dimanche 10 avril 2011

2e partie, chapitre 3: Frappantes retrouvailles.

Frédéric Follin se réveilla avec un mal de tête carabiné. Pendant quelques instants, il flotta dans un brouillard de lumière où dansaient de fugaces et désagréables images. Il se prit à croire que tout ce qu’il venait de vivre n’était qu’un vilain cauchemar. Le Premier Ministre allait reprendre pied dans une réalité confortable, dans son logement de fonction de Matignon, et appliquer le plan conçu la veille par Pinsk, Pécot et Robert.
Primo, flanquer sa démission à la gueule du Président. Secundo, prendre la tête d’une rébellion parlementaire qui ne pourrait que contraindre Zarkos à se soumettre ou à se démettre. Tertio, virer le nabot de l’Elysée et prendre sa place sous les hourras d’une Droite rassurée. Lucas Zarkos n’avait jamais été au quart de la cheville du Général De Gaulle, mais Frédéric Follin se voyait bien dans la peau d’un Pompidou.
Pourtant, quelque chose n’allait pas. Ce qu’il croyait avoir vécu en rêve avait le goût âcre du réel. Et cet endroit, que ses yeux embués découvraient peu à peu tandis qu’il se relevait sur son séant. Cet endroit…Mais merde, où était-il donc ?

*

La pièce était vaste, et assez peu meublée en dehors du lit king size qui en occupait un coin, et sur lequel il avait repris ses esprits. Une salle plutôt qu’une pièce, d’au moins soixante mètres carrés, au plafond voûté et aux murs de pierre calcaire, avec quelques piliers massifs ici ou là. Pas de fenêtre apparente. Une cave, ou une crypte. Un grand écran plasma était fixé sur l’un des murs, et un rideau masquait l’entrée de ce qui semblait être une alcôve. Un peu plus loin, une lourde porte métallique fermait la seule autre issue visible. Frédéric Follin se leva péniblement, découvrant alors la tenue dont on l’avait affublé.
Un jogging jaune fluo et des charentaises des plus ringardes. Que signifiait cette comédie ? Il fit quelques pas, jusqu’au pilier le plus proche où il prit appui, la tête lui tournant encore un peu. Son regard accrocha un grand tableau fixé au mur, un tableau abstrait aux couleurs et aux lignes tranchées, où un corps immense démantibulé paraissait s’effondrer au ralenti. L’œuvre était intitulée : Statue de la Liberté, New York. Et les initiales du peintre : DV. Il y a avait quelque chose de cauchemardesque dans tout ça, mais le contact frais de la pierre du pilier l’assurait qu’il ne rêvait pas.
Frédéric Follin s’approcha de la porte en métal sans serrure ni poignée apparente, et frappa quelques coups timides.
« Il y a quelqu’un ? Ouvrez, s’il vous plaît ! »
Les images de ce qu’il avait vécu depuis son arrestation revenaient en foule, écrasantes. Avec les autres ministres, il avait été poussé sans ménagement hors du palais de l’Elysée, côté jardin pour plus de discrétion. Dans une allée gravillonnée les attendait un gros fourgon noir aux vitres opaques, entouré de solides gaillards armés et en civil. Les gardes républicains les remirent à ces types et les aidèrent à passer les menottes aux prisonniers.
« C’est un outrage ! avait gueulé Nerkouch. Un déni de justice !
-Hôôô ! Hôôô ! gloussait toujours Corinne Chabelot, dont ne savait trop si elle était prise d’un rire nerveux ou si c’était sa façon à elle de crier son indignation.
Follin et les autres restaient muets, toujours sous le choc de cette situation inimaginable pour des hommes et des femmes de pouvoir, être ainsi jetés dans un panier à salade comme de vulgaires truands de bas étage.
Ils montèrent dans le fourgon cellulaire et furent enchaînés les uns contre les autres sur deux banquettes en vis-à-vis. Quatre gardes se s’installèrent avec eux, deux près de la double porte, les deux autres contre la cloison qui les séparait de la cabine. Quand les portières furent refermées, une désagréable sensation d’enfermement s’empara des sept prévenus, auxquels l’éclairage cru du plafonnier donnait une mine affreuse. On ne voyait plus rien de l’extérieur.
Le véhicule démarra en faisant à peine crisser le gravier.
« Où allons-nous ? demanda enfin le Premier Ministre.
-Vous le saurez en temps utile, répondit l’un des gardes, une vraie face de maton avec ses maxillaires puissantes. Le fil d’une oreillette chatouillait le col de sa veste à col Mao.
-Mais que…que va-t-il se passer ? renchérit Justine Labarbe. Nous devons appeler nos avocats !
-Vos avocats seront prévenus, répliqua l’autre, impassible.
Il se passa quelques minutes, interminables pour les ministres coffrés, qui tanguaient les uns contre les autres au gré des virages et des coups de freins du fourgon cellulaire.
« Izon pa mi la srène…grommela Jean-Loup Borlouis, qui faisait face à Frédéric Follin.
Le visage chiffonné du ci-devant ministre de l’Ecologie était agité de tics. Follin se fit répéter la bouillie verbale.
« Ils ont pas mis la sirène…j’sais pas si c’est bien normal.
-Nous sommes des ministres, quand même ! protesta Estelle Lambin-Marie, plus grande bourgeoise et chuinteuse que jamais. Il est normal que tout cela se fasse dans la discrétion !
A ce moment, l’homme à forte mâchoire et au col Mao pencha la tête sur le côté, deux doigts derrière l’oreille. Il recevait visiblement des instructions.
« OK…bien reçu…nous procédons à l’étape B. »
Il fit un léger signe de tête à ses hommes, et tous les gardes sortirent de leur veston un masque à oxygène transparent relié par un fin tuyau à une petite bouteille. Le chef de groupe appuya sur un bouton situé au plafond, juste au-dessus de lui.
« Hé, mais qu’est-ce que ça veut dire ? protesta l’ancien toubib Norbert Nerkouch.
Frédéric Follin crut percevoir un léger sifflement. Une fuite de gaz. Il y eut un mouvement de panique parmi les prisonniers, trop étroitement enchaînés pour pouvoir tenter quoique ce soit, sinon faire un concert de cliquetis et d’exclamations affolées.
« Tout cela est sans danger, mesdames messieurs, déclara sans broncher le chef des geôliers d’une voix rendue nasillarde par le masque. Vous allez vous endormir tranquillement… »
Et de fait, ils plongèrent tous les sept dans les bras de Morphée, basculant les uns contre les autres tels des dominos mous. Le Premier Ministre eut encore le temps d’entendre l’homme aux grandes mâchoires nasiller dans son micro :
« Eboueur à Déchetterie. Les poubelles sont rangées…je répète…les poubelles sont rangées. Nous dirigeons vers le Centre pour l’étape C. Terminé ! »

*


Mais où était-il donc ? Frédéric Follin ne cessait de se le demander tout en achevant le tour de sa prison. Tout cela était complètement absurde. Dément.
« C’est du délire. Un effet du gaz qu’on nous a fait respirer. » Et les autres détenus ? Où étaient-ils donc, ceux-là ? Frédéric Follin n’avait guère d’estime pour ses six camarades d’infortune, sinon le vague sentiment de camaraderie qu’avaient éprouvé les pantins d’un gouvernement fantôme, aux fonctions depuis longtemps confisquées par les conseillers du Président. Le club des faire-valoir, pour ne pas dire des cocus du Zarkosysme. Mais il aurait donné beaucoup pour qu’ils soient là avec lui, afin de briser ce sentiment croissant de panique et de désespoir qui lui montait du ventre.
Derrière le lourd rideau de brocart, l’alcôve assez grande abritait une vraie salle d’eau, avec cabine de douche, lavabo et WC. Un jeu de double miroir permit à Follin de découvrir les mots imprimés en rouge sur le dos de son sweat-shirt fluo.
JUST CALL ME DROOPY !
Très spirituel ! Le Premier Ministre sentait la rage chasser la peur. Cet enfoiré de Zarkos en faisait un max pour l’humilier, l’écraser jusqu’au bout, au mépris de toutes les règles de droit. Ah, s’il pouvait, ne serait-ce qu’un instant, avoir ce fumier entre ses pattes !
Un léger chuintement le fit se retourner. La porte métallique venait de coulisser latéralement dans le mur, dégageant un grand rectangle de lumière jaune dans lequel se découpait une courte silhouette noire. Celle-ci fut comme poussée dans la salle, et la porte se referma derrière elle dans un souffle. La lumière douce des plafonniers disposés ça et là éclairaient suffisamment l’intrus aux yeux de Follin.
Un petit homme brun d’un mètre soixante-cinq à tout casser, en tee-shirt et short d’un bel orange fluo, avec quelques mots imprimés sur la liquette en capitales rouges :
CIA SPECIAL AGENT
Handle with no care !

Il était impossible de ne pas reconnaître ce type, malgré son accoutrement ridicule de cycliste ultra-kitsch. Lucas Zarkos en personne !
« Frédéric ! C’est bien toi ! Je suis bien content de… »
Zarkos n’eut pas le temps de finir. Le Premier Ministre avait fondu sur lui et enserrait sa gorge de ses doigts velus.

*
« Espèce de petite ordure ! hurla Follin. T’aurais pas dû venir me narguer sans tes gorilles emplumés ! Je vais te crever, salopard ! Te crever ! »
Les yeux exorbités, Lucas Zarkos ne pouvait qu’émettre de vagues gargouillis et se débattait comme un beau diable pour desserrer l’étreinte sauvage de son ex-Premier Ministre. Le petit homme brun avait toutefois de l’énergie et de la ressource. Passé quelques instants de mortelle surprise, il fit la seule chose à faire : un bon coup de genou dans les parties molles de son agresseur.
Frédéric Follin recula en beuglant comme une bête, plié en deux sur sa douleur. Quand il eut repris un peu de force, des papillons devant les yeux, il s’aperçut que Lucas Zarkos s’était réfugié derrière l’un des massifs piliers de la crypte :
« Mais tu es malade ou quoi ? Qu’est-ce qui te prend ?
-Tu oses me le demander ! gronda Follin en s’avançant vers lui. Tu m’as eu par surprise, enfoiré, mais cette fois…
Il s’avança d’un pas lourd, hésitant mais non moins menaçant, la rage l’aidant à surmonter les traits douloureux qui lui vrillaient les testicules. Zarkos semblait affolé, cherchant en vain une arme quelconque. Une partir de trape-trape commença alors d’un bout à l’autre de la crypte, entre l’ancien Premier Ministre et son Président. Follin avait une certaine allonge, mais Zarkos ne manquait pas de vivacité. Sa pratique du jogging trouvait ici tout son intérêt.
Ce petit jeu du chat et de la souris ponctué de halètements rauques fut interrompu par l’ouverture de la porte blindée, tandis que résonnaient les accords sinistres d’un orgue invisible.
Cette musique tonitruante arrêta net les protagonistes, qui se tournèrent vers un nouveau venu à la silhouette trop familière, encadré par deux grands types en combinaison et cagoules noires.
« Fantômarx ! s’exclama Frédéric Follin. C’est donc lui qui…
-Mais oui, crétin ! grogna Lucas Zarkos. Si tu m’avais laissé le temps de parler ! »
L’homme au masque rouge émit son fameux rire sardonique :
« Il ne faut pas en vouloir à votre ancien paillasson, M. Zarkos. Je me suis permis de l’utiliser pour vous jouer ce petit tour, et je m’en félicite. Vous formez une paire de comiques irrésistibles ! »
Les deux anciens dirigeants français, essoufflés, contemplaient leur geôlier avec un mélange de crainte et de colère.
« Je ne comprends plus rien, lâcha le Premier Ministre.
-Ceci va peut-être vous aider à y voir plus clair, répliqua Fantômarx en faisant claquer ses mains gantées.
L’écran géant du fond de la salle s’illumina soudain. Une présentatrice du journal de 13 heures de FT1 affichait une mine dramatique :
« …nous allons donc tout de suite rejoindre Ahmed Boulaouane, en direct du camp militaire de Captieux, en Gironde, où je vous le rappelle sont internés depuis plusieurs jours les membres du gouvernement accusés de haute trahison… »
Ledit Boulaouane, apparut, la mine non moins grave, avec en arrière plan la façade d’une caserne aux murs défraîchis. On devinait la foule des autres journalistes se bousculant non loin de lui.
« Oui Audrey, je vous reçois bien. Les officiels viennent de nous le confirmer, c’est bien le Premier Ministre, ou plutôt l’ancien Premier Ministre, qui va bientôt apparaître sur le perron de ce bâtiment, juste derrière moi. Je vous rappelle que c’est lui qui a demandé à faire cette déclaration à la presse, avec l’appui de ses avocats, et que l’autorisation de la prononcer lui a été confirmée ce matin. C’est à un moment sans précédent dans l’Histoire de la Ve République que nous allons assister ! »
-Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? grommela Follin. Ce n’est pas moi qui…
L’envoyé spécial de FT1 s’excitait soudain, tandis que la caméra faisait un gros plan sur la double porte de la grosse bâtisse en train de s’entrouvrir.
« Le voici ! C’est bien lui ! Frédéric Follin ! »
Estomaqué, le Premier Ministre se découvrit à l’écran, encadré par des gendarmes et ses deux avocats, maîtres Kiejner Metzman. Le visage défait, les yeux humides, son double paraissait quémander la pitié des téléspectateurs :
« Mesdames, messieurs, mes chers compatriotes…[toux d’embarras]…c’est dévoré par la honte que je m’adresse à vous, au nom de tous mes codétenus. Oui, je le reconnais, j’ai participé à un complot de grande ampleur contre le Chef de l’Etat et sa nouvelle politique. Il serait trop de développer ici les tenants et les aboutissants de cette sombre machination, et je réserve aux magistrats instructeurs les détails de mes aveux. Sachez simplement que de puissants intérêts financiers, soutenus par un pays étranger, sont à l’origine de l’affaire. »
Frédéric Follin, le vrai, était comme tétanisé, la bouche ouverte sur le néant. Son clone poursuivit :
« Je suis simplement venu demander pardon à ma famille, mes amis, et tous mes concitoyens…[sanglot étouffé]…Je les supplie de croire que j’ai sincèrement pensé agir au mieux, dans l’intérêt des miens comme celui de la France…Je me suis lourdement trompé…j’ai été lourdement trompé…j’espère désormais que le Président Zarkos réussira dans son courageux projet de redressement national et de justice sociale…A lui aussi, je demande pardon… »
Ahmed Boulaouane rendit l’antenne après de vaines tentatives de ses confrères d’obtenir quelques phrases de plus de l’ex-Premier ministre, que ses gardiens entraînèrent sans plus attendre à l’intérieur du bâtiment. La présentatrice passa le relais à l’une de ses collègues, en direct de l’Elysée, où le Président Zarkos avait tenu à réagir à chaud.
Follin se tourna vers l’autre Lucas Zarkos, celui qui se tenait à ses côtés, qu’il avait tenté d’étrangler et qui lui avait brisé les couilles, pour une fois au sens propre.
« Mais ça ne peut pas être…vous…tu es bien là, non ?
-Tout comme toi, crétin, répliqua le petit homme. Tu commences à me croire, maintenant ?
Sur le grand écran, le « Président » affichait une tristesse bien imitée, avec sa tête penchée et ses yeux de Cocker :
« Je suis vraiment accablé de tout ce que je viens d’entendre…Mais mes convictions intimes me laissent croire que chacun a droit à la rédemption. M. Follin devra rendre compte de ses actes devant la Haute Cour de Justice, et de sa coopération à la bonne marche de l’enquête en cours dépendra son avenir. »
L’écran s’éteignit, et les deux prisonniers se tournèrent d’un même mouvement vers leur geôlier. Fantômarx éclata à nouveau de son petit rire sardonique :
« Eh bien, messieurs, je crois que vos remplaçants sont largement à la hauteur de leur fonction ! Il va être temps pour moi de vous trouver de quoi occuper vos loisirs. Au vu de ce qui je viens d’observer, le plus urgent est de vous apprendre à travailler, enfin, en équipe !
-Qu’est-ce que vous voulez dire ? Qu’est-ce que vous nous voulez, à la fin ? s’exclama Frédéric Follin.
-Vous n’allez pas tarder à le savoir ! »

A SUIVRE…