lundi 10 août 2009

Chapitre 14 : Dans l’Antre de la Bête.

L’avion E2C Hawkeye avait pris son altitude de croisière à plus de 7000 mètres, et suivait le cap prévu pour sa mission officielle : superviser des manœuvres nocturnes combinées terre-air des forces armées brésiliennes, prévues de longue date, devant avoir lieu dans l’Etat du Parana. Dans la carlingue supportant le rotodôme, la large antenne soucoupique qui effectuait vaillamment ses six rotations par minute, huit personnes tenaient compagnie aux pilotes. C’était le double de l’équipage habituel, et on n’avait vraiment plus la place de se marcher sur les pieds.

Mais il fallait bien tout ce petit monde pour coordonner la délicate opération « Houba Hop ». Cinq techniciens –deux Français et trois Brésiliens- rivalisaient de dextérité pour manipuler les nombreux instruments de communication et de contrôle qui tapissaient les parois de l’habitacle baigné d’une lumière glauque, prêts à réagir aux ordres des trois chefs de l’opération : le colonel Fernandes, le commissaire Labrousse et le commandant Pourteau. Ceux-ci, casque audio sur la tête, pouvaient communiquer en direct, via deux satellites, avec Barcino et les deux conseillers élyséens basés à Levallois-Perret. Par six petits moniteurs, qui avaient leurs petits frères en France, les membres de cet état-major pouvaient suivre presque comme s’ils y étaient les évolutions de chacun des commandos largués sur la Colonia alemana, grâce à la mimi-caméra et au micro installé sur le casque des six hommes. C’était spectaculaire, mais suivre les mouvements incessants de types en action avait surtout le don de vous flanquer le tournis.

Il faisait chaud dans l’avion, mais la température psychologique chuta de quelques degrés lorsque Fernandes, qui avait autorité suprême sur toute l’opération selon les accords passés au cours des heures précédentes, donna coup sur coup deux ordres stupéfiants : d’abord couper la liaison avec Paris en prétextant une rupture du faisceau satellite, puis mettre le groupe « Houba » en stand by, en attendant un mystérieux « coup de main ».

« Qu’est-ce que ça veut dire, Nelson ? gronda Labrousse après avoir confirmé l’ordre à ses hommes inquiets. J’ai beau te faire toute confiance, là tu m’inquiètes un brin !

-Pour sûr, renchérit Pourteau, dont les moustaches se hérissaient de stress. Ce n’est pas le moment de chambouler notre plan !

-Rien n’est chamboulé, mes amis, répliqua Fernandes avec un petit sourire. Je m’efforce au contraire d’augmenter nos chances de réussite. Mais il me faut pour cela abattre quelques cartes que je tenais jusqu’ici en réserve.

-Quelle carte ? s’emporta Pourteau. Et pourquoi couper avec Paris ? Barcino et les autres doivent être furax !

-Du calme, du calme…Cette coupure est une précaution indispensable. J’ai été préoccupé au moins autant que vous par la destruction de votre QG à Rio, et la facilité avec laquelle Fantômarx a pu vous contacter à l’aide de numéros ultraconfidentiels. Si on ajoute les péripéties précédentes, il y a tout lieu de penser que vos services sont infiltrés par l’ennemi à très haut niveau. Je suis même à peu près certain qu’une partie de nos plans ont déjà fuité. Si nous appliquions l’opération telle que nous l’avions prévue, nous irions droit à la catastrophe…

-Tu parles de nos services, protesta Labrousse, mais es-tu bien sûr des tiens ?

Il en fallait visiblement plus pour déstabiliser Fernandes.

-Je suis bien d’accord avec toi, Francis, fit-il sans se départir de son sourire. C’est pour cela que nous sommes à bord de cet avion, et non dans un local au sol où nous serions trop vulnérables. Cet appareil a été contrôlé minutieusement par une équipe réduite qui a toute ma confiance, et dispose de protections renforcées. Deux chasseurs F-15 veillent sur nous en permanence pour contrer toute attaque. Quant à ma botte secrète, elle va bientôt se manifester…

-Dites plutôt que vous n’avez pas confiance en nous non plus, grommela Pourteau, qui n’en était pas encore à tutoyer le colonel. Sans quoi nous aurions pu nous mettre d’accord au préalable et nous éviter ce genre de surprise ! Bonjour la coopération franco-brésilienne !

-Vous savez bien que dans notre métier, il ne faut pas se fier à grand monde. Et puis, vous n’avez pas, vous non plus, été très transparents…

Labrousse déglutit avec peine.

-Heu…que…que veux-tu dire ?

-Pourquoi ne pas m’avoir dit que nous étions à la poursuite d’un vulgaire sosie, et que la France espère mettre la main sur un mirifique engin appelé « transmuteur moléculaire » ?

Les deux chefs du GASP affichèrent la mine ahurie, puis honteuse, de gosses pris la main dans le pot de confiture. Le colonel ne put s’empêcher d’éclater d’un rire tonitruant.

*

Sur le toit du bâtiment central de la Colonia, Terrasson avait disposé ses hommes le plus logiquement possible. Un gars à chaque angle pour faire le guet, aplati derrière la rambarde bétonnée qui faisait le tour de la vaste terrasse. Lui-même et Pujol se chargeaient de surveiller les deux accès possibles depuis les niveaux inférieurs : les portes métalliques d’une cage d’ascenseur et d’une cage d’escalier, accolées l’une à l’autre dans le coin nord-est du toit. Un rapide tour d’horizon à la jumelle avait assuré le capitaine que tout restait tranquille à l’extérieur. Toujours personne dans les rues. Quelques lumières aux fenêtres des belles maisons entourées de jardins du quartier résidentiel. Aucun bruit. Les projecteurs des quatre miradors de l’enceinte ne balayaient apparemment que l’extérieur du complexe, et l’éclairage de la terrasse, orienté lui aussi vers l’extérieur et le bas de l’immeuble, ne permettait pas de démasquer la présence des hommes du GASP, qui avait supplanté celle des gardes dont les corps étendus étaient encore moins visibles que ceux de leurs agresseurs.

Pour avoir jeté un coup d’œil vers le bas, le capitaine Terrasson avait pu constater la présence de trois ou quatre véhicules électriques du même modèle, façon voiture de golf, garés sur un parking de la façade nord du bâtiment. Plusieurs fenêtres étaient allumées, l’une sur la façade sud, au 6eme étage, et huit sur la façade nord, au cinquième. Etait-ce de là qu’allait venir le « coup de main » ?

-Y a quelqu’un qui monte, souffla Pujol en désignant la porte de la cage d’escalier.

Il se plaqua sur le côté droit de la porte, son pistolet Sig Sauer prêt à faire feu. Terrasson vint le rejoindre pour en faire autant du côté gauche.

« Ne tirez pas ! chuchota en français une voix féminine derrière la porte blindée. Je vais ouvrir… »

Il y eut un léger grésillement, puis une série de claquements métalliques. La porte s’ouvrit d’un coup, jetant au sol un rectangle de lumière jaune dans lequel se dessinait une silhouette. La femme fit un pas en avant, pour se retrouver aussitôt avec deux canons d’acier froid collés sur les tempes, et les bras immobilisés par une poigne vigoureuse. Elle sursauta à peine, et se contenta de dire à voix basse :

-Ça va, les mecs, je suis celle dont vous allez avoir besoin. Alors merci de me lâcher…

Son français était impeccable, avec un léger accent et une tonalité légèrement rauque.

Elle portait la même tenue que les gardes qui gisaient un peu plus loin. Treillis et pantalons kaki, rangers noires et ceinturon de cuir. Sa casquette modèle « Afrika Korps » arborait le logo de la Misiones Biotech Corporation : les trois lettres MBC en noir sur fond de triangle blanc avec un point rouge au milieu. Elle avait aussi un badge orné de trois triangles verts épinglé sur sa poche de poitrine, avec son nom : SARAH ESTEVEZ.

Les hommes du GASP prirent la précaution de vider le holster accroché à la ceinture de cuir de la jeune femme. Pujol resta intrigué par la forme inhabituelle de l’arme qu’il avait entre les mains : une sorte de gros pistolet chromé assez lourd, avec un cadran et des diodes lumineuses.

« C’est un PREMS, expliqua la jeune femme. Pistolet à Rayonnement Electromagnétique Synchronisé. C’est avec une arme du même genre que vos camarades ont été neutralisés à Rio. Si étais arrivée plus tôt, j’aurais pu en faire autant avec ces pauvres types… »

Elle désigna le cadavre du garde le plus proche, qui baignait dans une large flaque sombre.

« Cela aurait évité ce massacre… »

Terrasson apprécia le sang-froid de la jeune femme. A la lumière de la porte, il lui donnait une trentaine d’années tout au plus. Une brune au teint mat de taille moyenne, aux épaules larges et aux formes très féminines malgré son uniforme. Avec son chignon serré dépassant de la casquette et ses traits affirmés, elle donnait l’impression d’un sacré caractère. Mais bougrement jolie à son goût.

« Mignonne, mais pas commode » jugea-t-il en résumé.

-Je m’appelle Sarah Estevez, déclara-t-elle, et je travaille pour le colonel Fernandes. Cela fait quatre ans que j’ai été infiltrée dans ce trou, et j’ai atteint le grade de directrice adjointe en charge de la sécurité, comme en atteste mon badge. Nous avons du boulot, je crois ? Et guère de temps à perdre ! Mais comme j’aimerais savoir aux côtés de qui je risque ma peau, pourriez-vous faire les présentations ?

« Je confirme tous les propos, grésilla la voix de Fernandes dans les écouteurs des deux hommes. Je vous ordonne de lui faire confiance, ou vous êtes fichus ! »

Légèrement décontenancé, le capitaine Terrasson répondit :

-Heu…vous allez devoir vous contenter de nos noms de code…

-A savoir ?

-Hum…moi, c’est… « Houba Leader ».

Le capitaine se sentit piquer un fard, et se félicita de porter casque et cagoule. Sarah pouffa de rire.

-Excusez-moi, c’est nerveux ! Et lui ? » Elle désignait Pujol.

-Houba 2, grommela l’intéressé, et ainsi de suite pour les autres. Je croyais qu’on n’avait pas de temps à perdre !

La jolie brune reprit tout son sérieux.

-Vous avez raison… » Elle faillit ajouter « houba 2 », mais se retint de justesse.

« Votre plan à vous, c’était quoi ?

-Ben, fit Pujol après avoir recueilli l’assentiment muet de son chef, c’est pas très compliqué. On descend l’escalier jusqu’à l’étage en-dessous en démolissant toutes les portes qui nous résistent à coups de charges de plastic, on étourdit l’ennemi avec nos grenades « flash-bang » avant de le nettoyer, on chope le Président, on remonte sur le toit et on attend que les copains viennent nous chercher en hélicos. En attendant, on fait sauter les miradors à l’aide de nos lance-grenades…Et si on a du bol…

-On flingue Fantômarx et on embarque le transmuteur moléculaire, compléta Sarah. Voilà un plan très simple et réaliste.

Les deux hommes étaient trop stupéfaits pour relever l’ironie de la phrase.

-Vous êtes au courant pour…

-Evidemment. Bon, on va éviter les conneries…vous voyez ce mât d’antenne, là-bas ?

Elle leur montra un grand pylône hérissé d’antennes de toute sorte qui se dressait d’une plate-forme située légèrement en contrebas, accrochée à la façade Est de l’immeuble.

« Il y a une sorte de globe en plastique opaque, fixé à une perche, au niveau du troisième croisillon de poutrelles à partir du haut…Vous l’apercevez ?

-Heu…ouais, enfin…

-Peu importe ! Ce globe contient trois caméras, dont l’une balaie en permanence la terrasse. Vous n’aviez pas pensé à ça, dans votre plan génial ?

-Eh, minute, protesta le capitaine, ce n’était pas notre plan ! Ça veut donc dire qu’ils savent que nous sommes là ?

-Non…En ce moment, les gars du PC sécurité, situé au cinquième étage, sont en train de visionner des images bidon que j’ai introduites dans le circuit vidéo grâce à l’ordinateur central de gestion des caméras. Une sorte de petit film sans fin, avec les mêmes sentinelles, enregistré une autre nuit, qui repasse en boucle. Mais ils finiront par se douter de quelque chose. Alors on y va…j’ai besoin de deux hommes qui parlent espagnol ou allemand, les autres peuvent rester là pour monter la garde…il en faut un aussi qui parle espagnol parmi eux, il récupérera le talkie-walkie d’un des types que vous avez descendus. »

Sarah s’exprimait sur un ton qui ne laissait guère de place à la réplique, mais Terrasson et Pujol ne s’en trouvaient pas plus mal. Cette fille avait l’air de savoir ce qu’elle faisait, et ils se sentaient finalement assez rassurés d’être ainsi pris en main. Quand on met sa peau en jeu, il est stupide de jouer les machos ou les petits chefs. Le capitaine donna ses ordres, et décida de suivre Sarah en compagnie de Pujol.

Ils s’engagèrent ensuite dans l’escalier en ciment, jusqu’à un large palier où s’entassaient une demi-douzaine de corps portant le même uniforme que les gars de la terrasse. Mais leur armement –tous portaient des pistolets à rayonnement électromagnétique- différait de celui des sentinelles abattues, qui avaient été dotés de M 16 dernier modèle.

« Ils en ont pour deux bonnes heures de coma, si j’ai bien réglé mon PREMS, expliqua la jeune femme.

-Ils…ils étaient là pour nous ? lança Pujol.

-Evidemment…vous êtes attendus ; votre grande chance réside dans leur ignorance du moment exact de votre attaque. La balise que vous avez placée sur le sosie –et ils savent également qu’ils n’ont pas le vrai Zarkos- n’a été maintenue en place que pour vous attirer dans un guet-apens…

-Une minute, l’interrompit le capitaine avec une pointe d’angoisse dans la voix, qu’est-ce que c’est que cette histoire de sosie ?

-Vous n’étiez pas au courant de ça non plus ? Je pensais que…

-Un putain de sosie ! gronda Pujol. On est en train de jouer avec la mort pour un putain de sosie ! Les fumiers ! Si j’en sors vivant, je leur pèterai la gueule !

-Et à qui ? cingla Terrasson. En attendant, ferme donc la tienne. »

Puis, se tournant vers Sarah :

-Donc, ils nous attendaient. Mais pas les types du toit, apparemment.

-Non, ils n’étaient pas dans le coup, afin qu’ils jouent au mieux leur rôle de leurre. Von Hansel et Pickhardt, le chef de la Sécurité, avaient convenu de les sacrifier. Fort heureusement, j’ai pu être prévenue à temps, et je me suis débrouillée pour commander directement la section chargée de vous intercepter.

-Mais pourquoi ces gadgets, et pas des bons vieux flingues ? demanda Pujol. Ils voulaient nous prendre vivants ?

-Oui. On ne m’a pas précisé pourquoi, mais je suppose qu’ils avaient de bonnes raisons. Vous prendre en otage, ou vous utiliser comme cobayes humains. Cela fait pas mal d’années que Von Hansel travaille sur un projet hérité de son père, une commande du Pentagone pour mettre au point des « super-soldats ». Je n’en sais guère plus, tout se fait à l’étage en-dessous, dans des locaux où seuls Von Hansel, Pickhardt et quelques assistants triés sur le volet ont accès. Les ratés de ces expériences, ou quelques prototypes, ont été lâchés dans la jungle qui entoure le village. Le jour, en principe, on ne risque rien, mais la nuit…C’est pour cela que nous nous barricadons, et qu’une autre barrière a été dressée un kilomètre plus loin, pour empêcher ces monstres de s’enfuir.

Pujol et Terrasson eurent un vilain frisson. Cette histoire de mutants était donc vraie !

Ils étaient bel et bien jetés dans l’antre du Mal. L’antre de la Bête.

-Bon, si vous voulez avoir une petite chance de réussir, il va falloir vous débarrasser de cet attirail que vous portez, et vous déguiser en gardes de la Colonia. Et dites à vos copains là-haut de venir un par un en faire autant.

« Faites ce qu’elle dit, grésilla la voix de Fernandes dans le casque de Terrasson.

-Mais comment restera-t-on en contact avec l’extérieur ?

-J’ai mon idée, dit Sarah : gardez simplement votre casque sous le bras, comme si vous veniez de le prendre à la suite du guet-apens. Vous pourrez le remettre quand ce sera vraiment utile. »

Les deux hommes se défirent à regret de leur coûteux barda, qui avait coûté une fortune au contribuable français. Rien que le casque multifonctions valait la bagatelle de 500 000 euros. Mais ils apprécièrent de troquer leur épaisse combinaison contre une tenue plus légère. Ils avaient pu constater dès l’atterrissage que le circuit de refroidissement par fluide censé leur servir de climatisation portative ne fonctionnait pas. Le simple fait de se débarrasser de leur cagoule leur permit de mieux respirer, suant qu’ils étaient dans la moiteur tropicale. Au diable l’incognito, cette mission était pourrie de toute manière ! Tandis qu’ils se livraient à quelques essayages du plus haut comique involontaire, Sarah Estevez put observer les deux hommes, pas fâchée de contempler en chair et en os ses nouveaux camarades, au lieu de robots noirs et impersonnels.

Ils étaient tous les deux musclés et secs, avec un dos en V qu’elle trouva très sexy. Le petit Pujol n’était pas vilain, si l’on aimait le genre pruneau méridional. Quant à Terrasson, un blond au regard clair, il avait un faux air de Daniel Craig qui la troublait un tantinet.

Le crachotement du talkie qu’elle portait à la ceinture la ramena sur terre. Ulrich !

*

Ulrich Pickhardt, alias « Pick », directeur en chef de la Sécurité, rongeait son frein dans son PC du 5eme étage. C’était un grand blond aux yeux bleus très étirés, presque bridés, autrefois assez mince, mais qui commençait à prendre un peu de lard sur les hanches. Ses traits aplatis et ses oreilles de dogue lui donnaient un aspect inquiétant, dans son uniforme impeccable et ses rangers bien cirées. Il arpentait à grands pas les allées de la salle de contrôle et ses rangées de consoles où les hommes de veille scrutaient les écrans sans un regard vers les baies vitrées donnant sur la nuit. La moitié d’entre eux étaient d’origine allemande, comme lui, et les échanges se faisaient autant dans la langue de Goethe qu’en espagnol.

Petit-fils d’un colonel SS recherché pour crimes de guerre en Russie, Pickhardt appartenait au Herrnvolk, la race des seigneurs régnant sur la Colonia depuis l’après-seconde guerre mondiale. Une aristocratie fondée autant sur le sang que les compétences, et qui composait le conseil d’administration de l’entreprise MBC autour de la famille Von Hansel. Dans cette caste, on aimait à se vanter de descendre sans mélange de « vrais Allemands », hélas chassés du Vaterland par une conjonction de forces écrasantes. Mais un jour viendrait la revanche, grâce aux armes secrètes mises au point dans ce refuge tropical…Ainsi avait été élevé le jeune Pickhardt, par une mère effacée et un père fort en gueule, trop porté sur les alcools de toute nature. Souvent rabroué et moqué par son paternel, Ulrich avait trouvé refuge et réconfort auprès de son Opa, le vieux colonel SS qui le régalait du récit très enjolivé de ses exploits sur le front russe. A l’entendre, il était assez incroyable que face à un tel adversaire, les hordes bolcheviques aient pu ne serait-ce que s’approcher de Berlin.

Ses résultats scolaires et sportifs avaient été fort moyens, mais son nom permit à Ulrich de trouver rapidement sa place au sein des cadres de la Colonia. A la mort de son père, l’année précédente, il hérita tout naturellement du poste occupé par ce dernier. De fait, Ulrich Pickhardt aurait mené une vie assez tranquille si Sarah Estevez n’était entrée dans sa vie.

Depuis que Johannes Von Hansel avait pris la direction de la communauté, les rangs de celle-ci s’étaient un peu plus ouverts sur l’extérieur, notamment dans le recrutement des cadres et autres personnels qualifiés dont la MBC avait besoin pour son développement. Par ailleurs, et même s’il était encore tabou de le dire trop haut, un certain métissage paraissait bienvenu, afin d’éviter une dégénérescence dont les effets se faisaient déjà sentir au sein de quelques familles trop attachées à leur pureté raciale. Von Hansel père avait donné l’exemple, en amenant avec lui sa maîtresse française, qu’il avait épousée après la mort de sa femme, tuée en Allemagne lors du bombardement de Dresde. Le fils avait marché dans ses pas, en ramenant d’un voyage d’étude en France une créature dodue nommée Jeannette, devenue sa femme, mais avec laquelle ils n’avaient pas eu d’enfants.

C’était ainsi que Sarah Estevez, qui avait travaillé jusque là comme ingénieur pour le Parc national d’Iguazu, où elle s’était signalée par sa vivacité et ses compétences, avait été recrutée quatre ans plus tôt par la MBC dans ses services administratifs. Rapidement, et sans coucher avec qui que ce soit, la jeune femme avait intégré le service de sécurité, et aurait très probablement accédé au grade de directeur si la place n’avait été réservée par principe à un Allemand de souche. Ulrich n’éprouvait pas la moindre jalousie professionnelle envers cette fille. Il en était tout simplement raide dingue, et avait toujours cédé à ses demandes ou suivi ses suggestions, tant qu’elle ne remettait pas en cause frontalement son autorité.

Il affichait parfois une certaine froideur en sa présence, histoire de s’affirmer aux yeux de ses subordonnés, et lui envoyait quelques vannes, mais il lui fallait se rendre à l’évidence : il avait cette nana dans la peau. Mais comment le lui dire ? Ulrich avait toujours eu des problèmes avec les filles. Incurable romantique et rêveur, il avait imaginé très tôt toutes sortes de prouesses sexuelles pour épater les autres garçons de son âge, mais aurait préféré crever sur place plutôt que d’avouer sa flamme à l’élue de son cœur. Il perdit son pucelage dans une maison close de Ciudad del Este à vingt ans bien sonnés, pour revenir ensuite se fiancer à une vilaine blondasse que ses parents avaient choisie pour lui au sein d’une respectable famille de bonne souche munichoise, installée sur place depuis les années 1920. La brave Gerda, pas plus emballée que son mari, mais qui avait le sens du devoir, lui avait donné deux enfants qui collectionnaient des problèmes de santé que la médecine de pointe de la Colonia ne pouvaient pas toujours résoudre.

Sarah était le contraire de son épouse. Presque toujours vive et enjouée, un teint de pain d’épice, une épaisse chevelure brune aux reflets d’acajou, des formes appétissantes, un esprit vif et curieux. Elle avait beaucoup voyagé, à travers toute l’Amérique latine, en Europe et ailleurs, s’intéressait à tout, connaissait mille choses, à cent lieues de l’univers étriqué et sectaire dans lequel Ulrich était resté confiné depuis sa naissance. Elle était la tentation faite femme de vivre autre chose, d’échapper à un destin sur lequel il n’avait eu jusqu’ici aucune prise.

Mais Sarah n’avait rien d’une « bonne Allemande », et il était hors de question de divorcer pour elle, pas plus que d’en faire sa maîtresse dans ce gros village où tout le monde connaissait tout le monde, où les caméras surveillaient vos moindres faits et gestes dans tous les recoins. Bref, Ulrich souffrait en silence, particulièrement lors de cette nuit interminable, où la femme qu’il désirait tant avait souhaité être en première ligne d’une opération très risquée. Une fois de plus, malgré ses réticences, il avait cédé, et s’en mordait les doigts.

N’y tenant plus, il décrocha son talkie :

« Estevez ? Pickhardt aquiToda es bien ?»

Il avait parlé en espagnol, même si elle maîtrisait parfaitement l’allemand. Une façon comme une autre de se rapprocher d’elle.

-Nicht neues, répondit la fille en allemand pour marquer la distance. Mais évitez d’appeler pour rien, nous sommes peut-être sur écoute, si l’ennemi a mis les moyens. Terminé. »

Ben voilà, songea-t-il avec amertume, je passe encore pour un con. Un collégien transi. Minable !

« Herr Direktor ? »

Un technicien s’efforçait d’attirer son attention depuis quelques secondes.

-MM…mwouais ? Was denn ?

-Il y a quelque chose de bizarre. Pouvez-vous venir voir, bitte ? »

*

Enfin habillés comme il convenait, Terrasson et Pujol écoutèrent les rapides explications de Sarah concernant les PREMS.

« Ces armes s’inspirent des bombes à rayonnement électromagnétique mises au point pendant la guerre froide par les deux Grands, pour mettre hors service tous les appareillages électriques et électroniques de l’ennemi. Mais les labos de Von Hansel, sur demande de la CIA, sont parvenus à en faire une arme de précision également utilisable contre les êtres vivants… »

Fonctionnant à l’aide d’une batterie spéciale, le PREMS avait une portée utile d’environ 100 mètres. On pouvait en régler la puissance à l’aide d’un curseur à trois positions : la première vous mettait KO pour une heure, la 2e pour deux, et la troisième vous tuait par choc cardiovasculaire. Pour neutraliser un moteur ou d’autres appareils, il fallait un engin plus puissant nommé CREMS ( Canon à rayonnement électromagnétique synchronisé), dont les miradors de la Colonia étaient équipés, de même que la DCA du petit aérodrome.

Avec son casque multifonctions sous le bras, Terrasson suivit Pujol et Sarah jusqu’à l’étage inférieur, dont l’accès leur était interdit par une lourde porte blindée. Il suffit à la jolie brune de présenter son badge devant un lecteur magnétique pour faire glisser le panneau dans un mur de béton épais d’au moins un mètre. Le trio pénétra dans un large et long corridor éclairé par une rangée de spots incrustés dans le plafond, au plancher recouvert d’un linoléum des plus communs. Une porte au fond sur leur droite, une autre dans la cloison d’en face sur leur gauche, tout aussi blindées que celle qu’ils venaient de franchir. Pas de caméra, mais un garde en faction devant la deuxième porte.

Celui-ci fit un signe de tête à la directrice adjointe, totalement en confiance jusqu’à ce que celle-ci lui décoche une décharge de son PREMS. Il s’écroula comme un sac de patates.

« Où mène la porte au fond du couloir ? murmura Terrasson à l’oreille de la jeune femme.

-A une sorte de sas, communiquant avec l’ascenseur qui ne dessert que ce niveau et le toit, et avec le labo particulier de Von Hansel. C’est par là que votre…président a été amené, ainsi que tous les « invités spéciaux » du Doktor. »

Ils vinrent se placer devant la porte que gardait le type mis KO. Il y avait un visiophone, et un boîtier d’ouverture à reconnaissance digitale. Derrière se trouvaient le bureau de Von Hansel et un appartement de « fonction », auxquels très peu de gens avaient accès. Aucune femme de ménage n’y était admise. Le chef de la Colonia y passait plus de temps que dans le coquet pavillon du quartier résidentiel où se morfondait son épouse.

« C’est là qu’il va falloir avoir du bol, pensa la jeune femme en appuyant sur la sonnette.

Il y eut un temps d’attente qui leur parut interminable. Ils imaginaient l’œil soupçonneux du maître de la Colonia en train de les scruter sur l’écran du visiophone. Enfin une voix étrange, grinçante et traînante comme une vieille porte de grange, résonna dans l’interphone.

« Aaach, Fraülein Estevez ! Was ist de-enn ?

-Herr Doktor, répondit Sarah dans la même langue. Nous avons réussi. L’ennemi est tombé dans le panneau. Ils sont tous entre nos mains, avec leur équipement intact. Nos pertes sont minimes.

-Hô-hôoo ! Gut, guuuut ! Sehr guut ! Und wo ist Herr Pickhardt ? Pourquoi ne m’a-t-il pas appelé direeecte-ment ?

-Il s’occupe des prisonniers. C’est lui qui m’envoie et souhaiterait que vous veniez voir nos belles prises.

-Vous avez été très di-screts…je n’ai rien en-ten-du !

-Ils avaient des silencieux, et nous des PREMS…et je crois savoir que vos appartements sont bien isolés…

-Jaaa, jaaa, oui, bien isolés, bien isolés ! Ich komme… »

Sarah fit un léger signe de tête à ses compagnons, tandis qu’un vrombissement témoignait de l’ouverture électrique de la porte. Johannes Von Hansel leur offrait l’accès à son antre.

A suivre, dans…Von Hansel, génie du Mal.

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