le plaisir de voir grouiller en silence, à ses pieds, la monstrueuse métropole, bien à l’abri du vent froid, des bruits déplaisants et des odeurs désagréables.
Demain, il allait prendre l’avion et rentrer en France. La seule évocation de ce qui était en principe son pays lui arracha une moue dégoûtée. Daniel Chopin-Lévy n’était français que par accident. Né en Tunisie de père polonais et de mère sépharade, il avait passé toute sa vie à bourlinguer à travers le monde, multipliant les casquettes et tissant toujours plus finement la toile immense de ses relations dans tous les milieux qui comptent. Il n’y avait chez lui aucune forme authentique de patriotisme, qui rimait dans son esprit avec nationalisme, fascisme, et nazisme. Daniel Chopin-Lévy était un chaud partisan d’un monde sans frontières, un monde où des ambitieux comme lui pourraient donner toute leur mesure. Si tous les grillages du monde n’ont jamais réussi à empêcher les renards de manger des poules, le fait de les retirer leur facilitait incontestablement la tâche.
Il devait cependant à la France de lui avoir servi de tremplin : Sciences-Po, l’ENA, les premières fonctions dans la haute administration et le pantouflage dans maintes instances de « consulting ». Il y avait rencontré sa célèbre et richissime deuxième épouse, journaliste vedette et héritière d’un célèbre publiciste parisien.
Jeanne Goldberg, née Saint-Cyr (un nom bidon, le vrai étant Sarfaty), lui avait apporté beaucoup depuis qu’il l’avait arrachée à son premier mari : tout le microcosme médiatico-mondain lui mangeait dans la main, ses comptes en banque débordaient de partout, et elle avait l’immense vertu de fermer les yeux sur toutes les frasques de celui que les médias français n’appelaient plus que DCL.
Daniel et Jeanne formaient en apparence un couple très uni, ayant épousé les mêmes causes politiques, chouchous des caciques du Parti Social-Démocrate, tendance libérale-libertaire, et de leur principal organe de presse, L’œil Neuf. Ils avaient activement œuvré à la défaite de Marylène Impérial, la candidate choisie par les militants de leur parti en vue des précédentes élections présidentielles. Marylène Impérial, fille de militaire, avait eu le tort de vouloir faire retrouver au PSD ses racines républicaines, patriotiques et populaires.
« Elle se prend pour Jeanne d’Arc ! Elle est complètement tarée ! » En quelques mots, DCL et son état-major de la Fondation Nouveau Globe avaient catalogué et condamné celle que Lucas Zarkos n’eut aucun mal à écraser, tant elle fut mal conseillée et mal entourée pendant la campagne. DCL rigolait encore à l’évocation des clips électoraux nullissimes concoctés par l’agence dont sa femme était l’actionnaire majoritaire. Une Marylène Impérial tout de blanc vêtue y débitait d’une voix insupportable des discours niaiseux sur fond de ciel bleu moucheté de nuages. Télé-Vatican et Bonne Nuit les Petits.
La même agence de pub, via des sociétés écrans, avait par contre habilement mis en scène la campagne de Lucas Zarkos. Images bien choisies, montage nerveux, cadrages avantageux.
Au soir du grand duel télévisé de l’entre-deux tours, le candidat de la droite n’avait fait qu’une bouchée de sa rivale, aussi plaisante qu’une directrice de pensionnat mal baisée.
Lucas Zarkos n’avait pas oublié, après sa victoire, ceux qui lui avaient ainsi goudronné la piste vers l’Elysée. Il offrit quelques postes et fromages à de nombreux pseudo-socialistes méritants: Norbert Nerkouch aux Affaires étrangères, Ludovic Buisson à l’Industrie, Jacques Lelong à la réforme constitutionnelle, Marcel Carreau à la Lutte contre le Réchauffement climatique…Des planques magnifiques, où l’on pouvait parader tout en étant payé grassement à ne rien faire.
DCL eut droit au plus beau cadeau : un soutien actif pour sa nomination à la tête du FMI. Là, c’était du sérieux ! Mais il n’était pas dupe. Zarkos ne lui avait proposé le job que pour mieux l’éloigner de toute tentation élyséenne. Et à vrai dire, c’était plutôt bien vu. Lorsque l’on côtoie à égalité les plus grands de ce monde, lorsque vous dirigez une institution dont dépend la survie même de nombreux états, a-t-on besoin de perdre son temps, son argent et sa santé à conquérir la présidence d’un pays en pleine décadence ?
Mais les choses étaient en train de prendre une autre tournure depuis la fin décembre. Une tournure que Daniel Chopin-Lévy n’appréciait pas du tout. Et c’était entre autres pour cela qu’il avait quitté Washington pour New York. Officiellement, il ne devait y faire qu’une courte escale, le temps de voir sa fille qui travaillait au Musée Guggenheim, avant de s’envoler le lendemain de La Guardia pour Paris.
DCL avait effectivement déjeuné avec sa fille dans un restaurant chic et discret. Elle n’avait pas tardé à remarquer qu’il n’était pas dans son assiette.
« Tu ne commandes qu’une entrecôte et pas d’entrée ? Il y a quelque chose qui te tracasse, papa…
-Mmh…Oh…bof…quelques soucis, oui…
-Tes copains socialistes t’ont encore tanné pour la prochaine présidentielle ?
-Ouais…ça et d’autres choses. Mais je n’ai pas envie d’en causer. Alors, ta méga-expo avec l’Allemand qui plastifie les cadavres, c’est quand ?
-Plastiner, pas plastifier ! »
Il avait ainsi botté en touche, et tenu jusqu’à 15 heures, le temps de sauter dans sa limousine et de filer jusqu’à l’Hôtel Warlton, tout près des Nations Unies. Flanqué de ses gorilles, il avait franchi les portes bien gardées d’un salon de réception aux lumières douces, totalement désert. Profonds fauteuils de cuir, table basses vitrées conçues par un designer de renom, tapis afghans et rideaux bordeaux tirés sur des fausses fenêtres. Musique planante façon Bouddha Bar pour détendre l’atmosphère et brouiller les écoutes éventuelles. Les gardes de du corps de DLC avaient arpenté les lieux en tous sens, munis de détecteurs de micros sophistiqués. RAS. Les lieux étaient « clean ».
Après quoi leur patron avait pu prendre place dans l’un des fauteuils et poser son attaché-case sur une table. A 15 heures 30, ses « invités » avaient fait leur entrée. Ils tiraient une tronche de dix pieds de long qui ne se raccourcit pas lorsque les gorilles de DCL les passèrent au détecteur de micros. De respectables quinquagénaires en élégants complets traités comme des malfrats à l’entrée d’un tribunal !
Nicolas de Latour, PDG de l’agence de notation financière Standard and Riches, vint s’asseoir le premier en face de Daniel Chopin-Lévy. Ses collègues en firent autant, avec le même petit geste nerveux de remontage de pantalons. Norman Walters, de l’agence Pitch, et Oskar Bohlwinkel, de Goody’s. Les trois plus grands donneurs de leçons de la sphère financière, héros et gourous du trading mondial venaient devant le patron du FMI tels les monarques défaillants d’autrefois en audience pontificale. Les big three avaient perdu de leur superbe.
En habitué qu’il était des puissants de ce monde, qu’il côtoyait de Washington à Hong Kong en passant par Davos, DCL ouvrit le feu sans ménagement dès que le larbin de service eut tourné le dos après avoir apporté boissons et cigares. Un luxe insensé dans un pays qui avait officiellement déclaré la guerre aux fumeurs.
« Messieurs, je n’irai pas par quatre chemins…qu’est-ce que vous foutez ? Zarkos déconne à pleins tubes, fout le bordel sur les marchés, et vous ne réagissez pas ! La France garde son AAA. Et vous remontez la note de la Grèce, ce qui ridiculise le plan de rigueur que j’avais préparé pour ce pays ! Et vous lancez cette histoire de « notation socio-économique » visant à valoriser les projets de développement humain à long terme !
Bohlwinkel plongea des yeux dans son café irlandais ; Walters en fit autant avec son thé du Népal. Seul de Latour osait encore soutenir le regard furibond du patron du FMI. Celui-ci continua sa diatribe :
« J’ai passé une heure à Washington en visioconférence sécurisée avec les représentants de Merrill Lynch, Barclays, Citibank, JP Morgan, Société Générale, UBS…les piliers de l’ISDA.
[NDA : Association internationale des banques spéculant sur les dettes publiques]. Ils sont furieux contre vous ! Pour un peu, ils accepteraient presque ce qu’ils ont toujours rejeté jusqu’ici : l’instauration d’une instance publique de régulation des flux financiers mondiaux !
-Et pourquoi pas ? répliqua Latour d’une voix d’outre-tombe.
DCL en lâcha son cigare, qu’il rattrapa juste à temps avant qu’il n’ait chuté sur le précieux tapis. Des cendres s’éparpillèrent sur la vitre fumée de la table basse.
-Vous…vous pouvez me répéter ça ?
Les visages de Bohlwinkel et de Walters s’étaient empourprés. On y lisait la honte, et non la colère. DCL comprit que le Français parlait en leur nom. Sans doute ces gars-là pensaient-ils que le courant passerait mieux entre deux types de même origine, même si tout le monde causait en anglais. Comme si DCL avait quelque chose à foutre de la France !
-Mes collègues et moi-même ne verrions aucun inconvénient à la mise en place d’une telle institution. Et nous comptons sur vous pour la lancer. Le système actuel a prouvé toute sa nocivité lors de la dernière crise, et pourrait engendrer de nouvelles bulles néfastes. Comme je l’ai déclaré hier au Financial Times…
DCL l’interrompit d’un geste impatient :
-J’ai lu votre article, laissez tomber ! Toujours les mêmes conneries régulatrices, keynésiennes, limite marxistes ! C’est du délire ! Vous voulez vous suicider ou quoi ?
-Nous…nous avons largement les moyens de prendre notre retraite, avança Walters d’une voix étranglée.
-Et sans retraite chapeau, ajouta Bohlwinkel qui tremblait devant l’énormité de ce qu’il allait proférer. Ce genre de choses ont fait leur temps. Le capital doit rendre au travail ce qu’il lui a volé. Lucas Zarkos n’a pas tort…
Daniel Chopin-Lévy crut qu’il allait exploser.
-Mais c’est pas possible ! J’ai l’impression d’entendre Chétrit, que j’ai appelé l’autre jour à Francfort. Il m’a dit qu’il fallait revoir complètement la politique monétaire de la zone euro, et raconté les mêmes salades que vous. Manqueraient plus que les Chinois et les investisseurs du Golfe se joignent au concert !
De Latour eut un sourire grimaçant.
« Je ne comprends pas votre surprise, et encore moins votre hostilité. Vous étiez socialiste, il me semble. Et vous prétendez encore l’être…Tout ceci va dans le sens de vos idées. Ou du moins de vos anciennes convictions. Vous devriez vous réjouir de…
-Ne vous foutez pas de ma gueule ! Vous savez très bien qu’il n’y qu’une seule politique possible. Le marché mondial, la liberté d’investir, sont des horizons indépassables ! Tous les dirigeants sérieux et respectables l’ont compris. Les sociaux-démocrates français s’y sont résignés depuis 1983. Lucas Zarkos avait engagé depuis son élection une politique courageuse, qui allait enfin dans le bon sens. Il était évident que si mes amis revenaient au pouvoir, ils ne changeraient rien de significatif à ce qui avait été lancé…
-Vous voulez dire, la baisse des dépenses publiques, les avantages fiscaux accordés aux grosses fortunes ?
-Pour ces dernières, on aurait bricolé un arrangement cosmétique, mais sur le fond, nous aurions suivi les recommandations des experts.
-Dont vous êtes, d’ailleurs, lâcha Walters avec ironie. Un expert rétribué en sous-main par l’ISDA. Quand je pense que vous donniez le change devant les médias français en critiquant notre « dictature » !
Daniel Chopin-Lévy avait senti le vent tourner. Ses interlocuteurs, jusqu’ici dans leurs petits souliers, étaient en train de reprendre du poil de la bête. Le procureur qu’il était se retrouvait peu à peu sur le banc des accusés. Mais ce n’était pas la force de convictions nouvelles qui animait les patrons des big three, il le sentait bien. C’était la peur. Il choisit de contre-attaquer sur ce terrain :
-Mais bon sang, qu’est-ce qui vous arrive, les gars ? De quoi avez-vous la trouille ? Ne me dites pas que vous tremblez devant les manifestants grecs, espagnols ou arabes ! Vous avez vu Fantômarx ou quoi ?
Il n’aurait pas mieux réussi son petit effet en balançant une grenade au milieu du salon.
Les trois PDG passèrent du rouge au blanc crème. De Latour posa sa tasse de café à moitié pleine, et se leva en faisant mine d’épousseter sa veste Kenzo. Il se tourna vers ses collègues, ignorant ostensiblement le patron du FMI.
-Messieurs, je crois que nous perdons notre temps. Il faut espérer pour M. Chopin-Lévy que certaines réalités ne le rattraperont pas de manière trop cruelle.
Une minute plus tard, DCL se retrouvait seul, son cigare tout juste entamé. Son œil valide perdu dans le vague, il cherchait à comprendre. Ils devenaient tous fous. Le directeur de la BCE, les PDG des big three…Il venait d’apprendre ce matin en lisant un résumé des dépêches sur le Net qu’un groupe de milliardaires américains et asiatiques venaient de lancer un appel à « plus d’autorité publique », et pour l’augmentation des impôts. Les choses ne tournaient décidément pas rond du tout.
*

Il faisait maintenant nuit au dehors, autant qu’il pouvait faire nuit dans cette Mégacité dégoulinante de lumière électrique. Au fond du canyon étincelant de la 44e rue clignotaient les panneaux géants de Time Square. Daniel Chopin-Lévy avait terminé son verre, et appela le room-service pour commander son dîner : risotto aux truffes, homard à l’armoricaine, profiteroles aux myrtilles, et une bouteille de Château Moncrachet 2001 pour arroser le tout. Le stress ne lui avait pas longtemps coupé l’appétit. Aucune sorte d’appétit, d’ailleurs…
« Je veux que ce soit la petite qui me l’apporte…la nouvelle. C’est compris ?
-Certainement, Monsieur, répondit une voix féminine et enjouée. Pour quelle heure ?
-Pas avant trois quarts d’heure. J’ai un bain à prendre. Elle connaît son rôle, au moins ? Je ne veux pas avoir les mêmes problèmes que la dernière fois !
-Ne vous inquiétez pas, Monsieur. C’est une professionnelle en toute chose, qui nous a été chaudement recommandée par qui vous savez…je vous souhaite une excellente soirée, Monsieur. »
Daniel Chopin-Lévy se rendit dans l’immense salle de bain de la suite. Une baignoire-jacuzzi qui aurait pu contenir à l’aise six personnes commença à se remplir d’une eau bleutée, mousseuse et fumante. DCL se dévêtit rapidement avant de s’immerger dans ce liquide réparateur, enrichi aux huiles essentielles apaisantes. Une télécommande étanche lui permettait de jongler avec les chaînes du grand écran LCD accroché à la cloison du fond de la pièce, lui-même connecté à l’internet très haut débit.
Sur CNN, une Nième manifestation à Athènes : la place Syntagma grouillait de monde, une foule brandissant des pancartes hostiles au plan de rigueur préparé par le FMI et l’Union européenne. L’une d’elles affichait en lettres rouges, et en Français :
ZARKOS, AVEC NOUS !!!
Chopin-Lévy grommela quelques jurons, et zappa sur une BBC News International, qui diffusait les mêmes images et enchaînait sur les dernières déclarations de Claude Chétrit, le directeur de la BCE :
« Il faut comprendre la colère du peuple grec, qui n’a pas envie de payer les pots cassés d’une crise causée par quelques profiteurs. Je suis évidemment partisan de suspendre immédiatement ce plan de redressement budgétaire, et invite instamment les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union à se réunir autour de Lucas Zarkos afin de définir ensemble une autre politique économique pour la zone Euro. J’ai d’ailleurs quelques nouvelles suggestions à… »
Enfoiré ! DCL pressa nerveusement sur le bouton de sa télécommande.
Il tomba par hasard sur un reportage d’une chaîne belge francophone. Simon Dassel, le magnat français de l’aéronautique, arrêté et détenu au camp militaire de Captieux pour haute trahison, venait de passer aux aveux. Devant toutes les caméras dépêchées sur place, il avait reconnu sa participation active au complot visant à abattre le président Zarkos et sa nouvelle équipe, et confirmait mot pour mot les déclarations de l’ex-premier Ministre Frédéric Follin.
Chopin-Lévy fut frappé par le regard étrange de Simon Dassel, un homme qu’il connaissait fort bien. Un fort en gueule, souvent vulgaire en privé, volontiers provocateur. Un ennemi de l’Etat social, qui ne concevait l’intervention publique que pour l’achat de ces coûteux avions de combat. Toute cette gouaille, cette méchanceté hargneuse avaient disparu de son visage gras et chafouin. Il se répandait à présent en excuses, chargeait à mort Romain Pinsk toujours en fuite, accusé d’être l’une des chevilles ouvrières du complot mondial visant à préserver l’ordre « financier et rapace qui mettait la planète en coupe réglée ».
Il n’était pas possible d’avoir changé à ce point là. On devait lui avoir lavé le cerveau !
Le smartphone de DCL, aussi étanche que la télécommande, se mit à émettre sa musiquette :
Im nin’ alu, d’Ofra Aza. L’origine de l’appel –une communication cryptée sur un réseau sécurisé- s’étant affichée, DCL n’hésita pas une seconde à presser la touche verte. Celui qui cherchait à le joindre n’était pas de ceux que l’on faisait poireauter. Une voix chaude et amicale, qui enrobait une volonté de fer :
« Daniel ? Comment s’est passée l’entrevue ?
-Très mal. Encore pire que tout ce que l’on pouvait penser. Ces crétins sont même prêts à accepter une agence publique de notation qui les supplanterait.
-Le délire continue… tu as vu Dassel à la télé ?
-Je suis devant. C’est un autre homme. Latour, Bohlwinkel et Walters m’ont fait la même impression tout à l’heure. Je crois qu’ils ont peur, comme Chétrit…
-Peur ? Peur de quoi ? Des manifestants grecs ? De ces crétins d’Espagnols qui organisent des pique-niques géants ? C’est ridicule.
-Je suis de ton avis. Mais il y a quelque chose d’énorme là-derrière. Il faut faire une enquête approfondie sur eux.
-D’accord. Je mets notre réseau sur le coup. Tu pars en France demain ?
-Ouais…je commence par là ma tournée européenne. Ce sera l’occasion de voir Chétrit et de lui faire la leçon. Je dois passer par Paris et essayer de raisonner Zarkos, et discuter avec mes chers camarades de la stratégie à adopter pour les législatives anticipées. Beaucoup sont complètement désemparés par le discours gauchiste de l’Elysée. Ils ne veulent pas faire une campagne de droite, qu’ils disent ! Quelle bande de cons !
-Bon courage, et tiens moi au courant par le même canal…Et fais attention à toi, tu vois ce que je veux dire ? »
Il avait raccroché. L’eau du bain lui parut soudain vilainement fraîche. La mousse s’affaissait dans un léger crépitement, métaphore de la grande dégonflade de la bulle financière. DCL repensa aux dernières paroles de Nicolas de Latour, dans le salon du Warlton :
« Il faut espérer pour M. Chopin-Lévy que certaines réalités ne le rattraperont pas de manière trop cruelle. »
Il ne fallait pas avoir trop d’imagination pour y voir un sinistre avertissement.

*

Daniel Chopin-Lévy se sécha devant le grand miroir, s’efforçant de ne pas trop regarder le reflet de son corps jaunâtre tacheté de brun, tapissé d’un frisottis de poils gris. Un marsupilami trop gras et lourdaud, dont la queue ne faisait pas sept mètres de long, mais s’animait fortement sous le frottement de la serviette éponge. Le petit démon se rappelait à son bon souvenir. DCL s’enveloppa d’un peignoir moelleux, couleur crème et griffé du double P du Profitel Palace, avant d’enfiler ses babouches marocaines. Il était l’heure d’oublier ses soucis et de passer aux plaisirs terrestres.
Il se prélassait sur le grand canapé du salon, lisant les journaux du soir sur son I-pad, quand la femme de chambre fit son entrée. Elle poussait devant elle un petit chariot de métal argenté, avec des plats couverts d’une cloche de même métal et seau à glaçons contenant la bouteille à 300 dollars qu’il avait commandée.
La fille était aussi jolie que sur le catalogue. Une brune d’une trentaine d’années, au teint mat et aux traits volontaires, de type très latin, voire levantin.
My name is IFIGENIA, indiquait son badge. C’était original, et sûrement totalement bidon, mais DCL s’en fichait éperdument. Les filles que lui envoyait Madame Dominique, numéro Un(e) de la prostitution de luxe de la place new-yorkaise, pouvaient être recrutées un peu partout et travaillaient toujours sous pseudonyme. Daniel Chopin-Lévy apprécia d’emblée la silhouette de la jeune femme, mise en valeur dans la tenue de soubrette et sur les hauts talons qu’il avait réclamés pour cette prestation à 6000 dollars hors taxe.
Une poitrine que l’on devinait volumineuse et ferme, une taille bien marquée, un postérieur rebondi, des jambes musclées mais bien galbées gainées de bas noirs, largement découvertes par la grâce d’une petite jupe s’arrêtant à mi-cuisses. La queue du marsupilami se mit à frétiller.
« Bonsoir, Monsieur. Désirez-vous vous mettre à table ? Un verre de vin, peut-être ?
Le sourire était charmant, la voix suave, et DCL se dit que cette journée de dingue allait sans doute finir mieux qu’elle n’avait commencé. Lorsqu’Ifigenia se pencha pour lui servir son verre, le patron du FMI eut tout le loisir de plonger son regard dans un décolleté vertigineux, avant de remonter vers les yeux noisette et pétillants de la jeune femme. Son parfum était aussi enivrant que le reste.
« Hum, toussota DCL, je trouve que cette table est un peu poussiéreuse…Pourriez-vous la nettoyer avant de poser les plats ? »
La table basse en métal et verre opaque était impeccable, comme tout le mobilier de la suite. Mais cela faisait partie du petit jeu favori du client de Madame Dominique. Rien ne l’excitait autant que de voir un joli cul se tortiller pendant que sa propriétaire faisait la poussière ou maniait la serpillère.
-Mais avec plaisir, Monsieur…
Ifigenia s’exécuta avec ardeur, comme si passer le chiffon était le plus grand bonheur de son existence. Elle commença par la partie de la table opposée à son client, qui put ainsi mater le ballottement de sa poitrine, avant de d’en faire lentement le tour et de secouer juste sous ses yeux le côté pile de son anatomie. DCL bandait dur, et ne put se contenir davantage.
Il tendit ses mains jaunes et avides pour agripper ce postérieur d’une dureté à ravir.
Ifigenia tressaillit et se redressa légèrement :
-Ooh, Monsieur, mais qu’est-ce que vous faites ?
Elle jouait assez bien son rôle de soubrette sur le point de se faire trousser. Une protestation de pure forme, qui valait toutes les invitations à poursuivre l’assaut.
« Viens là, petite garce ! grommela Chopin-Lévy en l’attirant brutalement sur ses genoux.
Il empoigna les beaux nichons tout en lui mordillant le cou. Elle gigotait contre lui, poussant des « oh ! » et des « ah ! » qui excitaient encore plus le patron du FMI.
Tout explosa soudain. Ifigenia dégagea son bras doit en un éclair, et envoya un bon coup de coude dans la tempe de DCL. Complètement sonné, celui-ci bascula sur le côté, tandis que la jeune femme bondissait vers le chariot et soulevait l’une des cloches d’argent.
La vue brouillée par le choc, des étincelles douloureuses plein la caboche, Chopin-Lévy crut deviner une sorte de petit pistolet dans la main de la fille. Il chercha le biper d’alarme qui devait se trouver dans la poche de son peignoir. En quelques secondes, ses gorilles seraient là…Il y eut un léger sifflement, un petit flash lumineux, et DCL perdit connaissance.

*
Quand il reprit ses esprits, sa tête bourdonnait encore du choc infligé. Il était affalé sur le même canapé, et un bref coup d’œil à l’horloge électronique de la télé murale lui indiqua que quelques minutes seulement s’étaient écoulées depuis qu’il était tombé dans les pommes.
Ifigenia se tenait devant lui, près de la table basse sur laquelle un petit ordinateur portable avait été installé, écran allumé sur un fond évoquant l’Acropole d’Athènes.
Il n’y avait plus rien chez la jeune femme, hormis sa tenue, qui évoquait la soubrette érotique et soumise. DCL ne lisait plus dans ses yeux qu’une noirceur menaçante. De la haine, infiniment plus authentique que le faux plaisir qu’elle avait manifesté peu avant. Le pistolet avait disparu, mais il crut en deviner la forme dans la poche avant du tablier blanc de femme de chambre. Tout en maudissant son manque de vigilance et sa libido pathologique, il tenta à nouveau d’atteindre le biper dans la poche de son peignoir. Mais ce fut avec horreur qu’il se découvrit complètement paralysé. Ses mains, ses bras, ses jambes restaient désespérément inertes et insensibles. Il pouvait toutefois ouvrir la bouche, mais paraissait affligé d’une extinction de voix. Il articula avec peine :
« Mais…que…qu’est-ce que ça veut dire…Qui…qui êtes-vous ?
-Le Pape ! Tu n’as pas lu mon badge, espèce de gros porc ?
Tous les signaux d’alarme clignotaient dans le cerveau embrouillé de Daniel Chopin-Lévy. Il se remémora l’avertissement de de Latour. Les réalités n’avaient pas tardé à le rattraper cruellement. Et ce n’était peut-être qu’un début. DCL sentait la panique le gagner :
-Vous…vous allez me tuer, c’est ça ? Votre pistolet…
-Cet engin n’a pas été réglé pour tuer, mais il aurait pu. Et pourrait encore. Tu n’as reçu que la dose minimum. Tes molosses, à côté, sont carrément KO pour deux heures. Je suis passée leur servir le dîner juste avant toi. Et je peux te dire qu’ils se contrôlent nettement mieux question sexe…espèce de salopard ! Tout ça pour dire que le bidule que tu as dans la poche ne te servirait à rien. Quant à la sécurité de l’hôtel, elle ne peut être avertie que par le bouton d’alarme de ta table de chevet, à six mètres d’ici. Cette suite est remarquablement insonorisée, tu sais…ne compte pas sur les clients d’en-dessous pour entendre tes couinements de goret !
Mais assez bavardé, mon employeur veut te causer… »
Ifigenia pressa sur une touche de l’ordinateur, et l’Acropole disparut pour laisser place à un visage que toute la planète avait appris à connaître.
Un homme au masque rouge, avec une petite étoile d’or brillant sur son front, vêtu d’une veste à col Mao couleur anthracite, sur un fond gris uniforme. Une musique d’orgue particulièrement sépulcrale résonna par les mini hauts parleurs.
« C’est…c’est pas possible ! lâcha DCL dans un souffle. Ce n’est pas…
-Si, c’est bien moi, Fantômarx, répliqua le visage impassible d’une voix légèrement métallique. Nous sommes en liaison par Webcam.
-Mais vous n’existez pas ! Vous n’êtes qu’un…qu’un robot, fabriqué en Argentine pour le compte d’une multinationale dont la France vient de saisir les biens ! Et tout cela…tout cela a été désintégré par une énorme bombe…
-Quoi de mieux pour brouiller les pistes que de faire croire à sa non-existence ? Mais je vais d’abord te montrer quelque chose…
Le masque rouge disparut pour laisser place à des images filmées depuis la fameuse galerie en spirale du Musée Guggenheim. Le musée était ouvert en nocturne, et quelques visiteurs déambulaient dans ce décor futuriste, passant d’une œuvre à l’autre sous un éclairage verdâtre qui renforçait la laideur de certaines productions contemporaines.
La caméra fit un zoom sur deux personnages en grande discussion dans la partie opposée de la spirale blanche.
-Reconnais-tu ces deux là ? demanda la voix « off » de Fantômarx.
Il y avait un grand type dégingandé, en catogan, bouc et chemise blanche, qui parlait à une jeune femme aux cheveux châtain foncé en tailleur clair.
-Anne ! C’est…ma fille !
-Oui. Et l’autre type n’est autre que Hans Totenburger, mondialement connu pour son art de la plastination des cadavres. Des écorchés d’êtres humains, d’animaux…Une immonde illustration de ce qu’est devenu l’art contemporain, une surenchère grotesque de provocation,encouragée par une spéculation écoeurante. Une parfaite illustration du rabaissement de la dignité humaine et de la vie, au service de l’argent-roi et d’un consumérisme malsain.
« Cet homme est un escroc répugnant, et mérite une bonne leçon… »

On vit soudain le « plastinateur » chanceler, porter les mains à sa tête, sous les yeux affolés d’Anne Chopin-Lévy. Il s’écroula ensuite, échappant au regard de la caméra, en tombant derrière la balustrade de béton blanc. Anne disparut à son tour un instant, sans doute penchée qu’elle était sur l’artiste en détresse, avant de se redresser et d’appeler au secours.
Derrière elle, le tableau d’un clown grimaçant et féroce donnait une intensité tragi-comique à la scène.
« Qu’est-ce que…vous lui avez fait ? balbutia DCL.
-La même chose qu’à toi, mais tiré de plus loin. Et une dose infiniment plus forte. Le médecin-légiste diagnostiquera une hémorragie cérébrale.
-Mon Dieu…c’est…horrible !
Sur l’écran, on voyait d’autres personnes entourer Anne. Une autre femme avec laquelle elle parlait avec agitation, et deux trois vigiles qui tenaient à distance les badauds attirés par cette agitation inhabituelle. La caméra s’attarda sur l’un d’eux, un gros émir barbichu en visite particulière, en compagnie de sa femme voilée jusqu’aux yeux.
-Celui-ci est une crapule d’un autre genre. Abdallah Ibn Karoubi. Un milliardaire des Emirats, qui finance en sous-main des groupuscules islamistes, magouille avec la CIA, brasse de l’argent douteux, esclavagise ses domestiques…Il espère que la crise européenne lui permettra de racheter des entreprises et des grandes marques à prix cassés. Il aime les putes de luxe, et se bourre la gueule régulièrement. Il ne semble pas vraiment craindre la colère d’Allah ! [rire sarcastique] Et c’est un tort… »
L’émir eut une sorte de hoquet, et se griffa la poitrine tandis que son visage se déformait sous l’effet d’une violente douleur. Il n’y avait pas de son, mais le hurlement que poussa sa femme était parfaitement visible. Ibn Karoubi s’écroula à son tour, ajoutant à la panique des personnes présentes.
-Et de deux, commenta froidement Fantômarx. Pour cette ordure, on expliquera le décès par une crise cardiaque. Les excès passés, le stress de l’évènement. C’est parfaitement crédible.
"Dans l’affolement général, personne n’a évidemment remarqué d’où venaient les tirs de mon « rayon de la mort ». Ce qui laisse quelques instants à mon agent pour choisir une troisième et dernière cible…mais laquelle ?
La caméra fit un zoom sur Anne Chopin-Lévy, qui parlait dans son portable en faisant de grands gestes, totalement bouleversée. DCL sentit son cœur s’arrêter. Il ne devinait que trop bien ce qui allait suivre.
-Non…non, je vous en prie !
-Il faut se mettre à sa place, la pauvre, poursuivit la voix faussement apitoyée de Fantômarx.Sa grande expo est fichue par terre, et l’un des plus généreux donateurs de son musée vient de clamser. Son avenir au Guggenheim est gravement compromis. De quoi en faire, voyons…Que nous permet encore mon rayon invisible ? Tiens, pourquoi pas une rupture d’anévrisme ? Ça peut arriver à n’importe qui, n’importe quand, et ça ne pardonne pas…
-Nooon ! gronda DCL. Arrêtez le massacre ! Je ferai tout ce que vous voulez !
Il était anéanti, vaincu. Il ne s’était jamais senti aussi minable depuis le jour où une bande de petits vauriens l’avait passé à tabac à la sortie de son école d’Hammamet, il y a plus de quarante ans.
-Te voilà raisonnable, et c’est fort bien pour tout le monde.
Le visage inquiétant réapparut, un fin sourire se dessinant sur le masque.
-Je vais te donner tes premières instructions… »

À SUIVRE…

dimanche 10 avril 2011

2e partie, chapitre 3: Frappantes retrouvailles.

Frédéric Follin se réveilla avec un mal de tête carabiné. Pendant quelques instants, il flotta dans un brouillard de lumière où dansaient de fugaces et désagréables images. Il se prit à croire que tout ce qu’il venait de vivre n’était qu’un vilain cauchemar. Le Premier Ministre allait reprendre pied dans une réalité confortable, dans son logement de fonction de Matignon, et appliquer le plan conçu la veille par Pinsk, Pécot et Robert.
Primo, flanquer sa démission à la gueule du Président. Secundo, prendre la tête d’une rébellion parlementaire qui ne pourrait que contraindre Zarkos à se soumettre ou à se démettre. Tertio, virer le nabot de l’Elysée et prendre sa place sous les hourras d’une Droite rassurée. Lucas Zarkos n’avait jamais été au quart de la cheville du Général De Gaulle, mais Frédéric Follin se voyait bien dans la peau d’un Pompidou.
Pourtant, quelque chose n’allait pas. Ce qu’il croyait avoir vécu en rêve avait le goût âcre du réel. Et cet endroit, que ses yeux embués découvraient peu à peu tandis qu’il se relevait sur son séant. Cet endroit…Mais merde, où était-il donc ?

*

La pièce était vaste, et assez peu meublée en dehors du lit king size qui en occupait un coin, et sur lequel il avait repris ses esprits. Une salle plutôt qu’une pièce, d’au moins soixante mètres carrés, au plafond voûté et aux murs de pierre calcaire, avec quelques piliers massifs ici ou là. Pas de fenêtre apparente. Une cave, ou une crypte. Un grand écran plasma était fixé sur l’un des murs, et un rideau masquait l’entrée de ce qui semblait être une alcôve. Un peu plus loin, une lourde porte métallique fermait la seule autre issue visible. Frédéric Follin se leva péniblement, découvrant alors la tenue dont on l’avait affublé.
Un jogging jaune fluo et des charentaises des plus ringardes. Que signifiait cette comédie ? Il fit quelques pas, jusqu’au pilier le plus proche où il prit appui, la tête lui tournant encore un peu. Son regard accrocha un grand tableau fixé au mur, un tableau abstrait aux couleurs et aux lignes tranchées, où un corps immense démantibulé paraissait s’effondrer au ralenti. L’œuvre était intitulée : Statue de la Liberté, New York. Et les initiales du peintre : DV. Il y a avait quelque chose de cauchemardesque dans tout ça, mais le contact frais de la pierre du pilier l’assurait qu’il ne rêvait pas.
Frédéric Follin s’approcha de la porte en métal sans serrure ni poignée apparente, et frappa quelques coups timides.
« Il y a quelqu’un ? Ouvrez, s’il vous plaît ! »
Les images de ce qu’il avait vécu depuis son arrestation revenaient en foule, écrasantes. Avec les autres ministres, il avait été poussé sans ménagement hors du palais de l’Elysée, côté jardin pour plus de discrétion. Dans une allée gravillonnée les attendait un gros fourgon noir aux vitres opaques, entouré de solides gaillards armés et en civil. Les gardes républicains les remirent à ces types et les aidèrent à passer les menottes aux prisonniers.
« C’est un outrage ! avait gueulé Nerkouch. Un déni de justice !
-Hôôô ! Hôôô ! gloussait toujours Corinne Chabelot, dont ne savait trop si elle était prise d’un rire nerveux ou si c’était sa façon à elle de crier son indignation.
Follin et les autres restaient muets, toujours sous le choc de cette situation inimaginable pour des hommes et des femmes de pouvoir, être ainsi jetés dans un panier à salade comme de vulgaires truands de bas étage.
Ils montèrent dans le fourgon cellulaire et furent enchaînés les uns contre les autres sur deux banquettes en vis-à-vis. Quatre gardes se s’installèrent avec eux, deux près de la double porte, les deux autres contre la cloison qui les séparait de la cabine. Quand les portières furent refermées, une désagréable sensation d’enfermement s’empara des sept prévenus, auxquels l’éclairage cru du plafonnier donnait une mine affreuse. On ne voyait plus rien de l’extérieur.
Le véhicule démarra en faisant à peine crisser le gravier.
« Où allons-nous ? demanda enfin le Premier Ministre.
-Vous le saurez en temps utile, répondit l’un des gardes, une vraie face de maton avec ses maxillaires puissantes. Le fil d’une oreillette chatouillait le col de sa veste à col Mao.
-Mais que…que va-t-il se passer ? renchérit Justine Labarbe. Nous devons appeler nos avocats !
-Vos avocats seront prévenus, répliqua l’autre, impassible.
Il se passa quelques minutes, interminables pour les ministres coffrés, qui tanguaient les uns contre les autres au gré des virages et des coups de freins du fourgon cellulaire.
« Izon pa mi la srène…grommela Jean-Loup Borlouis, qui faisait face à Frédéric Follin.
Le visage chiffonné du ci-devant ministre de l’Ecologie était agité de tics. Follin se fit répéter la bouillie verbale.
« Ils ont pas mis la sirène…j’sais pas si c’est bien normal.
-Nous sommes des ministres, quand même ! protesta Estelle Lambin-Marie, plus grande bourgeoise et chuinteuse que jamais. Il est normal que tout cela se fasse dans la discrétion !
A ce moment, l’homme à forte mâchoire et au col Mao pencha la tête sur le côté, deux doigts derrière l’oreille. Il recevait visiblement des instructions.
« OK…bien reçu…nous procédons à l’étape B. »
Il fit un léger signe de tête à ses hommes, et tous les gardes sortirent de leur veston un masque à oxygène transparent relié par un fin tuyau à une petite bouteille. Le chef de groupe appuya sur un bouton situé au plafond, juste au-dessus de lui.
« Hé, mais qu’est-ce que ça veut dire ? protesta l’ancien toubib Norbert Nerkouch.
Frédéric Follin crut percevoir un léger sifflement. Une fuite de gaz. Il y eut un mouvement de panique parmi les prisonniers, trop étroitement enchaînés pour pouvoir tenter quoique ce soit, sinon faire un concert de cliquetis et d’exclamations affolées.
« Tout cela est sans danger, mesdames messieurs, déclara sans broncher le chef des geôliers d’une voix rendue nasillarde par le masque. Vous allez vous endormir tranquillement… »
Et de fait, ils plongèrent tous les sept dans les bras de Morphée, basculant les uns contre les autres tels des dominos mous. Le Premier Ministre eut encore le temps d’entendre l’homme aux grandes mâchoires nasiller dans son micro :
« Eboueur à Déchetterie. Les poubelles sont rangées…je répète…les poubelles sont rangées. Nous dirigeons vers le Centre pour l’étape C. Terminé ! »

*


Mais où était-il donc ? Frédéric Follin ne cessait de se le demander tout en achevant le tour de sa prison. Tout cela était complètement absurde. Dément.
« C’est du délire. Un effet du gaz qu’on nous a fait respirer. » Et les autres détenus ? Où étaient-ils donc, ceux-là ? Frédéric Follin n’avait guère d’estime pour ses six camarades d’infortune, sinon le vague sentiment de camaraderie qu’avaient éprouvé les pantins d’un gouvernement fantôme, aux fonctions depuis longtemps confisquées par les conseillers du Président. Le club des faire-valoir, pour ne pas dire des cocus du Zarkosysme. Mais il aurait donné beaucoup pour qu’ils soient là avec lui, afin de briser ce sentiment croissant de panique et de désespoir qui lui montait du ventre.
Derrière le lourd rideau de brocart, l’alcôve assez grande abritait une vraie salle d’eau, avec cabine de douche, lavabo et WC. Un jeu de double miroir permit à Follin de découvrir les mots imprimés en rouge sur le dos de son sweat-shirt fluo.
JUST CALL ME DROOPY !
Très spirituel ! Le Premier Ministre sentait la rage chasser la peur. Cet enfoiré de Zarkos en faisait un max pour l’humilier, l’écraser jusqu’au bout, au mépris de toutes les règles de droit. Ah, s’il pouvait, ne serait-ce qu’un instant, avoir ce fumier entre ses pattes !
Un léger chuintement le fit se retourner. La porte métallique venait de coulisser latéralement dans le mur, dégageant un grand rectangle de lumière jaune dans lequel se découpait une courte silhouette noire. Celle-ci fut comme poussée dans la salle, et la porte se referma derrière elle dans un souffle. La lumière douce des plafonniers disposés ça et là éclairaient suffisamment l’intrus aux yeux de Follin.
Un petit homme brun d’un mètre soixante-cinq à tout casser, en tee-shirt et short d’un bel orange fluo, avec quelques mots imprimés sur la liquette en capitales rouges :
CIA SPECIAL AGENT
Handle with no care !

Il était impossible de ne pas reconnaître ce type, malgré son accoutrement ridicule de cycliste ultra-kitsch. Lucas Zarkos en personne !
« Frédéric ! C’est bien toi ! Je suis bien content de… »
Zarkos n’eut pas le temps de finir. Le Premier Ministre avait fondu sur lui et enserrait sa gorge de ses doigts velus.

*
« Espèce de petite ordure ! hurla Follin. T’aurais pas dû venir me narguer sans tes gorilles emplumés ! Je vais te crever, salopard ! Te crever ! »
Les yeux exorbités, Lucas Zarkos ne pouvait qu’émettre de vagues gargouillis et se débattait comme un beau diable pour desserrer l’étreinte sauvage de son ex-Premier Ministre. Le petit homme brun avait toutefois de l’énergie et de la ressource. Passé quelques instants de mortelle surprise, il fit la seule chose à faire : un bon coup de genou dans les parties molles de son agresseur.
Frédéric Follin recula en beuglant comme une bête, plié en deux sur sa douleur. Quand il eut repris un peu de force, des papillons devant les yeux, il s’aperçut que Lucas Zarkos s’était réfugié derrière l’un des massifs piliers de la crypte :
« Mais tu es malade ou quoi ? Qu’est-ce qui te prend ?
-Tu oses me le demander ! gronda Follin en s’avançant vers lui. Tu m’as eu par surprise, enfoiré, mais cette fois…
Il s’avança d’un pas lourd, hésitant mais non moins menaçant, la rage l’aidant à surmonter les traits douloureux qui lui vrillaient les testicules. Zarkos semblait affolé, cherchant en vain une arme quelconque. Une partir de trape-trape commença alors d’un bout à l’autre de la crypte, entre l’ancien Premier Ministre et son Président. Follin avait une certaine allonge, mais Zarkos ne manquait pas de vivacité. Sa pratique du jogging trouvait ici tout son intérêt.
Ce petit jeu du chat et de la souris ponctué de halètements rauques fut interrompu par l’ouverture de la porte blindée, tandis que résonnaient les accords sinistres d’un orgue invisible.
Cette musique tonitruante arrêta net les protagonistes, qui se tournèrent vers un nouveau venu à la silhouette trop familière, encadré par deux grands types en combinaison et cagoules noires.
« Fantômarx ! s’exclama Frédéric Follin. C’est donc lui qui…
-Mais oui, crétin ! grogna Lucas Zarkos. Si tu m’avais laissé le temps de parler ! »
L’homme au masque rouge émit son fameux rire sardonique :
« Il ne faut pas en vouloir à votre ancien paillasson, M. Zarkos. Je me suis permis de l’utiliser pour vous jouer ce petit tour, et je m’en félicite. Vous formez une paire de comiques irrésistibles ! »
Les deux anciens dirigeants français, essoufflés, contemplaient leur geôlier avec un mélange de crainte et de colère.
« Je ne comprends plus rien, lâcha le Premier Ministre.
-Ceci va peut-être vous aider à y voir plus clair, répliqua Fantômarx en faisant claquer ses mains gantées.
L’écran géant du fond de la salle s’illumina soudain. Une présentatrice du journal de 13 heures de FT1 affichait une mine dramatique :
« …nous allons donc tout de suite rejoindre Ahmed Boulaouane, en direct du camp militaire de Captieux, en Gironde, où je vous le rappelle sont internés depuis plusieurs jours les membres du gouvernement accusés de haute trahison… »
Ledit Boulaouane, apparut, la mine non moins grave, avec en arrière plan la façade d’une caserne aux murs défraîchis. On devinait la foule des autres journalistes se bousculant non loin de lui.
« Oui Audrey, je vous reçois bien. Les officiels viennent de nous le confirmer, c’est bien le Premier Ministre, ou plutôt l’ancien Premier Ministre, qui va bientôt apparaître sur le perron de ce bâtiment, juste derrière moi. Je vous rappelle que c’est lui qui a demandé à faire cette déclaration à la presse, avec l’appui de ses avocats, et que l’autorisation de la prononcer lui a été confirmée ce matin. C’est à un moment sans précédent dans l’Histoire de la Ve République que nous allons assister ! »
-Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? grommela Follin. Ce n’est pas moi qui…
L’envoyé spécial de FT1 s’excitait soudain, tandis que la caméra faisait un gros plan sur la double porte de la grosse bâtisse en train de s’entrouvrir.
« Le voici ! C’est bien lui ! Frédéric Follin ! »
Estomaqué, le Premier Ministre se découvrit à l’écran, encadré par des gendarmes et ses deux avocats, maîtres Kiejner Metzman. Le visage défait, les yeux humides, son double paraissait quémander la pitié des téléspectateurs :
« Mesdames, messieurs, mes chers compatriotes…[toux d’embarras]…c’est dévoré par la honte que je m’adresse à vous, au nom de tous mes codétenus. Oui, je le reconnais, j’ai participé à un complot de grande ampleur contre le Chef de l’Etat et sa nouvelle politique. Il serait trop de développer ici les tenants et les aboutissants de cette sombre machination, et je réserve aux magistrats instructeurs les détails de mes aveux. Sachez simplement que de puissants intérêts financiers, soutenus par un pays étranger, sont à l’origine de l’affaire. »
Frédéric Follin, le vrai, était comme tétanisé, la bouche ouverte sur le néant. Son clone poursuivit :
« Je suis simplement venu demander pardon à ma famille, mes amis, et tous mes concitoyens…[sanglot étouffé]…Je les supplie de croire que j’ai sincèrement pensé agir au mieux, dans l’intérêt des miens comme celui de la France…Je me suis lourdement trompé…j’ai été lourdement trompé…j’espère désormais que le Président Zarkos réussira dans son courageux projet de redressement national et de justice sociale…A lui aussi, je demande pardon… »
Ahmed Boulaouane rendit l’antenne après de vaines tentatives de ses confrères d’obtenir quelques phrases de plus de l’ex-Premier ministre, que ses gardiens entraînèrent sans plus attendre à l’intérieur du bâtiment. La présentatrice passa le relais à l’une de ses collègues, en direct de l’Elysée, où le Président Zarkos avait tenu à réagir à chaud.
Follin se tourna vers l’autre Lucas Zarkos, celui qui se tenait à ses côtés, qu’il avait tenté d’étrangler et qui lui avait brisé les couilles, pour une fois au sens propre.
« Mais ça ne peut pas être…vous…tu es bien là, non ?
-Tout comme toi, crétin, répliqua le petit homme. Tu commences à me croire, maintenant ?
Sur le grand écran, le « Président » affichait une tristesse bien imitée, avec sa tête penchée et ses yeux de Cocker :
« Je suis vraiment accablé de tout ce que je viens d’entendre…Mais mes convictions intimes me laissent croire que chacun a droit à la rédemption. M. Follin devra rendre compte de ses actes devant la Haute Cour de Justice, et de sa coopération à la bonne marche de l’enquête en cours dépendra son avenir. »
L’écran s’éteignit, et les deux prisonniers se tournèrent d’un même mouvement vers leur geôlier. Fantômarx éclata à nouveau de son petit rire sardonique :
« Eh bien, messieurs, je crois que vos remplaçants sont largement à la hauteur de leur fonction ! Il va être temps pour moi de vous trouver de quoi occuper vos loisirs. Au vu de ce qui je viens d’observer, le plus urgent est de vous apprendre à travailler, enfin, en équipe !
-Qu’est-ce que vous voulez dire ? Qu’est-ce que vous nous voulez, à la fin ? s’exclama Frédéric Follin.
-Vous n’allez pas tarder à le savoir ! »

A SUIVRE…

lundi 11 octobre 2010

2e volet : Chapitre 2: Latour, prends garde !

Chapitre 2 : Latour, prends garde !

Nicolas de Latour, PDG de Standard and Riches, venait de passer une très mauvaise journée. Celui qui passait, par ses fonctions, pour l’un des hommes les plus puissants du monde, avait l’impression que les choses étaient en train de lui échapper.
Standard and Riches était la plus connue et la plus redoutable des agences de notation financière. Ses experts, après toutes sortes de calculs, d’audits et d’obscurs marchandages, distribuaient aux quatre coins du globe les bons et les mauvais points. Les entreprises cotées en bourse, les Etats endettés émetteurs de bons et d’obligations garantis, tous tremblaient devant le verdict impitoyable de Standard and Riches, qui donnait le ton à ses pareilles pour faire grimper ou chuter les actions de telle ou telle société, tout comme les taux d’intérêts frappant les émetteurs de dette publique.
La récente crise financière avait failli mettre à mal cette dictature des experts. Des journalistes courageux, des économistes indépendants avaient réussi à mettre en lumière les responsabilités de Standard and Riches dans la bulle spéculative monstrueuse qui s’était gonflée sur la base de valeurs pourries aux subprimes. Les agences de notation, si sérieuses et rigoureuses, n’avaient rien trouvé à redire aux produits financiers véreux émis par les banques. Bien au contraire, les bonnes notes tombaient sur ces fruits blets comme les confiseries à Noël. « Achetez, achetez, spéculateurs du Monde entier, la fortune est au coin de la rue ! Garanti sur facture ! »
Et ce fut le Krach. Le pire depuis 1929. Chose bizarre, les fonds gérés directement par les agences de notation avaient échappé au massacre. Les subprimes avaient été revendus juste à temps à divers gogos, et le gros du pognon placé dans des valeurs sûres : les matières premières ou les armes, par exemple. Au soupçon d’incompétence s’ajoutait celui de la malhonnêteté. Mais Nicolas de Latour et ses pairs avaient de la ressource autant que des relations.
Pour éviter une catastrophe générale, les Etats touchés par la crise avaient dû soutenir les banques menacées d’effondrement et injecter de l’argent public dans leurs économies flageolantes. La dette publique enfla d’autant, et il fallait éviter que les taux de remboursement des emprunts souscrits sur les marchés ne grimpent trop haut. Et qui notait les Etats, les faisant sautiller sur leurs pattes arrière comme des toutous pour obtenir le fameux AAA, la meilleure note ? Les agences de notation, Standard and Riches en tête.
Les courageux journalistes et les économistes indépendants en furent pour leur grogne, les banques pourries réengraissées aux frais du contribuable, et les Etats sommés de faire de drastiques économies budgétaires pour éponger leur dette.
Nicolas de Latour et sa clique avaient gagné sur toute la ligne. Le capitalisme financier avait repris sa ronde infernale comme le drogué reprend son fix après deux jours d’abstinence.
Mais ce jour-là, tandis qu’un soir neigeux tombait sur Manhattan, Nicolas de Latour faisait la tronche derrière l’immense baie vitrée de son bureau, à cent mètres au-dessus des rues grouillantes de New York. Les façades illuminées des buildings se découpaient sur un ciel gris foncé, leur reflet brouillé par les flocons fondus qui criblaient la vitre teintée.
Dans le grand bureau tout en boiseries précieuses, les écrans plasma qui recouvraient l’un des murs déversaient des flots d’images silencieuses venues des principales chaînes d’infos continues du monde entier. CNN. China News. Bloomberg TV. CTI. Et même Ecuador TV Color. Toutes ou presque évoquaient les évènements politiques français, les bandeaux du bas de l’écran étant là pour rappeler qu’il pouvait aussi se passer autre chose sur la planète. Tout cela était tellement déprimant que Nicolas de Latour avait coupé le son.
Il parcourait machinalement la tablette numérique où s’affichaient les titres tout aussi désolants des grands journaux en ligne, qui se succédaient depuis trois jours.
-Lucas Zarkos congédie son gouvernement et dissout l’assemblée nationale. De nouvelles élections législatives devraient avoir lieu dans un mois.
-Le Premier ministre Frédéric Follin et plusieurs ministres arrêtés pour haute trahison.
-Cédric Dubois, directeur de cabinet de Lucas Zarkos, est chargé de former un nouveau gouvernement.
-Le parti majoritaire sous le choc, après l’annonce de l’arrestation de ses deux principaux leaders, impliqués d’après l’Elysée dans l’affaire Fantômarx-WBEC.
-Romain Pinsk échappe de peu au coup de filet d’hier.
-La gauche française, prise à contrepied par la nouvelle politique économique du Chef de l’Etat, entend se mettre en ordre de bataille pour les prochaines élections.
-Simon Dassel, PDG de la première firme aéronautique française, s’en prend violemment à Lucas Zarkos : « C’est Fantômarx au pouvoir ! »
-Simon Dassel arrêté pour haute trahison. Son empire industriel et médiatique est placé sous tutelle publique.
-Romain Pinsk toujours en cavale.
-Vive inquiétude des marchés financiers après le virage dirigiste et étatiste de la France.
-La commission européenne rappelle à la France ses engagements économiques et exprime sa « profonde préoccupation » quant à la dérive autoritaire prise par l’Elysée.
-Le directeur de la BCE lance un pavé dans la mare : « Lucas Zarkos nous montre la bonne voie. Il faut réformer radicalement la politique monétaire européenne, favoriser le travail et non le capital. »
-Les bourses européennes et américaines se stabilisent après un chute brutale.
-La cote de popularité de Lucas Zarkos remonte en flèche dans l’opinion française et mondiale.
-Le président vénézuélien Hugo Chavez félicite Lucas Zarkos pour son immense courage : « la France redevient le pays de la Révolution, un espoir et un modèle pour les peuples du Monde entier ! »
-Stupeur sur les marchés financiers : à la suite de Standard and Riches, les agences de notation maintiennent la note AAA de la France.
-Nicolas de Latour déclare : « Le développement social doit primer sur le profit immédiat. Les richesses accumulées doivent profiter au plus grand nombre. »

Nicolas de Latour se sentait pris de nausée. Quelle merde ! Mais quelle merde ! Il avait certes déjà tenu des propos vaguement sociaux, histoire de polir son image, notamment avec sa fondation pour handicapés. Là, hélas, c’était bien différent. Le manipulateur était ravalé au rang de marionnette.
Il quitta son bureau high-tech pour aller ouvrir une petite armoire encastrée dans l’un des murs. De Latour en sortit une bouteille de whisky étiqueté à son nom. Du pur malt venu de l’île de Skye, élaboré spécialement pour lui moyennant un prix hallucinant. Il s’en servit une bonne rasade dans un verre en cristal, mais ne tira aucun plaisir à sa dégustation. Le goût de tourbe lui parut même infect. Marrant comme le psyschisme peut influer sur n’importe quoi. Marrant, tu parles…Une sonnerie mélodieuse, remixage du Printemps de Vivaldi, l’arracha à ses sombres pensées. Cette ligne de téléphone était une ligne directe, réservée à ses proches et à ses plus influentes relations de par le monde. Une vingtaine de personnes tout au plus en avaient le numéro.
« Nicolas de Latour…
-Nicolas, c’est Romain.
De Latour faillit s’en étouffer, et reposa brutalement son verre sur le bureau. Quelques gouttes du coûteux breuvage giclèrent sur son costume de marque italienne. Il avait reconnu la voix de Romain Pinsk, le « conseiller des puissants », traqué par la police française pour sa prétendue implication dans l’affaire Fantômarx.
-Romain ? Mais où es-tu ?
-Il vaut mieux que tu n’en saches rien.
-Mais dis-moi, quelle est cette histoire de fous ? Tu n’as pas…
Pinsk le coupa avec impatience :
-Non, bien sûr, tout ça est un ignoble coup monté ! Toutes les pseudo-preuves exhibées à la télé, tirées des « archives » informatiques de la WBEC, tous ces trucs sont bidons !
-C’est dingue ! C’est dingue !
-Ce qui est encore plus dingue, c’est ce que toi et tes collègues des agences de notation avez fait ! Il faut prendre ce salopard de Zarkos par les couilles, nom de Dieu ! pourquoi lui avoir accordé le « triple A » ? Sa politique délirante est en train de mettre le feu à la planète, et tout ce qui compte de gens sérieux semble capituler. Même Claude Chétrit, à Francfort, lui donne raison !
Il y eut un silence, troublé par la respiration légèrement sifflante d’un homme aux abois. De Latour se racla la gorge.
-Nicolas ?
-Je…je suis désolé, Romain, je n’avais pas le choix.
-Comment ça, pas le choix ? Mais toi et tes potes, vous faites ce que vous voulez !
-Justement non. Plus maintenant. Nos ordres viennent d’ailleurs. Il y a un pilote dans l’avion, maintenant, et ce n’est pas…ce n’est plus nous.
-Mais bon Dieu, explique toi !
-Je ne peux pas t’en dire plus, Romain…il faut que je te laisse. Bonne chance, mon vieux.
Nicolas De Latour raccrocha d’un geste sec. Il resta longtemps à fixer l’appareil, s’attendant à ce que Romain Pinsk le rappelle. Mais c’était peu probable, car un homme en fuite, même appelant d’une cabine téléphonique, n’avait pas intérêt à s’attarder au bout du fil.
Il sursauta quand même lorsque Vivaldi remit le couvert, et décrocha d’une main hésitante :
-Monsieur de Latour ?
Cette voix ! Cette voix métallique si désagréablement familière !
-Tout va comme vous voulez ?
-Je…j’ai fait tout ce que vous m’avez demandé jusqu’ici. Alors je ne peux pas dire que ça va, non.
Il y eut un rire sardonique.
-Je m’en doute, cher Monsieur, je m’en doute…Mais venons-en au fait. La prochaine fois que cette crapule de Pinsk vous contactera, je vous saurais gré de bien vouloir le tenir un peu plus longtemps au bout du fil. Mes techniciens étaient à deux doigts de repérer l’origine de son appel. C’est bien compris ?
-Je ne sais pas si…
-Latour, prends garde ! Avec moi, il n’y a pas de « mais » ou de « je ne sais pas ». Veux-tu que de fâcheux accidents se reproduisent ? A l’heure qu’il est, ta fille dort profondément dans son pensionnat helvétique. Il suffirait de si peu de choses pour que…
Nicolas de Latour s’épongea le front.
-D’accord, d’accord ! S’il rappelle, je ferai ce que vous dites !
-Très bien. Finissez votre whisky, et bonne soirée.
Nicolas de Latour se recroquevilla dans son fauteuil, tremblant de tous ses membres. Ce salopard contrôlait décidément tout.

*
André Delpeyrat, qui avait été dans une autre vie, incroyablement lointaine, un jeune et beau journaliste du nom de Jean-Marie Fondar, se réveilla à nouveau. Un cri perçant avait déchiré la brume de son trop fragile sommeil.
Il se dressa d’un coup sur son séant, faisant grincer les ressorts rouillés du sommier et grogner son compagnon de cellule qui frappa contre le mur, à l’étage en-dessous du lit superposé.
« Tu fais chier, oh, hein… »
Et le gars de replonger aussitôt dans les bras de Morphée, comme en témoignèrent bientôt ses ronflements sonores.
D’autres cris déchirèrent le silence nocturne. Un pauvre type, quelque part, se faisait défoncer le cul. André-Jean-Marie promena un regard brouillé sur le décor sordide de sa cellule. La violente lumière des lampadaires extérieurs l’éclairait presque comme en plein jour malgré l’étroitesse de la fenêtre à barreaux. Il ne s’y faisait toujours pas, pas plus qu’à cette odeur répugnante mêlant le chou, la pisse et les produits ménagers, ou aux piqûres des punaises de lit. Mais pour l’instant, il avait échappé à ce que le malheureux, quelque part dans une autre geôle de Meury-Flérogis, était en train de subir. Des menaces de mort, par contre, en pagaille…
« Salopard, on va te crever ! »
« On va te faire ce que tu as fait à cette pauvre fille, ordure ! »
Bousculades et injures lors des promenades s’étaient accumulées à tel point qu’André Delpeyrat, assassin présumé de Bérénice de Castelbougeac, avait été transféré dans un quartier spécial de la prison, réservé aux cas « sensibles », comme ce tueur en série qui partageait sa cellule en attente, comme lui, de son procès. Un certain Tony Colin, un grand mulâtre aux cheveux décolorés.
« Toi, c’est les journalistes, moi c’est les vieilles dames, avait-il commenté sobrement lorsqu’ils avaient fait les présentations.
-Mais je n’ai tué personne !
-Evidemment, avait gloussé l’autre. C’est ce que je disais, moi aussi. Mais mon avocat m’a conseillé de changer de tactique. Il te suggère quoi, ton baveux ?
-Plaider coupable. La folie passagère. Et le fait que la victime m’aurait manipulé pour satisfaire ses tendances vicelardes.
-Ben tiens ! Pareil pour le mien ! Il s’appelle comment ?
-Maître Vergeard.
-Le mien, c’est Collès. Une pointure aussi. On est des célébrités, mon vieux ! Allez, on s’en grille une ?
Tony Colin était certainement un monstre, mais un compagnon de détention fort convenable. Poli, partageant volontiers ce qu’il pouvait cantiner, et capable de discuter d’un peu de tout. Il s’était découvert une passion pour la littérature grâce à la bibliothèque de la prison, dévorant les œuvres de Céline et de Zola, sans oublier la Bible.
« Pas le même genre, mais j’aime bien ! »
En tout cas, l’enfermement ne l’avait pas encore transformé en homosexuel agressif.
-Avec moi tu crains rien, mon pote. Y’a que les vieilles qui me font bander. Et crois moi, elles attendent que ça, les salopes !
-Tu peux changer de disque ?
-Ok, ok…pas de lézard. C’est vrai que toi, t’es innocent !
Et il éclatait de rire.

*
Au cours de la même nuit, Nanard le clodo fut réveillé par les grognements de son chien. Sa tente igloo rapiécée lui offrait un refuge relatif contre les courants d’air glacés qui s’engouffraient sous le Pont Neuf, aussi n’était-il guère enthousiaste à l’idée de mettre le nez dehors.
« Hé, Mickey, ça va pas, non ? Déjà qu’j’ai eu du mal à m’endormir…
La solitude lui pesait terriblement depuis que ses amis André et Zézette l’avaient lâché. Il avait été horrifié d’apprendre, par la télé d’un bar où il sirotait un café, ce que le couple avait commis. Les regards lourds de reproche et d’amalgame que lui jetaient les passants depuis cet abominable fait divers semblaient tous contenir le même message :
« SDF=poivrot=assassin=faut éliminer ces gens-là. »
De fait, il lui paraissait évident que cette élimination était en cours. Cela faisait bien une semaine que Nanard n’avait plus croisé le moindre de ses semblables, du moins les isolés ou ceux vivant en petits groupes. Le « camp » du Pont des Arts était désert, les déchets nettoyés par la municipalité. On lui avait dit que les banlieues, elles aussi, se vidaient de leurs clochards.
Tendant l’oreille, Nanard percevait un bruit de moteur tournant au ralenti, et des phares vinrent illuminer les parois de la tente encombrée d’objets hétéroclites. Des pas sur le pavé, des murmures à voix basse. Il essaya de se rassurer. Des caritatifs en maraude, certainement, Secours catholique ou populaire. C’était la saison pour eux, et ils devaient avoir du temps libre avec tous ces « clients » en moins. Pas les flics, non, z’auraient été moins discrets.
Nanard consulta sa toquante aux chiffres luminescents, une grosse montre de gosse à l’effigie de Shrek dégotée dans une poubelle. Trois heures du mat’. C’était pas l’heure des maraudes, pas l’heure du tout.
Nanard sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine, tandis que celle de son chien se hérissait, parfaitement visible en ombre chinoise sur la toile de tente éclairée. Mickey grondait de plus belle. Nanard eut aussitôt en tête l’un de ces nombreux autres faits divers, de ceux qui n’indignant pas trop longtemps les gens honnêtes, ces histoires de clodos massacrés par des jeunes en vadrouille, ou par leurs semblables de la rue. La dernière hypothèse était à exclure : les pareils de Nanard ne se promenaient pas en camionnette. Les flics, peut-être…un moindre mal. Mais le chien ne grognait pas comme ça avec eux.
Une immense silhouette, déformée par les phares du véhicule, vint se dessiner sur sa tente. On gratta légèrement la toile :
« Camarade, n’aies pas peur ! Nous sommes les Robins des Bois. Il est temps de quitter ta misère pour nous rejoindre…une vie nouvelle t’attend, camarade.
-Je…j’veux pas d’vot’ vie nouvelle. Foutez moi la paix. J’veux dormir tranquille.
-Tu l’auras voulu, camarade. »
Nanard perçut un léger sifflement, puis plongea dans les ténèbres.

*
Vers huit heures ce matin-là, les deux codétenus regardaient les infos sur leur petite télé fixée au mur. André-Jean-Marie frissonnait de fatigue après sa mauvaise nuit. Il grattait de temps à autre ses bras picorés par les punaises.
« Tant qu’elles ne nous bouffent pas les couilles ! gloussa Tony en se resservant une tasse de Ricoré.
A l’écran, Lucas Zarkos répondait aux questions bien peu agressives d’une journaliste de FT1.
« Ne craignez-vous pas, M. le Président, que l’annonce, hier, de l’annulation de votre voyage au Vatican, ne froisse les catholiques français ?
Zarkos eut ce petit ricanement silencieux et ce mouvement de tête qui n’appartenaient qu’à lui. Il joignit ses doigts et accentua l’accent circonflexe de ses sourcils en une mine faussement épiscopale :
-Le Très Saint Père et ses ouailles me pardonneront, si je préfère consacrer mon temps aux problèmes immédiats des Français plutôt qu’à le perdre dans des génuflexions hypocrites. Je crois faire la preuve de mes vertus chrétiennes en réduisant mon salaire de 80%.
-Mais…cela annule l’augmentation que…que vous…
-Que je m’étais accordée en arrivant au pouvoir, oui. Les épreuves envoyées par le ciel ont dessillé mes yeux, tel Saint Paul sur le chemin de Damas ! Heureux les pauvres, ils seront les premiers au royaume des Cieux, et il est plus difficile à un riche d’entrer au royaume de mon Père, qu’à un chameau de passer par le chas d’une aiguille…[ il pouffe] Vous voyez que je connais mes classiques !
« Il est vraiment fort, cet enfoiré ! s’exclama Tony. Il commence à me plaire !
-Et qu’en est-il de cette rumeur selon laquelle vous renonceriez à présider le G20 qui doit se réunir en février à Londres ?
-C’est pas faux, mais pas exact non plus. D’abord, je ne renonce pas à présider le G20, mais je refuse de le faire à Londres, l’un des temples de cette finance mondialisée que j’exècre. Je vais donc proposer à mes homologues de reporter ce sommet au mois d’avril prochain, à Malte. Cela me laissera le temps de préparer tout ça…je vous promets que pour une fois, ce genre de truc va servir à autre chose qu’à bouffer l’argent du contribuable !
« Il me plaît, le petit, il me plaît ! rugit Tony.
-Laisse-moi écouter, grogna André-Jean-Marie.
« On peut aussi supposer que vous voulez d’abord franchir l’obstacle des législatives anticipées qui doivent avoir lieu le mois prochain. Sur quelle majorité comptez-vous vous appuyer ? Le PMU, à de rares exceptions près, ne vous soutiendra pas, et la gauche ne paraît pas convaincue par votre changement radical de politique.
-Je ne compte pas sur elle, et surtout pas sur le Parti Social-démocrate, qui rougit toujours dans l’opposition pour mieux faire le jeu du capitalisme et des technocrates bruxellois une fois au pouvoir ! Il faut balayer la table encombrée par les mêmes vieilles équipes ! Le PRP constituera le noyau dur de la nouvelle majorité.
-Le PRP ?
-Oui. Le Parti du Renouveau Populaire.
-Mais…c’est un micro-parti créé il y a à peine un mois par votre nouveau Premier Ministre, à l’époque où il venait d’intégrer votre cabinet. Il aurait à peine 2000 adhérents !
-Vous vous trompez, madame. Aux dernières nouvelles, ils seraient près de 20 000. Les militants affluent de toutes parts. Et ce parti disposera du même temps de parole télévisé que les autres de ce fait, et des mêmes moyens de campagne, conformément à la Constitution modifiée de 2008. Celle-ci, je vous le rappelle, attribue la moitié des sièges de l’assemblée nationale à la formation arrivée en tête au 1er tour, et répartit le reste à la proportionnelle entre tous les partis en lice. Sachant que, d’après les derniers sondages, plus de 60% des Français approuvent résolument ma politique, permettez que je sois optimiste ! »
« Bien joué, bien joué ! approuva Tony Colin.
-Ouais, ouais, bien joué, grommela André-Jean-Marie. Sacré virage sur l’aile quand même ! Tu ne trouves pas ça bizarre ?
-Bah, y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis ! A moins qu’un sosie ait pris sa place !
L’ancien journaliste se gratta la tête. Il commençait à avoir sa petite idée sur la tournure des choses, et ça ne l’enchantait pas du tout.

A SUIVRE…

mercredi 15 septembre 2010

2e volet : Chapitre 1 : Conseil des Sinistres

Paris-matin, Pari malin ! LE Quotidien gratuit. 4 janvier.

SABRINA MONUCCI RETROUVÉE !

« Portée disparue depuis l’enlèvement et le meurtre de son compagnon Norbert Pita, à l’automne dernier, l’actrice franco-italienne vient d’être libérée par un commando du RAID. La « bellissima » a passé près de quatre mois séquestrée dans la cave d’un sinistre pavillon de Seine-et-Marne. Très éprouvée moralement, mais en relativement bonne condition physique, l’actrice a été admise pour quelques jours à l’hôpital américain de Neuilly. C’est apparemment à la suite d’une dénonciation que les forces de l’ordre ont pu procéder à la libération de Sabrina Monucci, mais les milieux bien informés laissent entendre que ce ne serait que le début d’une longue série de coups de filets, en France et en Europe, visant à démanteler l’organisation du prétendu « Fantômarx ». Deux individus ont été appréhendés à l’occasion de cette opération, et aussitôt placés en détention spéciale en vertu de l’état d’urgence en vigueur depuis le 31 décembre. Il n’y aurait pas eu de blessés.
« Le Chef de l’Etat s’est rendu le premier au chevet de l’actrice, pour la féliciter de son courage et la réconforter. Quant à Laurent Carrel, l’ancien compagnon de Sabrina, qui avait très mal vécu leur séparation, il n’aurait toujours pas quitté l’abbaye des Moines Rouges, près de Captieux en Gironde. Rappelons qu’il y fait retraite depuis la sortie de son film sur le gangster Jacques Rismaine, et semble avoir fait vœu de chasteté médiatique. »

*


Le Premier Ministre Frédéric Follin se contemplait une dernière fois dans la glace de la grande salle de bain dont la déco vieillotte sentait les années 70 à plein nez. Sa femme et lui auraient bien aimé la faire rénover, mais son rôle de « Père-la-rigueur », qu’il incarnait depuis son entrée à Matignon, lui interdisait ce genre de dépenses futiles.
Ses brèves vacances de fin d’année au Maroc ne lui avaient pas permis de bronzer son visage blême, et encore moins d’effacer les poches noires sous ses yeux. Mais il avait dans le regard quelque chose de différent de d’habitude, qui le distinguait enfin de l’image de chien battu, du Droopy maltraité par son maître dont se régalaient les caricaturistes.
Il défit rageusement son nœud de cravate et jeta le bout de tissu sur une chaise.
« Tu n’as pas Conseil des Ministres, ce matin ? demanda sa femme, toujours en peignoir rose et bigoudis.
Et dire que le Président avait osé, il y a quelques mois, ricaner en comparant son épouse avec celle du Premier ministre. Ce pauvre Follin, quelconque jusque dans son mariage ! Après ce que sa classieuse « Carolina » lui avait infligé, Zarkos pouvait en rabattre… Frédéric Follin eut un léger sourire, savourant cette petite revanche avant la grande.
-Oui, il y a bien conseil ce matin. Le premier de la nouvelle année. Et celui-là va être crucial, crois-moi.
-Mais alors…ta cravate ?
-Ma cravate reste ici ! »
Plantant là son épouse interloquée, le Premier Ministre rejoignit le vestibule du grand appartement de fonction, enfila sa gabardine et se fit accompagner par l’huissier jusqu’à la cour pavée où attendaient la limousine et son chauffeur. Il n’eut qu’un bref aperçu de la froidure de janvier avant de se réfugier dans l’habitacle confortable où régnait une rassurante tiédeur.
La voiture et son escorte de motards s’engagèrent dans la circulation parisienne. D’ici quelques minutes, Frédéric Follin serait à l’Elysée. Il frémissait d’excitation contenue, se remémorant la réunion secrète qui s’était tenue hier soir dans un des salons feutrés de Matignon.
Il y avait là peu de monde, mais du beau. Les deux ténors du Parti de la Majorité Unifiée, dont Jean-Philippe Pécot, président du groupe à l’Assemblée nationale et son rival pour la direction du parti Lionel Robert, Ministre des Affaires sociales et de la fonction publique. Physiquement, on pouvait sans peine les cataloguer : le petit teigneux contre le nounours. Mais le plus méchant des deux n’était pas si facile à désigner.
Le monde des affaires était représenté par deux autres figures, la première étant la moins connue du grand public. Pierric de Récigny, consultant multicarte de nombreuses grandes entreprises et conseiller du Ministre du Budget Patrick Worms. Il était l’interface entre la majorité au pouvoir et le « Premier Club », ce groupe d’influence de la haute bourgeoisie d’affaires qui finançait plus ou moins secrètement le PMU et avait permis à Lucas Zarkos de s’emparer de l’Elysée.
Le second, Romain Pinsk, occupait obstinément l’avant-scène médiatique depuis une bonne trentaine d’années. Ce libéral dans l’âme, fils d’un cordonnier juif émigré de Biélorussie, était passé par Sciences Po et l’ENA avant de se lancer dans les affaires financières et le « consulting ». Il se faisait fort de conseiller n’importe qui sur n’importe quel sujet, et bluffait pas mal de monde en usant de son parcours exemplaire et de sa culture époustouflante. Il pondait un bouquin tous les ans, tournant presque toujours autour du même thème : la mondialisation heureuse. Pour lui, nous vivions dans le meilleur des mondes possibles, régi par une Pax americana dont il était un fervent supporter. Les mauvaises langues aimaient à dire que ses conseils étaient effectivement excellents, à condition de faire exactement le contraire de ce qu’il préconisait, mais son crédit restait intact dans le petit monde des décideurs et des bien-pensants.
Lucas Zarkos, qui avait reconnu en lui un esbrouffeur de sa trempe, l’avait admis à sa cour peu avant son élection, et il passait pour le quatrième homme du pouvoir après Guéhaut et Nagant, les premiers conseillers du Chef de l’Etat. Pinsk avait eu rendez-vous avec Zarkos le matin-même, et en était sorti tellement bouleversé qu’il avait pris l’initiative d’appeler le Premier Ministre pour organiser en urgence cette réunion clandestine.
« Messieurs, je vous remercie d’être venus, commença Pinsk en tripotant nerveusement son stylo qui se reflétait sur la table Louis XVI brillamment cirée. Je ne souhaitais pas trop en dire par téléphone, mais vous allez comprendre pourquoi…Le Président a pété les boulons !
Tandis que Follin restait imperturbable sous la mèche brune qui barrait son front, Pécot fronça les sourcils, et le gros Robert roula des yeux faussement effarés. De Récigny se contenta de hocher gravement la tête.
-C’est si grave que ça ? s’enquit Robert. Il veut vraiment faire ce qu’il a dit le 31 décembre ? Le retour de l’Etat, la défense ses services publics, la nationalisation des banques, le départ de l’OTAN ?
-Je me disais bien que là, il était allé trop loin ! s’exclama Pécot. Passe encore son blabla sur la moralisation du capitalisme, au Brésil ou à Davos. Tant qu’il s’agissait de donner des leçons de morale à l’étranger…mais là, c’est de la France dont il s’agit ! Et il veut vraiment le faire ? Tout ce qu’il a dit ?
-Tout, et même plus, répondit sombrement Pinsk.
-Plus ? Récigny s’était raidi. Comment ça, plus ? Plus de quoi ?
-Plus de fonctionnaires, pour commencer. Il veut revenir sur toutes les suppressions de postes annoncées dans l’éducation, la recherche, les hôpitaux, la justice, la police, etc…
Il y eut un silence de mort. Tous les autres échangèrent un regard désolé.
-Côté services publics toujours, poursuivit Pinsk, abandon également du programme de privatisation progressive de l’énergie, de la poste et du transport ferroviaire. L’Etat reviendra en force dans la réglementation des tarifs de téléphonie, avec obligation de baisser les prix pour les fournisseurs privés. France Télécom redeviendra une entreprise d’Etat.
-Mais c’est de la folie ! s’exclama De Récigny. Comment veut-il financer tout ça ?
-Par l’impôt. Le bouclier fiscal sera supprimé, ainsi que la plupart des niches bénéficiant aux plus grosses fortunes. Les biens des exilés fiscaux seront saisis et nationalisés.
De Récigny était devenu blanc comme un linge. Il se sentait vraiment mal, et avala précipitamment un cachet avec un grand verre d’eau.
-C’est du bolchevisme ! rugit Pécot. C’était bien la peine de combattre ce Fantômarx, si c’est pour appliquer ses idées en fin de compte !
Pinsk secoua la tête, grimaçant un drôle de sourire.
-Je vous rappelle qu’officiellement, Fantômarx ne serait qu’un coup monté par un consortium financier, avec le soutien des services secrets américains.
-Mais vous n’y croyez pas, n’est-ce pas ? demanda Follin.
-Disons que j’ai bien du mal à avaler cette histoire…Dès que le Président a fait ses déclarations fracassantes, le 31 au soir, je me suis empressé d’activer mes antennes à Washington et dans les grandes banques d’affaires. Ils tombaient des nues. A aucun moment ils n’ont envisagé de déstabiliser Lucas Zarkos, pas plus qu’ils n’avaient entendu parler de son projet…hum…bolchevique, comme vous dites.
-Ils n’allaient pas non plus se vanter d’avoir ourdi un truc pareil, objecta Lionel Robert, même devant vous !
-C’est juste, reconnut Pinsk, mais je les fréquente depuis tellement longtemps que je peux déceler chez eux le moindre signe de mensonge. En général, je ne suis pas déçu ! Mais là, ils ne m’ont jamais paru plus sincères. Il peut s’agir d’une vaste manipulation, mais je commence à me demander à qui elle va profiter au final. En tout cas, je suis très inquiet.
Pierric de Récigny avait repris des couleurs, et intervint d’une voix tranchante :
-Moi, je me sens tout simplement trahi, et avec moi, tous les membres éminents du Premier Club. Nous n’avons pas soutenu la candidature de ce petit monsieur pour revenir aux pires heures du Programme commun de la gauche des années 70 ! Je me fiche de ce prétendu complot. Zarkos a perdu la tête. Il faut nous en débarrasser ! Et vous n’avez pas pu le raisonner, Romain ? Vous qu’il écoute toujours ?
-Qu’il écoutait, vous voulez dire…Il m’a traité de parasite et m’a fichu dehors. Je ne suis plus son conseiller. Lorsque je lui ai dit que les agences de notation financière allaient lourdement sanctionner la France, il a même éclaté de rire ! Et il m’a traité de…de…de « larve » !
Sa voix s’était étranglée.
Pour la première fois depuis qu’ils le fréquentaient, les autres purent discerner une petite larme au coin de l’œil de Romain Pinsk. Un peu gêné, Lionel Robert prit la relève :
-Si ça peut vous consoler, vous n’êtes pas le seul à sauter. Le nouveau dir’cab’ du Président, Cédric Dubois, a fichu dehors toute la vieille garde élyséenne. Même Guéhaut et Nagant ne sont pas sûrs de garder leur place. Tôt ou tard, le gouvernement valsera.
Tous se tournèrent alors vers Frédéric Follin, qui buvait du petit lait en silence. Son grand soir, enfin ! Toutes les avanies, les couleuvres avalées depuis qu’il avait accepté son poste de faire-valoir auprès de l’ « hyper-président », tout cela allait trouver sa récompense.
-Et bien, messieurs, qu’attendez-vous de moi ? Je dois vous dire tout de suite que ma fidélité au Chef de l’Etat est quelque chose de difficile à négocier…
Jean-Philippe Pécot fit un geste d’agacement :
-Bon, bon, ça va, Frédéric. Pas de ça avec nous ! Tous les sondages d’avant Noël vous placent devant Zarkos, et nos électeurs vous gardent leur confiance. Ils en avaient déjà marre de son côté bling-bling et de son agitation futile. Mais là, la coupe est pleine. Il nous a trahis, ou il a pété les plombs à la suite de ce qui lui est arrivé, peu importe…Il faut arrêter les dégâts. Nous serons tous derrière vous ! Sans parler des médias sérieux, de la commission européenne, et j’en passe…
-Tous ? insista le Premier Ministre en jetant un œil sarcastique au gros Lionel Robert.
-Tous, affirma ce dernier d’un air un peu moins faux-cul que d’habitude.
-Alors, mettons au point notre stratégie pour le Conseil des Ministres de demain. Pour une fois, je crois que cette cérémonie va servir à quelque chose !

*

Les gardes républicains qui montaient la garde sur le perron de l’Elysée paraissaient encore plus sinistres que d’habitude, à l’image de ce matin gris. L’huissier à la mine pincée qui accueillit Frédéric Follin ne put s’empêcher de lui faire remarquer sa grave faute protocolaire.
« Heu…je crois que vous avez oublié quelque chose, Monsieur le Premier Ministre…
-Quoi donc ? La cravate ? Ah oui, et alors ?
L’huissier faillit avaler sa chaîne dorée devant tant de désinvolture.
-Mais…mais…
-Il voulait la rupture, l’autre, non ? Et bien il va l’avoir ! Je suis le dernier arrivé, je crois ? Que dis-je, je crois…j’espère ! Allez, on y va mon ami, on y va !
Frédéric Follin ne s’était jamais autant amusé, et suivait à grands pas le pingouin qui trottinait à vive allure le long des couloirs, complètement déboussolé par cette violation des règles les plus élémentaires du protocole élyséen.
Il fit son entrée dans la salle du Conseil, toute en dorures et boiseries prétentieuses. Le gouvernement avait pris place autour de la grande table, chaque ministre ayant sagement attendu avant d’ouvrir le beau dossier vert posé devant lui, à côté du rituel verre d’eau.
Un silence de plomb régnait dans la pièce, et tous les regards convergèrent vers le Premier ministre, avant de se tourner d’un même mouvement vers le Chef de l’Etat assis tout au bout de la grande table. Le grand match allait commencer, bien plus passionnant qu’à Roland Garros.
Lucas Zarkos avait bonne mine, et arborait un sourire carnassier qu’on ne lui avait pas vu depuis longtemps. Il était difficile de croire que le Président était passé si près de la mort quelques jours plus tôt. Il ouvrit le feu le premier :
« Alors, Frédéric, la cravate est en option ce matin ? Mais tu es à la bourre, je peux comprendre ! Allez, dépêche-toi de t’asseoir !
Frédéric Follin encaissa la gifle, et sentit sa belle assurance fondre à toute allure.
« Il veut te sécher tout de suite ! Il veut t’humilier, une fois de plus ! Il attaque parce qu’il est aux abois ! Te laisse pas faire ! Pense au coussin ! Pense au coussin ! »
Le coussin, comme tout le monde le savait au gouvernement, était l’accessoire indispensable de Lucas Zarkos pour paraître à la même hauteur que ses ministres lors des réunions. Un huissier le glissait délicatement sous les fesses présidentielles avant chaque séance. Un petit escabeau remplissait le même office lorsqu’il avait à parler debout, derrière un pupitre. Penser à ce coussin avait la même vertu psychologique que de penser à son supérieur assis sur la cuvette des WC pendant un entretien désagréable.
Frédéric Follin garda son sang-froid, et prit tout son temps pour s’installer, en faisant le plus de bruit possible avec sa chaise dont les pieds torsadés firent couiner le parquet ciré.
Certains ministres, parmi les plus fayots, firent assaut de mines affligées. D’autres lui envoyèrent des clins d’œil complices. Frédéric Follin n’était pas seul, et savait pouvoir compter sur la majorité de ses collègues. Et la majorité tout court.
-Vous avez raison, M. le Président. Au diable la politesse bourgeoise et les chichis protocolaires. Nous nous tutoyons hors de ces murs, n’est-ce pas ? Alors pourquoi pas ici ? Vous aimez faire du jogging et bousculer l’image hiératique du Président. A votre aise. Moi, c’est la cravate que je ne supporte plus…Mais je suppose que nous allons passer tout de suite à l’ordre du jour. Ordre du jour qui ne m’a pas été communiqué.
Les phrases étaient cinglantes, nettes et bien appuyées. Follin sentit un frisson parcourir l’assistance. Ses partisans se réjouissaient de voir le Premier Ministre montrer enfin qu’il en avait. Les autres se demandaient visiblement s’il n’était pas temps de lâcher un Président au bord du gouffre. Un partout la balle au centre !
Lucas Zarkos secoua nerveusement la tête et gloussa bêtement.
-Là tu m’épates, Frédéric. Je t’avais jamais vu comme ça. T’es finalement quelqu’un d’intéressant sous tes airs ennuyeux ! Bon allez, venons-en au menu du jour. Vous trouverez la nouvelle marche à suivre dans les dossiers posés devant vous.
-Non, dit Frédéric Follin.
-Comment ça, non ? répondit Lucas Zarkos d’une voix doucereuse. On ne veut plus travailler ? C’est la nouvelle politique que j’entends impulser qui ne te plaît pas, sans doute ?
-Exactement. C’est de la folie pure, Lucas. Une trahison envers nos électeurs et nos soutiens traditionnels. Une forfaiture à l’égard de nos engagements transatlantiques et européens. Et nous sommes nombreux ici à le penser !
Patrick Worms, Ministre du budget, vint à la rescousse du Chef du Gouvernement :
-Parfaitement. Votre nouveau programme est irresponsable ! Un véritable suicide économique ! Alors même que nous nous préparions à une douloureuse mais nécessaire réforme des retraites…
Zarkos gloussa bêtement, avec un regard de côté qui ne visait personne.
-Je m’attendais à ton intervention, Patrick, mais je me marre quand même. L’honnête homme. L’expert-comptable fait ministre. C’est tout toi, ça…Enfin, l’image que tu veux donner. Dommage que ça ne colle pas avec ce que mes services ont découvert depuis peu.
Patrick Worms déglutit péniblement, cherchant sur tous les visages un quelconque soutien. Il n’y trouva que de la gêne et de l’inquiétude.
-Où voulez-vous en venir, M. le Président ?
Zarkos fixa son Ministre comme le chat vise une souris.
-Les ordinateurs de Barcino ont parlé. Ceux de la WBEC également. Les ramifications du complot que j’ai dénoncé le 31 décembre sont maintenant à peu près toutes révélées. Et elles remontent jusqu’ici, dans cette pièce.
La stupéfiante nouvelle pétrifia le Conseil. Frédéric Follin sentit que l’affrontement lui échappait. Tous les Ministres se regardaient en chien de faïence, dans une ambiance digne du Politburo de l’époque stalinienne.
-Et…que…quel rapport avec moi ? bafouilla Worms.
-Le rapport ? Il se trouve que ton nom apparaît, avec quelques autres personnes ici présentes, dans le plan organisé par les ennemis de notre pays. Avec parfois des noms de code amusants. Toi par exemple, c’est le « trésorier ». Allusion sans doute à tes fonctions d’encaisseur pour le Parti majoritaire, et à tes magouilles avec les grosses fortunes du pays. Sous tes airs quelconques, tu étais quelqu’un d’important, on dirait…Félicitations !
Laissant Worms bouche béante et muet de stupeur, il se tourna vers Norbert Nerkouch, Ministre des Affaires étrangères, ex-star de la gauche morale passé au service de Zarkos après sa victoire aux présidentielles.
-Toi, Norbert, c’est l’ « ectoplasme »…le grand copain de la CIA.
Puis vers Jean-Loup Borlouis, Ministre de l’environnement :
-Toi, c’est le « crasseux ». J’avoue qu’ils ne se sont pas trop foulés !
Ensuite vers Justine Labarbe, Ministre de l’Economie et des Finances :
-Toi, c’est la « grue cendrée ». Sympa, et ça te va bien !
Le jeu de massacre se poursuivit avec Corinne Chabelot, Ministre de la Santé :
-Toi, c’est la « Castafiore » ! Facile… »
Il ignora le « Hôôô » indigné, à la limite du cri de poule, qu’il avait suscité chez la ministre, pour frapper verbalement sa proie suivante :
-Quant à toi, Estelle, je te laisse deviner ton surnom…
Estelle Lambin-Marie, Ministre de l’Intérieur, se dressa sur ses ergots :
-Cela suffit comme ça, M. le Président, vos insultes sont intolérables !
-Je crois que vous allez trop loin, renchérit le Premier Ministre, qui en était revenu au voussoiement. Tout ceci est ridicule et infâmant ! Je vous donne ma démission !
Lucas Zarkos frétillait d’aise :
-Que ne l’as-tu fait plus tôt, Frédéric ! Quel dommage que tu te sois laissé entraîner dans cette machination, toi aussi…
-Comment ça ? s’étrangla le Premier Ministre.
-La petite réunion d’hier soir, avec tes copains du Parti et du Premier Club... Tu t’en souviens, j’espère ? A l’heure qu’il est, tes amis sont sous les verrous en vertu de l’article 16 alinéa 14 2008, pour complot terroriste et haute trahison.
Les portes aux moulures dorées s’ouvrirent d’un coup derrière Frédéric Follin, qui se retrouva promptement encadré par deux gardes républicains dont les gants blancs s’abattirent sur ses épaules. D’autres gardes emplumés vinrent se placer derrière les six ministres dénoncés par Zarkos.
-Au nom de la République et de la Nation française, je vous mets en état d’arrestation !
Norbert Nerkouch se souvint tout-à-coup de son passé de farouche défenseur des droits de l’homme :
-Mais enfin, Lucas, voyons ! C’est ignoble ! C’est illégal !
-Oui, s’écria Estelle Lambin-Marie, un abus de pouvoir !
Le Président ricana :
-Fallait bien lire le texte, lorsque vous avez voté la révision constitutionnelle de 2008. L’article 16 modifié m’autorise à prendre toutes les mesures nécessaires à la défense de la Nation.
Frédéric Follin, livide, s’était levé :
-Chers collègues, vous assistez à une forfaiture ! Nous payons aujourd’hui notre aveuglement sur ce…cet homme !
Zarkos ignora le doigt accusateur tendu vers lui et fit un geste impatient destiné aux gardes :
-Bon, allez, allez, on va pas s’éterniser. Embarquez-moi tout ça, messieurs, merci !
-Tu ne vas pas t’en sortir comme ça ! gronda Follin tandis qu’on le poussait vers la sortie, menottes aux poignets, en compagnie de ses infortunés collègues.
Les portes se refermèrent sur le sinistre cortège, laissant le Président seul face aux autres ministres pétrifiés d’épouvante. Le silence n’était troublé que par les cris d’indignation de Corinne Chabelot qui se répercutaient dans les couloirs élyséens, de plus en plus faibles tandis qu’elle s’éloignait.
« Hôôô ! hôôô ! Mais quand même ! Quelle honte ! Hôôô ! »
-Vous savez quel était son surnom, à Frédéric ? Le « maso ». Bien vu, non ?
Zarkos considéra l’assistance d’un air nonchalant.
-Qu’est-ce que vous faites encore là, vous autres ? Marrant qu’il n’y en ait pas eu un seul, ou une seule, pour prendre la défense de ses collègues…Z’étiez tellement sûrs de leur culpabilité, ou trop lâches ? Enfin, je m’en fous. Vous pouvez ouvrir vos dossiers.
Les ministres, anéantis, ouvrirent leur chemise verte d’une main tremblante. Ils n’y trouvèrent qu’une grande page blanche, avec ces quelques mots :

VOUS ÊTES VIRÉ !!!

mardi 31 août 2010

2e volet : FANTOMARX AU POUVOIR,

Prologue : Recuerdos.

Province de Castellon, Espagne, avril 1938.

« Pasaren ! Pasaren ! » Le cri se répercutait de clocher en clocher, courait le long des rues étroites et poussiéreuses de tous les villages du Maestrat. L’effroi se répandait comme une traînée de cette poudre qui avait tant parlé en Espagne depuis près de deux ans. Ils étaient finalement passés, ceux que la pasionaria Dolorès Ibarruri appelait à arrêter dès 1936. Les colonnes nationalistes venaient d’atteindre la côte à Vinaros, coupant la zone républicaine en deux après une magistrale contre-offensive.
Les cloches du campanario de Corvera del Templo sonnaient un glas dur aux oreilles de Teofilo Fondar, alias « El Tiche ». L’homme venait à peine d’atteindre quarante ans, mais le poids des épreuves, de longues années de lutte et de misère l’avaient tanné, ridé et tordu comme le tronc d’un olivier centenaire. Il se tenait debout, un fusil russe en bandoulière, sur les remparts défoncés de l’antique château de son village. Il dominait ainsi le village lui-même massé sur les flancs de la colline, et disposait d’une vue magnifique sur les contreforts de la montagne, la plaine littorale et la mer qui miroitait au loin, avec ces villes côtières que les nationalistes étaient en train de conquérir une à une, faisant monter sur leur passage des panaches de fumée noire. Vinaros. Benicarlo. Peniscola. Puis viendrait Castellon.
Bientôt, des camions chargés d’hommes en armes monteraient vers les hauteurs, cahotant sur les routes défoncés, à travers les champs en terrasses plantés de vignes, d’oliviers et d’amandiers. Carlistes ou phalangistes, ou des soldats de l’armée régulière nationale avec un peu de chance, mais cela ne changerait pas grand-chose. L’heure des règlements de compte allait sonner aussi sûrement que grondaient les canons.
« On peut encore se battre, papa. Il reste des hommes valides au village. On peut se replier dans la montagne, organiser un groupe de partisans. Il paraît qu’Antonio veut en former un…
-Antonio est un imbécile, coupa sèchement Teofilo. Tout est foutu.
Il sentit son fils se raidir. Il ne voulait pas baisser les yeux vers lui, voir l’angoisse, la déception et la honte déformer son beau visage brun. Le garçon allait avoir treize ans, et savait manier les armes aussi bien que son père. Son jeune âge le sauverait peut-être de la fureur des fascistes, mais Teofilo ne parierait pas la moindre peseta là-dessus, surtout si on le prenait fusil à la main.
-Si nous continuons la lutte, avec le peu de munitions qui nous reste, nous n’aurons aucune efficacité. Les villages qui accepteront de nous ravitailler seront victimes d’horribles représailles. Et nous serons trahis tôt ou tard, notamment par ces chiens de Sant Calixto.
-Papa, tu ne peux parler comme ça ! Pas toi !
-Si, moi, justement ! s’écria Teofilo qui sentait la rage l’emporter sur le chagrin. Je sais de quoi je parle ! Je me bats depuis 1934, avant même le golpe des fascistes. J’ai vu naître cette république et je l’ai vu couler. Je me suis encore battu sur l’Ebre, où j’ai failli perdre ma jambe, et tout ça pour rien…
-Sur l’Ebre, on pouvait encore gagner, papa…
-Tais-toi ! Cette offensive était une connerie de plus. Nous n’avons fait que des conneries depuis 1936, perdu un temps précieux à jouer les révolutionnaires au lieu d’écraser l’ennemi avec méthode et discipline. »
Teofilo revoyait si nettement ce bel été 1936, cette ferveur sauvage qui s’était emparée de l’Espagne. Rouges contre fascistes. Républicains contre Nationaux. Le putsch en partie manqué de Mola, Sanjurjo et Franco avait déclenché une mobilisation brouillonne des forces populaires. Des miliciens de tout poil, souvent saouls comme des cochons, parcouraient le pays en quête de pillage, de meurtre et de viol. Des décennies de haine de classe accumulées explosaient tout d’un coup.
Teofilo et un groupe de copains du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste étaient partis à Castellon chercher des armes, des munitions et surtout des consignes. A leur retour, ils avaient trouvé le village investi par des anarchistes ivres de haine. Ceux-ci avaient organisé un « tribunal de peuple » sur la grand place de Corvera, et jugeaient à grandes goulées de vin épais et avec force slogans et injures tous les ennemis du « progrès social ». Parmi tous ces braillards équipés de bric et de broc, il y avait les pires bons à rien de Corvera, des excités venus du village voisin de Sant Calixto et quelques intellectuels aux yeux fous de Barcelone. Leurs chemises crasseuses puaient la sueur et la vinasse, et ils agitaient leurs flingues comme les exhibitionnistes remuent la queue.
Les Corverins qui se massaient autour de l’esplanade frissonnaient de sentiments contradictoires. La peur de faire partie de la charrette, la joie de voir d’autres y monter, l’espoir réel d’une vie meilleure, le plaisir malsain du spectacle de la mise à mort. Pour une fois, on ne se contenterait pas de charcuter un taureau.
Regroupés en un pitoyable petit troupeau, les « ennemis du peuple » attendaient d’être fixés sur leur sort. Pour la plupart des « caciques », propriétaires terriens grands ou moyens, artisans fortunés selon les critères locaux, les koulaks espagnols que la révolution prolétarienne allaient exterminer. Des « bourgeois » en costume froissé et poussiéreux connus pour leur vote à droite et étiquetés fascistes. Et un religieux, bête noire des anarchistes. Le père Raul, un brave type, qui avait appris à lire à la plupart des morveux du village. Parmi ses bourreaux figuraient quelques-uns des élèves auxquels il avait parfois tiré les oreilles.
Les anarchistes l’avaient arraché à son presbytère, obligé à assister au pillage et au saccage de son église et de l’ermitage situé deux rues plus bas. Ceux ou celles qui avaient voulu prendre sa défense ou empêcher le désastre avaient été violemment pris à partie. Ils étaient à présent terrés chez eux, le visage en sang et les mains tremblantes.
Quand Teofilo Fondar et ses compagnons déboulèrent sur la place dans leur camion aux essieux grinçants décorés de banderoles du POUM, toutes les têtes se tournèrent vers eux. La vieille Margarita s’était précipitée vers Teofilo aussitôt qu’il avait sauté de la ridelle, Parabellum au poing. Elle se signa discrètement.
« Teofilo ! Enfin tu es de retour ! Ces voyous commettent les pires péchés et salissent notre cause ! Fais quelque chose, je t’en prie !
Un murmure enfla rapidement dans la foule, qui se fendait pour laisser passer Teofilo et ses vingt camarades au torse bardé de cartouchières, pistolet et fusils Mauser prêts à servir.
« El Tiche ! El Tiche ! Il est de retour ! El Tiche est de retour ! »
Tout le monde dans le Maestrat connaissait El Tiche, son nom de guerre depuis 1934, lorsqu’il avait quitté le village pour aller se battre aux côtés des mineurs révoltés des Asturies. Traqué par la Guardia Civil pour avoir exécuté un infect señorito coupable du viol d’une jeune paysanne et relaxé par la justice officielle, El Tiche s’était caché pendant deux ans dans la Serra de Vallivana, ravitaillé par ses nombreux admirateurs. Le père Raul avait fait partie de ceux qui l’avaient hébergé et nourri, au nom du Christ miséricordieux.
C’était pour se moquer de ce Christ et de son serviteur que les anarchistes avaient dénudé le curé jusqu’à la taille, l’avaient fouetté jusqu’au sang et enfoncé sur sa tête une couronne d’épine qui lui faisait pleurer des larmes de sang. Ils l’obligeaient à porter une lourde croix volée à l’ermitage, sous laquelle le malheureux ployait de plus en plus. Si les autres « fascistes » portaient sur leur visage les stigmates de la violence, c’était sur le Padre que les anarchistes entendaient déchaîner tout leur sadisme. Au moment où Teofilo jaillissait de la foule et s’approchait du lieu du supplice, les bourreaux s’interrogeaient sur la suite à donner aux réjouissances. Leur chef, un Catalan trapu aux lunettes rondes et au béret noir, se tourna vers le nouveau venu avec un sourire mauvais.
Il cracha un morceau de chique sur le pavé jaune, à quelques pas des espadrilles du leader local du POUM.
« Tiens, tiens, El Tiche ! Tu arrives après la bataille, camarade, mais pas trop tard pour assister au châtiment des fascistes ! Tu veux que je t’en laisse quelques-uns ? Nous avons réfléchi à leur châtiment. Pour les bourgeois, une balle dans la tête ! Pour les caciques, montée au château sous la bastonnade, puis plongeon dans le vide ! Pour le curé, même ascension au Golgotha, et crucifixion ! Qu’en dis-tu, El Tiche ?
Teofilo prit une profonde inspiration. Il parcourut de son regard impénétrable la place écrasée de soleil, les visages transpirants et blêmes des prisonniers, les traits grimaçants de leurs bourreaux.
-Ce que j’en dis ? J’en dis que tu es un fils de pute, et que tu n’es pas mon camarade. J’en dis qu’il n’y a pas eu de bataille ici, et que tu souilles mon village par ta seule présence. J’en dis que si tu veux te battre, c’est ailleurs que ça se passe. J’en dis que tu es un lâche !
Ces paroles résonnèrent fortement, reprises en écho par les façades lépreuses. La lourde chaleur de juillet parut s’estomper tandis que se glaçait le sang des centaines de personnes agglutinées là.
Le Catalan pâlit sous l’outrage, la bouche tordue en un vilain rictus. Il cherchait ses mots, tout en tripotant la crosse du revolver pendu à sa ceinture. Les miliciens anarchistes firent claquer les culasses de leurs fusils. Ceux du POUM en firent autant. On allait droit au massacre. La guerre civile dans la guerre civile.
Teofilo pensa à la foule, tout autour d’eux. A ces femmes, ces gosses, ces vieux qui seraient fauchés par les balles perdues. Il pensa à ses hommes, derrière lui. Les anarchistes y passeraient probablement tous, mais à quel prix ! La révolution ne pouvait se saigner elle-même. Teofilo Fondar comprit qu’il fallait transiger, et poursuivit aussitôt :
-Tu veux du sang ? Prends tes prisonniers et va t-en ! Prends-les, sauf ces deux là…
Il désigna le curé et Ernesto, le boulanger de Corvera, que l’on disait de droite.
-Ces deux là sont du village, et nous avons besoin d’eux. Ils n’ont rien fait de mal !
Le Catalan soupesait ses chances, lui aussi. Sa trentaine d’hommes contre les vingt d’El Tiche, c’était un peu juste comme rapport de forces. Et la première balle du héros de Corvera serait pour lui. Il fallait être raisonnable. Il cracha à nouveau par terre.
-Tu n’empêcheras pas la révolution par tes insultes, El Tiche ! Mais je vais t’accorder ce que tu demandes…
Il aboya quelques ordres en catalan, et ses hommes se regroupèrent près de leurs camions garés en bas de la place, poussant devant eux leurs prisonniers, à l’exception du père Raul et du boulanger. Une femme en mantille noire se jeta aux pieds de Teofilo. C’était l’épouse d’un des captifs, le propriétaire de la plus grosse exploitation agricole de Corvera.
-El Tiche, supplia-t-elle d’une voix étouffée par les sanglots, tu ne peux pas les laisser emmener Alfonso ! Tu sais que c’est un homme bon ! Il ne t’a jamais fait de mal ! Il donnait du travail à tout le monde !
Teofilo voyait s’éloigner le vieil homme, très digne sous les insultes et les coups tandis qu’il grimpait dans le camion aux couleurs de la FAI. Que pouvait-on lui reprocher ? D’avoir hérité d’une belle terre ? Son paternalisme teinté d’un rien de morgue aristocratique ?
El Tiche serra les mâchoires. Une guerre et une révolution étaient en marche. Certains étaient condamnés par l’Histoire, en dehors de toute considération morale. S’il prenait la défense de Don Alfonso, c’en serait fini de son image de révolutionnaire. Il ruinerait le crédit du POUM au sein de la coalition républicaine au profit de ces fumiers d’anarchistes si puissants dans la région. On ne pouvait faire de tortilla sans casser des œufs. La mort de Don Alfonso et de quelques caciques calmerait la populace et permettrait une rapide réforme agraire, sans que son parti eût trop de sang sur les mains.
-Je suis désolé, grommela-t-il simplement. Vraiment désolé. »

*
Jusqu’en 1937, Teofilo fit partie du conseil municipal de Corvera del Templo. Il révéla certaines qualités de gestionnaire pour organiser au mieux la vie économique du village. Malgré la guerre, le ravitaillement et l’entretien des infrastructures locales furent assurés. Il épargna au village, par sa seule présence, les désastreuses expériences d’autogestion que les anarchistes mirent en place là où ils avaient pu s’implanter. Le père Raul ne fut plus jamais inquiété, mais les tourments infligés l’avaient brisé de l’intérieur. Il continuait à exercer son ministère, mais agissait comme un automate, sans plus jamais sourire, les yeux hantés par son martyre.
Ernesto le boulanger se plia sans rechigner à la mise sous tutelle publique de son entreprise, trop heureux d’échapper à la mort. Mais on murmurait dans le village qu’il continuait à correspondre avec quelques parents réfugiés en zone nationale, et qu’il priait en cachette pour la victoire des fascistes.
-Je m’en fous, rétorquait invariablement Teofilo. C’est un bon boulanger, le reste ne m’intéresse pas !
Il avait appris de Trotsky et de Lénine, ses maîtres à penser, que les professionnels utiles représentaient un atout précieux dans une révolution. Il valait mieux un boulanger fasciste travaillant pour vous que pas de boulanger du tout.
Teofilo quitta son village à deux reprises, pour combattre près de Madrid et à Guadalajara, et se fit à nouveau remarquer par sa bravoure, qui lui valut d’être décoré de l’Ordre des Héros de la République, un colifichet qu’il jeta au caniveau un soir de beuverie.
Comme bien d’autres, il avait vu avec angoisse la montée en puissance des communistes staliniens au sein de l’alliance républicaine. Le gouvernement, l’armée et l’administration étaient méthodiquement noyautés. Socialistes et modérés étaient mis au pas, convaincus de la nécessité de cette soumission pour obtenir l’aide massive de Moscou. Teofilo voyait venir la purge qui avait déjà commencé en Union Soviétique, mais il détestait trop les anarchistes pour se joindre à eux lors de l’insurrection de mai 1937, malgré l’alliance conclue entre eux et le POUM. La guerre civile dans la guerre civile ! Ce qu’il avait voulu éviter à tout prix l’année précédente se produisait finalement.
Convoqué à Barcelone sous prétexte d’un stage militaire, Teofilo fut arrêté et interné dans une sinistre forteresse, interrogé sans relâche mais sans trop de brutalité par une caricature de commissaire politique. Un chauve à casquette frappé de l’étoile rouge, qui grillait cigarette sur cigarette et lui soufflait la fumée au visage. Les accusations étaient loufoques, les questions sans queue ni tête. Teofilo finit par se lasser.
-Fous-moi la paix, camarade. Je suis trotskyste et ça t’emmerde ? Finissons-en et fais-moi fusiller !
Il fut jeté au cachot, privé de sommeil, de nourriture. Battu, parfois, sans raison ni question. Puis un matin, sans davantage d’explication, on vint le chercher pour lui faire revêtir un uniforme neuf de l’armée gouvernementale et l’expédier sur le front de l’Ebre. Sa blessure à la jambe lui valut de rentrer chez lui deux semaines avant l’offensive nationaliste en Aragon.
Et il était là, El Tiche, désabusé, sur les remparts du château en ruines de Corvera del Templo, aussi ruiné que ses espérances. Son fils rompit le silence :
-Papa, qu’est-ce qu’on peut faire, alors ?
-Se cacher, Tomas. Toi, ta mère et tes sœurs. Attendre que la fureur s’apaise, qu’on nous oublie un peu, et puis filer d’ici. Je connais un pêcheur, à Peniscola, qui pourra nous emmener où nous voudrons.
-Et toi, bien sûr !
-Bien sûr. J’ai dit « nous ».
-Mais où va-t-on se cacher ?
-Pas très loin d’ici. Chez Margarita. Je vais te montrer. Je m’y suis déjà planqué il y a deux ans avant de filer vers la montagne.

*

La cachette était excellente, même s’il fallait s’accommoder d’une humidité relative et de l’éclairage vacillant de quelques bougies. Sans parler de l’odeur de renfermé, à laquelle ils échappaient de temps à autre, le soir, à l’occasion d’un court paseo à l’air libre. Mais ce que Tomas y découvrit, par le plus grand des hasards, redonna un espoir fou au gamin. Sa mère et ses deux sœurs dormaient encore lorsqu’il vint réveiller son père pour lui montrer sa trouvaille.
Il fallut se faufiler dans les éboulis, ramper comme des taupes et grimper le long d’une cheminée aux parois instables. Pour enfin déboucher dans la crypte, trop vaste pour que la lampe tempête de Teofilo ne puisse l’éclairer en totalité.
« Qui étaient ces gens, papa ?
-Les Templiers. Nous devons être dans les souterrains du château. Cette forteresse leur appartenait, au Moyen Âge.
-Et tout ça maintenant, c’est à nous ?
-Au peuple, Tomas ! Mais ceci doit rester secret. N’en dis pas un mot à ta mère, ni à Ana, ni à
Paquita. Pas pour l’instant. Il faudra bien réfléchir à l’usage que nous ferons de tout ceci. Et surtout éviter qu’il ne tombe entre les mains des fascistes !
La répression fut moins effroyable à Corvera del Templo que Teofilo ne l’avait redouté. Beaucoup des « rouges » les plus notoires avaient déguerpi, et tout le monde était persuadé que la famille Fondar s’était jointe à la masse des réfugiés qui convergeaient vers Valence. Parmi ceux qui n’avaient pas voulu fuir, Antonio et quelques irréductibles avaient pris le maquis. Mais comme Teofilo l’avait prévu, ils furent dénoncés, capturés et fusillés avant la fin du printemps.

*

Un matin d’automne, à l’aube, alors que Teofilo et les siens s’apprêtaient à fuir le village dans une carriole conduite par un ami sûr, la vieille Margarita vint en larmes les rejoindre dans la remise où l’on attelait la paire de mulets.
« El Tiche ! Quelqu’un nous a trahis ! Les gardes civils encerclent le village ! Tous les chemins sont coupés ! José devait aller à Vinaros, et il est tombé sur eux ! Ils disent qu’ils te cherchent !
-Qui nous a trahis ? s’indigna Maria, la femme de Teofilo.
-Pas difficile à deviner, répliqua son mari d’une voix lasse. Qui peut savoir que depuis quelques mois, la vieille Margarita et sa famille consomment beaucoup plus de pain que d’habitude ?
-Ernesto, le boulanger ! Quelle ordure ! Et dire que tu l’as sauvé il y a deux ans !
-Je vais tuer ce fumier, gronda Tomas.
Teofilo prit appui contre le mur de pierre fraîche, et passa une main sur son front moite.
-Tu attendras, Tomas, tu attendras le temps qu’il faudra, mais aujourd’hui tu ne feras rien du tout…
Il prit sa femme par les épaules et l’embrassa tendrement sur le front.
-Maria, tu vas redescendre dans la cachette avec les enfants. Vous repartirez demain ou après-demain, quand ils auront levé leurs barrages. Le pêcheur vous attendra au moins une semaine avant de partir au large. Tu sais où le trouver à Peniscola, et les faux papiers sont les meilleurs que j’aie pu acheter à ce filou de Pablo.
-Mais…
Il se tourna vers Margarita :
-Toi, fais courir le bruit que ma famille est partie depuis deux jours vers la montagne, dans une cachette connue de moi seul près de Vallivana. Et que je t’ai menacée pour t’obliger à nous cacher dans ta maison. Le père Raul prendra ta défense.
-Mais et toi ? s’écria Maria.
Les trois enfants étaient en pleurs. Même la plus jeune commençait à comprendre.
-C’est moi qu’ils cherchent. Ils veulent El Tiche ! Quand ils m’auront attrapé, ces chiens se calmeront. Si je ne me livre pas, ils monteront fouiller le village maison par maison, en commençant par celle-ci. Même s’ils ne nous débusquent pas, ils s’en prendront à Margarita et à d’autres. Ils prendront des otages, fusilleront à tour de bras comme ils l’ont fait ailleurs !
« Jusqu’ici, Corvera n’a pas trop souffert, et je ne veux pas que cela change à cause de moi. Ils veulent El Tiche ? Je vais le leur donner ! »

*

Une brume épaisse montait de la plaine, telle une mer de nuages à l’assaut des contreforts rocailleux piquetés d’arbustes, quand Teofilo Fondar se présenta au capitaine Huerto sur la route en lacets qui montait au village. Malgré ses allures de ganache fasciste, avec son baudrier, ses moustaches cirées et ses sourcils charbonneux sous son chapeau de cuir bouilli, l’officier se montra respectueux, apparemment très fier d’avoir capturé facilement un aussi prestigieux gibier.
Quand un garde s’avança pour lier les poignets de Teofilo, le capitaine secoua la tête :
-Inutile ! Et il aura besoin de ses mains libres pour monter lui-même dans le camion. Pas vrai, El Tiche, que tu ne nous feras pas d’ennuis ?
-Je ne ferai plus d’ennuis à personne désormais.
El Tiche leva les yeux une dernière fois vers son cher village blotti au pied de son château, que le brouillard encerclait avant de l’engloutir. Une petite foule s’était massée le long du parapet de pierre, trente mètres plus haut, pour un « adios » silencieux. Il pensa à Don Alfonso, sacrifié avant lui au bien être des siens. Puis il monta dans le camion aux amortisseurs fatigués.

A suivre…