Chapitre 22 : Trahison.
Bienvenidos a Las Canoas ! Un écriteau défraîchi cloué au tronc d’un papaoyer à feuilles rouges [arbre très rare que l’on ne trouve qu’au Parc national d’Iguazu : inutile de vérifier, très peu sont au courant, NDA] annonça au détour du sentier que Sarah et Terrasson touchaient au but. Ce lieu-dit se dressait au fond du dernier méandre que dessinait le fleuve avant les chutes d’Iguaçu, lopin d’humanité entre le flot noir et la jungle. Un soleil blême que l’on devinait redoutable commençait à déchirer la brume, mais la rive brésilienne restait cachée au regard par les îles boisées qui striaient le fleuve avant les cataractes grondant au loin.
Le site de Las Canoas était constitué d’un ensemble de grandes cases sur pilotis plantées dans une rive boueuse parsemée de quelques rochers gris. Les cases au toit de paille étaient reliées les unes aux autres par une série de passerelles le long desquelles gambadaient des petits singes criards. Un ponton branlant s’avançait sur le fleuve, jouxtant un hangar à bateau apparemment fermé.
-Mérite pas trop son nom, ce patelin, grimaça Terrasson. Pas un bateau en vue ! Ni personne d’ailleurs…
-Ce n’est qu’un relais pour les randonneurs, expliqua Sarah. Une clientèle de bobos ayant soif d’ « authenticité », de contact avec Mère nature. Ils viennent ici par le fleuve ou divers sentiers depuis les hôtels de luxe construits près des chutes, se reposer ou se ravitailler, avant de repartir à pied ou en bateau. A des fins pratiques et pour faire plus écolo, on a installé des panneaux solaires et des toilette sèches. De l’extérieur, ça ne paye pas de mine, mais les chambres sont assez confortables.
-Et qui tient les lieux ?
-Un couple que j’ai recruté moi-même, quand je travaillais pour le Parc national. De braves gens, vous allez voir…
Ils attendirent que deux hélicoptères qui filaient au ras des arbres disparaissent vers l’ouest avant de se risquer à découvert.
Tandis qu’ils approchaient, Sarah et Terrasson entendirent distinctement une musique entraînante provenant de la première case -celle de la Recepcion, à en juger par le panneau peint au pochoir fixé sur la plus grande porte.
« Cu-uba !
Quiero bailar la salsa !
Cu-uba !
Quiero bailar la salsa ! »
-Je connais ça, dit le capitaine avec un petit sourire. Pas très authentique, mais ça fait plaisir à entendre… qui chantait ce truc, déjà ?
-Les Gibson Brothers. En 78, je crois…
-Là, vous m’en bouchez un coin ! Du moins, l’un des rares que vous ne m’avez pas encore bouchés.
Ils éclatèrent de rire, tout en gravissant les marches grinçantes de l’escalier assez raide menant à l’entrée de la case. Agrippé à la rambarde de la véranda, un perroquet jaune et vert les salua bruyamment :
-Ola, que tal ? Como te llamas ?
-Muy bien, répondit la jeune femme. Me llamo Sarah. Y tu ?
-Pedro, Pedro ! Me llamo Pedro ! Bienvenidos ! Bienvenidos !
Le volatile se balançait gaiement sur la rambarde.
Devant l’air ahuri de son camarade, Sarah expliqua :
-Ben oui…il faut toujours répondre à Pedro. Sinon, il s’énerve. C’est le signal d’alarme, ici. Il a beau me connaître, il pose toujours la question. Il est un peu con, cet oiseau ! Mais il plairait certainement à Von Hansel.
La réception était une pièce un peu sombre, éclairée par la lumière du jour filtrant de volets en bois pivotants. Elle puait la sueur et le tabac froid. La décoration franchement sordide, genre tête de jaguar empaillée et posters de Maradona aux couleurs passées, ne valait guère qu’on s’y attarde. Un type émergea de derrière un comptoir encombré de paperasses et de bouteilles vides, sur lequel braillait un petit poste de radio. Le gars coupa le sifflet aux Gibson Brothers avant de se placer dans un rayon de soleil, sous un ventilateur époumoné qui brassait lentement un air moite.
Son corps maigre et maladif, au teint jaune, flottait dans un débardeur douteux et un pantalon de toile maculé de graisse. Des cheveux drus et grisâtres s’emmêlaient au-dessus d’un front bas. Les joues flasques devaient connaître le fil du rasoir une ou deux fois par semaine. Terrasson se sentit mal à l’aise sous le regard inquisiteur de petits yeux noirs enfoncés et rapprochés de part et d’autre d’un énorme tarin. Un très large et non moins inquiétant sourire fendait ce visage d’une oreille décollée à l’autre. Serge Gainsbourg sous les tropiques !
-Ay, Sarah ! Como estas ? dit le gars d’une voix rauque, chuintant curieusement et sans la moindre trace d’accent espagnol ou argentin.
Sarah, visiblement pas dégoûtée, serra chaleureusement la main du type :
-Très bien, très bien ! Luis, je te présente un ami…pour l’instant, tu peux l’appeler capitaine. Et laisse tomber ton espagnol de cuisine, il est français comme toi !
-Salut, ça va ? bougonna Luis en lui tendant une main molle et moite. J’suis content d’rencontrer un compatriote dans ce foutu pays !
-Pareil pour moi, lâcha Terrasson en se forçant à sourire.
Une petite bonne femme au visage fripé et au nez de travers, très mate de peau se précipita dans la pièce en s’écriant :
-Oh là là, ma petite Sarah, vraiment, c’est affreux ce que je viens de voir à la télé, la Colonia détruite par une bombe géante, et ils diffusent ton portrait en disant que tu es une terroriste, mon Dieu mon Dieu, je ne peux pas y croire, vraiment, c’est affreux, ma petite Sarah…
Son phrasé décousu était à la fois languissant et intarissable. Terrasson ne savait pas s’il devait rire ou lui coller une baffe. Sarah Estevez la prit par le bras et réussit l’exploit de couper la logorrhée :
-Rosarita, je t’en prie, calme-toi ! La Colonia a été détruite, c’est vrai, mais je n’y suis pour rien…
Terrasson apprécia l’aplomb de la jeune femme.
-Ce qu’ils disent à la télé n’est que mensonge, tu peux me croire. Ce serait trop long de tout vous expliquer, et il vaut mieux pour vous deux que vous n’en sachiez pas trop. Le capitaine et moi sommes poursuivis par des gens très dangereux, qui ont acheté la complicité des autorités. Nous avons besoin de passer le fleuve le plus rapidement possible ! Reste-t-il un bateau ?
A ce moment, un fracas de rotor fit trembler la baraque de toutes ses planches avant de s’estomper peu à peu. Luis alla regarder dehors.
-Encore un d’ces foutus hélicos…ils n’arrêtent pas depuis cette nuit. C’est pour vous, tout ça ?
-En partie. Bon, Luis, où sont les bateaux ?
-On a reçu un groupe de touristes Ricains et Chinetoques hier après-midi, et ils ont pris tous les canots. Ils doivent revenir ce soir, mais il est possible que ce ramdam les fasse rappliquer plus tôt.
-Où devaient-ils aller ? » Sarah venait de songer avec inquiétude au « peuple » de Felipe, à présent lâché dans la nature, affamé de protéines.
-Ben, j’sais plus trop…remonter un affluent, le Rio Guapo, je crois…Puis camper au refuge de Selva Grande.
-C’est pas tout près. On ne pourra pas les attendre. Et le Voladora Ardilla ? Ils ne l’ont pas loué, quand même ?
-Non, non, t’affole pas…Il est dans le hangar à bateaux. Mais le moteur cafouillait la dernière fois que je l’ai fait tourner.
-Tu peux le réparer, Luis ?
-Ben, ouais, j’peux essayer.
Il pouffa de manière grotesque. Rosarita embraya aussitôt :
-Oh oui, mon Dieu, répare-le, Luis, puisque la petite te le demande, nous lui devons bien ça tu sais, et…
-Ouais, ouais, ça va, ça va…j’vais m’en occuper.
Il sortit en maugréant dans sa barbe naissante, harcelé par sa femme :
-Et pronto, pronto, hé ? Bon…mais vous avez l’air épuisé tous les deux, et tout crottés, et avec le Monsieur qui a l’air blessé, mon Dieu, mon Dieu, vous devez avoir faim aussi, et soif, et…
-Oui, tu as raison, Rosarita, coupa la jeune femme avec une pointe d’énervement dans la voix. Nous devons nous reposer un peu, le temps que Luis répare le moteur. Est-ce que la chambre 12 est disponible ?
-Mais bien sûr, bien sûr, tous les randonneurs sont partis et les chambres sont faites. Je te donne la clé. Vous allez pouvoir vous débarbouiller, je vais vous apporter la trousse de secours et de quoi manger…et des vêtements propres aussi, je dois en avoir à votre taille.
Elle alla chercher la clé derrière le comptoir et la remit à Sarah en chuchotant, l’air canaille, un large sourire accentuant les rides de son visage :
-Dis-moi Sarah, ce beau jeune homme là, lui et toi, hein…
-Je te laisse imaginer ce que tu veux, Rosarita.
Celle-ci salua leur départ d’un clin d’œil lourdingue.
*
Les faux époux Delpeyrat étaient arrivés devant un bel immeuble sis au 11, rue de l’Alboni, dans le 16eme arrondissement. C’était à deux pas de la station Passy qu’ils venaient de quitter, juste devant un charmant petit square aux arbres déplumés en cette saison.
-Voilà donc le nid d’amour de ta copine, commenta Jean-Marie. Ça n’a pas l’air mal !
-Attends d’avoir vu l’intérieur…
Il n’y avait pas de concierge, mais un digicode dont Mylène connaissait la combinaison. Passé le hall avec son marbre et ses plantes vertes, il y eut un ascenseur un peu vieillot et grinçant qui les mena au sixième étage. L’appartement comptait cinq pièces, très cosy, avec des diffuseurs d’huiles essentielles un peu partout. Un grand balcon orienté au sud permettait d’admirer la Seine et les structures brunes de la Tour Eiffel. Le soleil était un peu terne, mais rarement Paris ne leur avait paru si beau.
-J’ai hâte de balancer ces horribles frusques, s’écria Mylène en déballant leurs emplettes.
Le couple avait dépensé une partie de son petit magot dans la première boutique de fringues pas trop ruineuse qu’ils avaient pu dégotter. L’air pincé des vendeuses, au lieu des les révolter ou de les démoraliser, leur avait donné le fou rire. Jean-Marie s’était même amusé à roter et à péter, histoire d’enfoncer le clou.
-Quitte à passer pour des Deschiens, autant y aller carrément. C’est comme si on était déguisé, finalement !
« Pas tout-à-fait, non… » songea Mylène en se regardant dans le miroir de la petite mais adorable salle de bain de Bérénice. Le corps de Zézette lui faisait horreur, avec cette peau d’orange, ces seins flasques, ce ventre pendant sur un pubis en friche où devait grouiller toute une vie répugnante. Et ce visage ! Jamais elle ne pourrait s’y faire…
La douche chaude et délicieuse ne parvint pas totalement à chasser ses idées noires.
Après s’être habillée de frais, la jeune femme céda la place à son compagnon. Elle avait, tout comme lui, choisi des vêtements simples, confortables et sportifs, avec rechange pour chaque pièce.
-Un bon conseil, dit-elle, fonce sous la douche et évite le miroir !
Quelques minutes plus tard, Mylène et Jean-Marie se prélassaient dans de douillets fauteuils, face à un immense écran plasma allumé sur une chaîne d’information continue. Réflexe professionnel des journalistes qu’ils étaient encore deux jours plus tôt.
-Il nous reste combien de temps avant midi ? demanda le jeune homme.
-Plus d’une heure. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé…
-J’espère aussi. Aucune envie de quitter ce petit paradis pour retrouver une vie de clodo. C’est donc ici qu’elle retrouvait ses chéris, le dernier en date étant…
-Laurent Carrel, l’ex de Sabrina Monucci. Toujours portée disparue depuis septembre.
-Mais qu’est-ce qu’il est devenu, ce Laurent Carrel ? On ne l’a pas vu pour la promo de son dernier film.
-Officiellement, il « prend du recul » dans un monastère des Landes. Mais je flaire un coup médiatique là-dedans. Tu peux t’attendre à un exclusif de quelque magazine people…
-Oh merde, regarde : on parle de nous, là !
Les portraits des jeunes journalistes venaient d’apparaître sur l’écran géant. Le cœur serré, ils se contemplèrent dans toute la splendeur de leur ancienne existence. Jean-Marie, en tenue de baroudeur pour un premier grand reportage en Afrique. Largement bidonné d’ailleurs : il avait passé plus de temps à chasser des gazelles peu farouches qu’à enquêter sur les sanguinaires miliciens du pays. Mylène, en éclatante robe du soir, lors d’un vernissage au Grand Trianon.
« …des nouvelles stupéfiantes de nos confrère et consoeur, qui accompagnaient le Président Zarkos au Brésil. Ce message enregistré a été posté ce matin à l’aube sur la plupart des sites d’infos du net. Nous vous le présentons en intégralité, avec toutes les réserves d’usage tant son contenu peut sembler incroyable… »
*
« Eh bien docteur, merci beaucoup !
La poignée de main de Charles Guéhaut parut bien fébrile au docteur Lefèvre.
-Je…je n’ai fait que mon devoir, bafouilla-t-il connement.
-La République et son Président sauront s’en souvenir, docteur !
Lefèvre embarqua sous bonne escorte à bord de l’hélicoptère dont le rotor mugissait depuis quelques minutes sur le tarmac de Villacoublay. Il s’était à peine sanglé à son siège que l’appareil bondissait vers des cieux de plus en plus dégagés. Il était épuisé, mais le trouble éprouvé ne devait pas tout à la fatigue.
Quelque chose le gênait dans la façon dont on l’avait séparé du Président aussitôt après le réveil de celui-ci. En théorie, on pouvait concevoir que sa présence n’était pas indispensable dès lors que le traitement à la datura s’était révélé efficace, mais des effets secondaires étaient toujours envisageables, et Lefèvre aurait été qualifié pour y faire face. Il avait l’impression très nette que Guéhaut et Collet souhaitaient rester seuls avec le Chef de l’Etat. Même Henri Nagant avait été expédié par son collègue au QG du GASP, pour y régler une urgente opération en cours.
« Secret défense, comme répétait l’autre », songea le docteur en bâillant, les yeux plongeant par la fenêtre vers les structures de l’hôpital de campagne qui rapetissaient de plus en plus. Ce point de vue plus éloigné lui permit brusquement de réaliser quelque chose de bizarre. Il y avait vraiment un truc qui clochait !
*
Terrasson et Sarah se dirigeaient vers la dernière case de l’ensemble touristique, en suivant la passerelle dont les planches grinçaient sous leur pas. Il faisait de plus en plus chaud.
-Un peu gonflante, la mère Rosarita, mais elle m’a paru infiniment plus sympa que ce Luis. La plus belle tête de faux témoin que j’aie jamais vue !
-Ne soyez pas trop dur avec lui, capitaine. Luis en a vu de dures avant d’atterrir ici. Il a laissé toute sa vie en France avec son ancienne identité, pour vivre d’expédients sordides dans ce coin paumé.
-Que lui est-il arrivé, exactement ?
-Oh, c’est assez confus. J’ai eu droit à toutes sortes de versions de sa part. Des problèmes avec le fisc et une partie de sa famille.
-Ouais, pas clair, quoi…Et Rosarita ?
-Elle, c’est encore plus tragique. Mais la dernière fois qu’elle m’a raconté sa vie, j’en ai eu pour des heures. Je vous épargnerai ça !
-Merci bien. Mais vous leur faites confiance, vraiment ? Pourquoi les avez-vous fait embaucher ici ?
-Ce serait trop à vous raconter, là encore…un vrai roman…mais nous y voilà…
Ils avaient atteint la terrasse de la dernière case sur pilotis, partagée en deux chambres mitoyennes. Sarah ouvrit la numéro 12.
-Je venais toujours ici pour mes congés, expliqua-t-elle. C’était ma base arrière la plus proche de la Colonia.
La pièce était vaste, meublée et décorée simplement, avec pour seule particularité un grand lit à baldaquin pourvu d’une moustiquaire. La jeune femme mit en route le gros ventilateur pendu au plafond, avant de se précipiter vers un coin de la chambre sous l’œil ahuri de son compagnon. Après s’être accroupie, Sarah sortit un couteau suisse de sa ceinture et décolla une lame du plancher, révélant une petite cache dont elle sortit un appareil radio à antenne télescopique.
-Il y a bien un émetteur à la réception de l’hôtel, mais sans système de cryptage, évidemment. Et puis, je ne tenais pas à appeler à portée d’oreilles de Luis et Rosarita…
-La confiance est limitée, je vois, sourit Terrasson. Mais il est grand temps de donner de nos nouvelles à nos chefs. Ils doivent nous croire morts en ce moment…
-Je m’en occupe, répondit la jeune femme en tripotant les boutons de l’appareil. Allez vous laver, capitaine…
-Dites tout de suite que je pue ! Mais vous avez raison, je me sens raide de crasse !
La salle de bain était propre, et ce fut un vrai régal pour Terrasson que de s’asperger d’eau tiède dans une cabine au plancher tapissé de galets ronds et doux à la plante des pieds. Une fois sec, toujours nu, il fouilla dans une armoire à pharmacie et trouva de quoi panser ses plaies. Derrière la porte, il entendait Sarah parler à la radio. Il y eut un silence, des bruits légers, puis la porte de la salle de bain s’ouvrit. La jolie brune était nue, son corps magnifique luisant de sueur. Un parfum enivrant enveloppa le capitaine.
-Nous avons tous les deux besoin de détente, je crois, murmura la jeune femme en souriant.
-C’est que…heu…nous sommes en service.
-C’est exact, capitaine. J’en vois même un qui se met au garde-à-vous !
*
Lorsque Rosarita fut autorisée à pénétrer dans la chambre, le capitaine la reçut habillé d’un seul peignoir de bain. Un bruit d’eau coulant en cascade dans la salle de bain permettait de déduire que Sarah était sous la douche. Le désordre évocateur du grand lit, les joues enflammées du grand blond et une légère odeur de rut ne laissaient guère de doute quant à ce qui venait de se produire.
-Tout va pour le mieux, on dirait, capitaine, gloussa la femme en posant sur une table un grand plateau chargé de victuailles. Je vous amène tout de suite les vêtements ?
-Heu, oui, si vous voulez…
Terrasson était sur un nuage, partagé entre l’euphorie et l’épuisement. Leur étreinte avait été brève, presque brutale, mais infiniment jouissive. Un besoin vital et animal qui avait explosé après cette nuit d’horreur.
Lorsque Sarah vint le rejoindre, la mine rayonnante, enveloppée dans une grande serviette éponge faisant office de paréo, ils firent un sort à la nourriture. Une écuelle fumante de bœuf épicé aux haricots rouges, du vin argentin et une excellente tarte au whisky. C’était un délice, et l’un comme l’autre furent bientôt pris d’un agréable vertige.
-Quelles nouvelles de nos patrons ? s’enquit le capitaine en remplissant le verre de la jeune femme.
-Ils nous conseillent d’attendre la nuit pour traverser. Il y a des patrouilles partout le long du fleuve, et des deux côtés de la frontière. Brasilia a promis à Buenos Aires une collaboration sans faille pour capturer les terroristes en fuite. Des hommes de Fernandes nous attendent de l’autre côté, mais il va falloir jouer fin…Si on se fait prendre par des couillons qui ne sont pas dans la combine…
-Ouais, un beau pataquès. Mais je serai plus tranquille au Brésil.
Le capitaine avait du mal à se concentrer. Ce qu’il venait de vivre avec la belle brune était exceptionnel, à l’image de cette femme dont il se sentait de plus en plus proche. Il en oubliait presque les épreuves traversées, les camarades tombés au combat, et l’impression fâcheuse qu’il n’avait fait que jouer les utilités depuis le début de cette aventure. Couvert de guimauve à Paris, de boue dans la jungle, tabassé, baladé. Bonjour le super commando !
-Capitaine ? fit-elle soudain d’une voix un peu rauque.
-Heu, oui…
-Je ne voudrais pas que l’on se fasse d’illusions, vous et moi…Lorsque nous serons sortis d’affaire, nous retrouverons nos services respectifs, et nous ne verrons plus. Vous comprenez ?
-Bien sûr, bien sûr, répliqua Terrasson d’un ton rogue. Je ne me fais aucune illusion, comme vous dites !
Il eut la piètre satisfaction de voir les yeux noisettes se voiler un instant. On frappa à la porte.
-Voilà les vêtements, les amoureux ! cria joyeusement Rosarita.
*
Une bonne heure s’était écoulée. Sarah et le capitaine, en tenue de broussards ( chemisettes et bermudas kakis, grosses chaussettes et chaussures de jungle), prenaient un café à la réception en attendant que Luis ait fini de remettre le moteur en marche. Ils avaient dormi un peu, histoire d’écluser une partie de la fatigue écrasante qui succédait à la flambée d’adrénaline des dernières heures, mais un sentiment persistant d’insécurité les avait empêchés de se reposer pleinement. Et ce n’était pas le verbiage permanent de Rosarita, qui tenait à leur tenir compagnie, qui risquait de les apaiser.
« Je ne tiendrai jamais jusqu’à ce soir, songeait Terrasson. Faut se barrer d’ici au plus vite ! »
Ce fut donc presque avec joie qu’il vit entrer Luis, avec sa gueule de faux jeton.
-Ben ça y est, grommela le bonhomme…Ton bateau est prêt, Sarah…
-Oh mon Dieu que je suis contente ! s’exclama Rosarita. Tu as bien travaillé, Luis, mais en même temps je suis si triste que tu nous quittes bientôt, ma petite Sarah, même si je comprends bien que tu ne peux pas faire autrement, ça me rappelle une fois quand…
La voix perçante de Pedro se fit entendre de l’extérieur :
-Ola ! Que tal ? Como te llamas ?
Sarah fronça les sourcils, tandis que Terrasson notait l’air gêné de Luis.
-Il est con, c’t’oiseau ! Y parle tout seul maintenant…
-Il ne parle jamais tout seul, répliqua la jeune femme en posant la main sur la crosse de son PREMS.
-Ola, que tal ? jasa encore le perroquet, avant de s’interrompre dans un petit cri aigu.
Dans le silence mortel qui suivit, on entendit distinctement craquer le plancher de la terrasse. Le capitaine aurait donné n’importe quoi pour avoir encore une arme sur lui, mais tout son arsenal, comme celui de ses défunts camarades, était resté dans la jungle. Seule Sarah avait pu conserver son pistolet à rayonnement électromagnétique. Très inquiète, Rosarita s’apprêtait à ouvrir la bouche, quand la porte de la réception, celle de la pièce attenante et les volets jusque là entrouverts furent fracassés à grands coups de crosse.
Sarah et Terrasson se levèrent d’un bond, pour faire face à six canons de fusils d’assaut pointés sur eux. Deux hommes en uniforme de la Colonia venaient de débouler dans la pièce. Les quatre autres occupaient toutes les issues : la porte de la salle commune adjacente à la réception et les trois fenêtres. Parmi les deux types entrés, un grand sec au profil d’aigle, sorte de clone de Reinhardt Heydrich :
-Arriba los manos ! Sobre la Cabeza ! Schweinehunde !
La jeune femme et l’officier français ne purent qu’obtempérer et mettre les mains sur la tête.
-Félicitations, Müller, lança la belle brune. Vous avez bien joué. Avec l’aide sans doute de ce pauvre Luis ?
-On ne peut rien vous cacher, Fraülein Estevez. Mais vous perdrez bientôt ce petit sourire supérieur…Nous allons vous faire payer très cher votre trahison !
Rosarita, un moment suffoquée, se tourna vers Luis. Ses yeux lançaient des poignards, mais la voix restait exaspérante :
-Mon Dieu, mon Dieu, Luis, comment as-tu pu faire une chose pareille ? Livrer ainsi notre petite Sarah, qui a tant fait pour nous, et…
-Ta gueule ! riposta l’autre. T’avais envie de finir taulière dans ce bled jusqu’à la fin de tes jours, à faire la tambouille pour des bobos et te faire bouffer par les moustiques ? Ben, pas moi…Avec ces appels à la télé, j’ai compris qu’on pouvait se faire un bon paquet de pognon !
Y’avait un numéro, j’ai appelé Monsieur, et voilà…
Il fit le geste de palper des billets, avant de s’adresser à Müller :
-C’est bien ça, hein, on était d’accord, m’sieur ? 50 000 dollars américains ?
-Nous verrons cela après, répliqua sèchement Müller, avec un mépris non dissimulé pour ce débris humain. En attendant, nous emmenons cette demoiselle et son chevalier servant !
Il éclata d’un rire sadique.
-Tu es ignoble ! hurla Rosarita en marchant sur Luis, main levée comme pour corriger un gamin. Trahir notre amie pour 50 000 dollars ! Ce sont les trente deniers de Judas !
-Ta gueule ! grogna à nouveau le pseudo-Gainsbourg en lui attrapant le poignet. Tu m’fais chier depuis trop longtemps ! Tu vas voir, tout à l’heure, ça va être ta fête !
-Et demain, ce sera la tienne, ce sera la Saint-Con !
Elle ponctua sa réplique d’un coup de pied dans les parties du bonhomme, qui se plia en deux en hurlant de douleur.
A suivre…
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