jeudi 30 juillet 2009

Chapitre 13 : Le GASP saute sur Iguaçu.

Remerciements : A Maxime Chattam et à « Google map » (images satellite).

Le 26 décembre à deux heures du matin, l’Airbus A 330 de la TAM Airlines à destination de Montevideo put enfin décoller de l’aéroport de Foz de Iguaçu. L’appareil, venant de Brasilia, avait dû atterrir un peu avant 23 heures, « pour des raisons techniques », sur cet aéroport régional qui s’était avéré être le plus à même de le recevoir. Les passagers n’avaient guère apprécié ce contretemps, partagés entre l’agacement qu’éprouve toute personne mise en retard et la crainte de figurer sur la liste des prochaines victimes d’un crash aérien.

Ils auraient été à la fois soulagés et furieux d’apprendre le vrai motif de ce déroutage (ou déroutement, on peut dire les deux, z’avez qu’à vérifier). Leur avion n’était en fait qu’une couverture destinée à camoufler l’une des actions les plus audacieuses des services secrets brésiliens et de leurs alliés français. L’Airbus A 330, bien qu’aux couleurs de la TAM et ressemblant en tout point à un authentique appareil commercial, appartenait en fait aux forces spéciales brésiliennes, qui s’en servait pour l’entraînement de ses commandos anti-terroristes dans l’art de mettre hors de d’état de nuire d’éventuels pirates de l’air. La seule caractéristique qui différenciait cet avion des autres de la même série résidait dans l’aménagement de sa soute arrière.

Une dizaine d’hommes s’y trouvaient entassés, dans un local assez réduit séparé du reste de l’appareil par une cloison blindée et une porte à digicode. Le seul autre moyen d’en sortir ou d’y entrer était à chercher sur le plancher métallique : une trappe d’un mètre sur deux à commande électrique ou manuelle. C’était d’ailleurs par là que six d’entre eux, les hommes sélectionnés pour sauter sur la Colonia Alemana, avaient été discrètement introduits, déguisés en employés du service de maintenance de l’aéroport. Ils étaient arrivés à peine trois heures auparavant de Rio à bord d’un Falcon 2000 DX, habillés en hommes d’affaires, s’étaient changés une première fois dans un minibus aux vitres teintés pour revêtir leurs combinaisons de techniciens, pour enfin enfiler leur tenue de combat dans la soute blindée de l’Airbus juste avant le décollage.

L’équipage de l’avion, entièrement composé d’agents des Serviços secretos, était informé de leur présence sans en savoir davantage sur l’objet de leur mission. Seuls les malheureux passagers restaient dans l’ignorance la plus totale de la comédie qui se jouait sous leurs pieds.

Les concepteurs de l’opération « Houba hop » avait imaginé ce plan tarabiscoté pour déjouer au maximum les éventuelles mesures d’alerte des hommes de la Colonia ou de leurs complices, qui devaient grouiller dans la région. C’était pour cela que l’on avait vite laissé tomber un projet d’attaque mené depuis le sol, d’autant plus que la jungle entourant l’objectif avait la réputation d’être aussi peu praticable que dangereuse. Des rumeurs de créatures monstrueuses, issues de manipulations génétiques des Von Hansel, père et fils, rôdant dans la forêt, étaient en effet parvenues aux oreilles des services du colonel Fernandes.

« Heu, évidemment, avait-il ajouté avec un rien d’embarras, il y a tout lieu de croire qu’il ne s’agit que de contes de bonnes femmes, comme ces histoires de Chupacabras, dont on parle au Mexique ou à Porto Rico, mais nous ne tenons pas à multiplier les risques…Quant à la route, il n’y a que la 101, puis la piste qui mène à la Colonia elle-même. Trop facile à contrôler et à couper. Le site étant par ailleurs bien défendu, il ne reste que la voie des airs. Les hélicos sont trop peu discrets pour une approche, et nos ennemis disposent d’un radar performant qui équipe leur aérodrome privé. Donc… »

Donc la seule option raisonnable était celle retenue : parachuter un petit commando directement au cœur de la cible. L’utilisation d’un vol régulier était également la meilleure façon de berner la vigilance des gars préposés à la surveillance de l’espace aérien de la Colonia. Quant à l’heure de l’intervention, elle se justifiait autant par la météo (Plafond nuageux cachant la lune en altitude, vent faible ou nul) que par l’impératif de frapper au moment où la vigilance des gardes de la Colonia devait être plus réduite. L’opération « Houba hop », un nom grotesque inspiré des exploits du célèbre Marsupilami, se décomposait en deux temps :

-« Houba ! » : le commando parachuté saute sur le bâtiment où est détenu le Président, toujours repérable grâce à sa balise. Il libère le prisonnier et sécurise sa position en détruisant tout ce qui bouge.

-« Hop ! » : une deuxième équipe, composée de troupes d’élite franco-brésiliennes, vient les récupérer par hélico depuis la rive nord du Rio Iguaçu. Les spécialistes de l’intox devant se charger ensuite de trouver les coupables tout désignés de cette violation de la souveraineté argentine (Al-Qaïda tenait la corde, juste devant un « Front Guarani de Libération des Misiones » créé pour la circonstance…)

« Ce que nous vous demandons est extrêmement périlleux, avait insisté Labrousse. Ce que les Israéliens ont fait à Entebbe en 1976 relève, par comparaison, de la promenade de santé ! Il va de soi que davantage de temps aurait été indispensable pour vous préparer au mieux. Mais ce temps, nous ne l’avons pas…Demain prendra fin la trêve médiatique dont nous bénéficions pour Noël. Tous les journaleux du Monde vont se mettre à traquer notre président. Il faut le libérer au plus tôt ! »

Le capitaine Terrasson méditait ces paroles en vérifiant une dernière fois son équipement. Lui et les cinq autres hommes qui allaient se lancer dans le vide avaient reçu tout l’arsenal du guerrier occidental moderne : casque multifonctions ( avec lunettes-jumelles intégrées à vision nocturne), combinaison noire à renforts pare-balles, capteurs vitaux destinés à transmettre leur état de santé au QG, mini-ordi GPS au poignet, rations de survie, pistolet Sig-GSR, pistolet-mitrailleur Heckler & Koch à silencieux et viseur laser, lance-roquettes, trousse de premier secours, poignard à lame rétractable…Comme aurait dit son vieux père, il ne lui manquait plus qu’un moulin à légumes. Ils n’avaient pas non plus de plaque d’identité, et ce n’était pas le moindre aspect délicat de leur mission.

« Si vous êtes tués ou capturés, nos gouvernements nieront avoir connaissance de votre identité et de votre action, avait martelé le commandant Pourteau. Vous ne pourrez compter que sur vous-mêmes. Mais avec ce matériel et votre niveau d’expérience, vous valez des centaines d’hommes armés…Vous réussirez. »

A l’heure qu’il était, Pourteau devait être en train de tourner à 20 000 pieds d’altitude à bord d’un E2C Hawkeye brésilien, en compagnie de Labrousse et de Fernandes. L’avion faisait en sorte de rester au-dessus du territoire brésilien, tout en ne perdant rien de ce qui allait se produire du côté argentin de la frontière grâce à ses équipements radar et d’écoute sophistiqués. Ils étaient en liaison avec la deuxième équipe (celle de la 2e phase de l’opération) postée au nord du Rio Iguaçu, et la DCRI de Levallois-Perret, où trépignaient d’impatience Samuel Barcino et Henri Nagant. Les satellites allaient chauffer dur !

L’Airbus grimpait, fortement cabré, pour gagner son altitude de croisière. Il vibrait de toute la puissance de ses deux réacteurs. Le loadmaster, un brésilien râblé et très noir de peau, avait les yeux rivés sur le voyant encore rouge fixé au-dessus de la porte qui les séparait de la soute à bagages. Il leur fit un premier signe du pouce. Les commandos décrochèrent les harnais qui les maintenaient aux parois du compartiment secret. Aidés des trois assistants du loadmaster [officier responsable du largage et/ou de la synchronisation des sauts], les officiers parachutistes s’approchèrent de la trappe qui s’ouvrait lentement. Un vent froid s’engouffra dans le compartiment. A leurs pieds s’ouvrait un gouffre noir où défilaient à toute allure les lumières du plancher des vaches.

Terrasson parcourut du regard chacun de ses camarades : Pujol, Valentin, Ferrugia, Forterre et Ben Malek. Leurs yeux étaient dissimulés par la visière teintée de leur casque, mais il était sûr d’y lire le même mélange d’appréhension, d’excitation et de détermination qu’il ressentait lui-même. Surtout évacuer cette question gênante posée par cet enfoiré de Pujol à la fin du briefing :

« Dites-nous, messieurs…Si Fantômarx savait où se situait votre QG de Rio, et connaissait les numéros de vos portables pour vous prévenir gentiment qu’il allait tout faire péter, qu’est-ce qui nous garantit qu’il ne sera pas aussi bien au courant de tout votre plan génial ? »

Question restée sans réponse, bien sûr…

Le voyant passa au vert.

« Go, go, go ! » cria le loadmaster.

En moins de dix secondes, les six commandos disparurent dans le carré de ténèbres.

*

Il était environ 7 heures à Paris, et la nuit encore noire -ou plutôt orangée, du fait de l’effroyable pollution lumineuse de la capitale- quand le docteur Lefèvre prit son service à la morgue du Quai des Orfèvres. Mais il n’eut pas à descendre rejoindre les cadavres livrés la veille par le Père Noël. Un duo de types jeunes en complet veston, au crâne ras et munis d’oreillettes l’attendaient devant l’ascenseur en compagnie de son chef de service.

« Ah, Lefèvre, vous voilà ! s’exclama ce dernier en lui tendant une main nettement plus cordiale que d’habitude. Ces messieurs sont du Groupe d’Action Spéciale de la Présidence… »

Les deux gars exhibèrent leur carte tricolore à une vitesse défiant toute lecture de la part d’un être humain normalement constitué.

-Ah ? Heu... Enchanté…

Lefèvre avait appris comme tout le monde dans les médias l’existence de cette police parallèle, qui ne le remplissait pas plus de joie que la plupart de ses collègues. Une belle bande de frimeurs, gourmands de ces moyens qui faisaient de plus en plus défaut aux forces de l’ordre légitimes, toujours plus accablées d’ « objectifs » aberrants depuis l’élection de Lucas Zarkos.

-Nous avons ordre de vous emmener pour une autopsie urgente, dit sèchement l’un des deux gars. Confidentiel défense et priorité absolue. Voici l’ordre de réquisition…

Le chef de service, qui avait le papier en main, le tendit aussitôt à Lefèvre. Ce dernier y lut l’habituel jargon administratif, sans plus de précision.

-Et pourquoi moi, si ce n’est pas trop demander ?

-Nous avons ordre de prendre le meilleur spécialiste disponible. Votre chef vient de confirmer que vous êtes cet homme.

Le chef de service se rengorgea, attendant l’inévitable remerciement du subordonné étouffé par l’honneur d’être ainsi distingué.

-C’est gentil d’avoir pensé à moi, répliqua Lefèvre, même si je suis le seul médecin légiste présent aujourd’hui !

Ravi d’avoir un peu dégonflé la baudruche, Lefèvre suivit les deux hommes jusqu’à la grande cour où grondait doucement une Vel Satis aux vitres teintées. La voiture fila le long de la Seine jusqu’au ministère des Finances, quai de Bercy. En quelques minutes, par la grâce du badge GASP, le trio eut accès à la plate-forme circulaire située sur le toit du bâtiment. Un hélicoptère civil rouge et blanc les attendait, rotor en marche, et les emporta dans le ciel parisien.

Le docteur Lefèvre était assez ravi de cette mystérieuse escapade, et se moquait éperdument du mutisme et de la mine sombre de son escorte. Il profitait d’une superbe balade au-dessus de la capitale illuminée, tout en échappant à une morne journée de routine passée à ouvrir des macchabées dans un sous-sol mal éclairé, puant la viande froide et l’antiseptique. Il se demandait bien sûr qui pouvait être le « client » qui mobilisait de tels moyens, et pensa très vite au Président lui-même. A la radio, en venant au travail, il avait entendu un journaliste s’interroger sur le bizarre escamotage du Chef de l’Etat depuis la nuit d’émeute à Rio. Les gloseurs obsédés par la geste élyséenne n’avaient pas manqué de remarquer que Lucas Zarkos ne s’était pas adonné à son rituel quotidien du jogging, et n’était pas sorti de sa suite de l’Ipanema Palace de toute la journée d’hier. Pourtant, quel beau photoreportage cela aurait pu faire dans Paris Challenge … le président en short et tee-shirt noir frappé des lettres blanches FBI, avec la légende idoine : Au lendemain des émeutes, il court dans les rues de Rio. Quel homme !

Le docteur Lefèvre eut un petit sourire. Comme beaucoup d’autres Français, il avait cru en Zarkos et ses promesses démagogiques, et le regrettait amèrement aujourd’hui. Si c’était bien sa dépouille qu’il allait devoir examiner, il ne risquait de verser une larme. Mais il ne fallait pas rêver…Peut-être s’agissait-il tout simplement de la belle-mère du Président, dont l’état de santé avait justifié le retour en catastrophe de Carola Biondi-Zarkos en Italie.

Après quelques minutes de vol en direction du Sud-ouest, l’hélicoptère descendit vers la base aérienne de Villacoublay. Il se posa devant un bâtiment gris très à l’écart des principales installations. Il s’agissait d’un ensemble de locaux préfabriqués dissimulés aux regards indiscrets par une clôture de panneaux verts sombres opaques. Un cordon de militaires d’allure sinistre, armés jusqu’aux dents, montait tout autour une garde vigilante. Lefèvre remarqua, juste avant l’atterrissage, l’énorme groupe électrogène monté sur remorque et connecté au bâtiment à l’intérieur de l’enceinte.

Ce fut Charles Guéhaut lui-même, premier Conseiller du Chef de l’Etat et Premier ministre officieux, qui vint l’accueillir en compagnie d’un grand type à l’air chafouin emmitouflé dans une parka qui le protégeait de l’air humide et glacé de décembre.. Sa poignée de main était froide et légèrement moite, celle d’un homme dévoré par le stress. Les valises sous les yeux, visibles malgré les grosses lunettes, confirmaient cette impression.

« Docteur Lefèvre, je vous présente le docteur Collet…Vous vous connaissez, je crois ?

Collet, médecin attaché à l’Elysée depuis six mois, travaillait également pour la DCRI et le GASP. Lefèvre se rappelait vaguement l’avoir rencontré dans un colloque de médecine légale organisé par Europol à Bali. Ses connaissances professionnelles y avaient peu progressé, mais il gardait un souvenir inoubliable de quelques beuveries, et surtout d’une merveilleuse séance de massage aux frais de l’Union européenne.

L’intérieur du bâtiment gris avait été aménagé comme un petit hôpital de campagne, avec un vestiaire à antichambre stérile donnant accès à la salle d’autopsie proprement dite. Dans un vestibule, on offrit un café au docteur tandis que Guéhaut et Collet lui faisaient le topo.

« Le Président de la République a été victime d’un arrêt cardiaque dans la nuit du 24 au 25 décembre, vers cinq heures du matin. C’est son épouse qui l’a découvert et a donné l’alerte.

-Carola ? Heu, je veux dire, Mme la Présidente ? Mais je croyais qu’elle avait dû rentrer du Brésil pour aller en Italie auprès de sa mère ?

-C’est exact, soupira Guéhaut, mais le Président l’a rejointe peu après.

-Mais alors, qui…

-Secret défense ! coupa le conseiller. Vous n’avez pas besoin d’en savoir davantage pour l’instant.

-Nous avons perdu pas mal de temps à réunir tout le matériel sur ce site éloigné des curieux, expliqua Collet d’une voix fatiguée. Je n’ai pu procéder aux premiers examens approfondis qu’au milieu de cette nuit, en commençant par un électroencéphalogramme et un électrocardiogramme. Je tenais à compléter le premier examen fait en urgence en Italie avec des instruments plus sommaires, qui m’avaient amené à conclure à un décès… »

Il reprit son souffle, Lefèvre retenant le sien. Il n’en revenait pas de vivre un évènement pareil ! Le plus frustrant serait sans doute de tout devoir garder pour lui pendant un bon bout de temps.

« Et bien m’en a pris…les deux contrôles ont révélé une activité cardiaque et cérébrale très ténue, mais réelle. J’ai embrayé sur une IRM…

-Vous avez de quoi faire une IRM ici ? s’étonna Lefèvre, qui connaissait par ailleurs la misère grandissante du système hospitalier français.

-Oui, bien sûr, ainsi qu’un labo de toxicologie assez performant : spectromètre de masse, chromatographe, et tout et tout, répondit Collet. Rien n’est trop beau pour notre Président…

Charles Guéhaut leva un sourcil désapprobateur, mais ne releva pas l’ironie du propos.

-Vous lui avez fait une analyse sanguine ?

-Evidemment, et voilà ce que ça donne… »

Il lui tendit une longue bande de papier imprimé sur laquelle l’œil exercé de Lefèvre sut tout de suite repérer le plus important, au milieu d’une masse de données chiffrées.

« De la tétrodotoxine !

-J’avais entendu parler de votre article là-dessus dans Medleg magazine, et j’ai obtenu de M. Guéhaut d’obtenir votre aide.

-Parce que vous avez travaillé tout seul jusqu’ici ? Je comprends votre… heu…

-Ma sale gueule ? Oui, je suis crevé, mais…

-Secret défense ! lança encore l’intraitable Guéhaut. Je n’étais guère favorable à ce qu’il y ait autant de monde au courant ! Le personnel technique qui a monté ces locaux a été réduit au strict minimum, et ne savait rien de l’identité de l’homme qui a été amené ici par avion en « body bag » noir. Il en de même pour les gardes qui campent dehors. Quant à Mme Biondi-Zarkos, elle est restée en Italie pour donner le change. Mais trêve de bavardage, qu’avez-vous à nous apprendre sur cette substance ? Votre collègue a trouvé diverses choses sur le Net, mais nous aimerions avoir votre avis en direct…

-Eh bien, commença Lefèvre, c’est une neurotoxine très puissante, mais également très ancienne, utilisée depuis peut-être 5000 ans, extraite de poissons de la variété des tétrodons, d’où son nom. C’est cette toxine qui tue chaque année quelques amateurs de « fugu » au Japon. Là-bas, on attend au moins trois jours avant d’enterrer ou d’incinérer quelqu’un victime de ce poison, car il arrive que les défunts…se réveillent.

-Se réveillent ?

-Oui. La tétrodotoxine ne tue pas toujours ; cela dépend de la dose ingérée. Ses effets imitent parfaitement la mort, avec même un début de rigidité cadavérique. Le pouls de la victime devient imperceptible, et celle-ci tombe dans une sorte d’hibernation qui lui permet de séjourner dans des lieux très froids ou fort mal aérés. Parfois, la personne meurt quand même, après avoir passé quelques heures entre la vie et la mort. Mais le pire est que l’on reste conscient pendant tout ce temps là, totalement paralysé ! Les rares rescapés nous ont livré des récits effroyables, et il est fort probable que beaucoup ont été enterrés ou brûlés vifs. Il y a quelques années, à Portland, aux Etats-Unis, un homme a même été disséqué vivant après avoir été empoisonné à la tétrodotoxine par un psychopathe -que l’on jamais épinglé, d’ailleurs. La spécialiste chargée de l’autopsie ne s’est aperçue de rien, jusqu’au moment où elle a ouvert totalement le bonhomme…

-C’est répugnant ! lâcha Guéhaut avec une grimace explicite. Mais nous n’avons là que confirmation de ce que votre collègue a découvert. De fait, nous espérons davantage de votre participation.

Collet embraya :

-Je n’ai trouvé nulle trace d’injection de cette fichue toxine, et j’ai besoin d’aide pour effectuer un nouvel examen…je n’en peux plus ! Et puis surtout, nous aimerions réanimer le Président, et nous ne voyons pas comment faire. Il n’a pas l’air de sortir de cette « hibernation », comme vous dites.

Lefèvre se gratta machinalement la tête.

-Pour les traces d’injection, on verra bien…Quant à la réanimation elle peut survenir naturellement en quelques heures, quelques jours…ou jamais ! Auquel cas, la victime pourrait mourir bêtement d’inanition, car l’alimentation par intraveineuse ne donnerait rien sur un organisme aussi ralenti.

-On ne peut pas se permettre d’attendre et de prendre un risque pareil ! protesta Guéhaut. Il s’agit du Président de la République française !

-Ouais, fit Lefèvre, et c’est sûrement ce qui peut lui sauver la vie. On ne déploie jamais de tels moyens pour tirer d’affaire le vulgum pecus.

-Epargnez-nous votre petite morale, docteur ! Nous n’avons…

-Je ne vous épargnerai rien, l’interrompit Lefèvre, d’autant plus que je crois bien connaître le moyen de le sauver, ce cher Président !

Collet poussa un soupir de soulagement et donna machinalement un coup de coude des plus familiers au conseiller présidentiel :

-Vous voyez, hein, que nous avons trouvé l’homme de la situation !

Guéhaut le foudroya du regard.

*

Le capitaine Terrasson tombait, bras et jambes en croix. Sa visière auto-réglable s’était mise en mode « vision nocturne » et lui permettait d’admirer un splendide paysage tout en nuances verdâtres. Il avait été lâché à 2000 pieds environ (soit à peu près 700 mètres), et aurait à ouvrir son pépin à 900 pieds dernier carat. Un magnifique LALO, dans le jargon des parachutistes [ NDA : Low Altitude Low Opening]. Indifférent au souffle de l’air qui battait sa combinaison noire, il effectua un rapide tour d’horizon.

Au Nord-ouest scintillaient les milliers de lucioles de la conurbation formée, à la confluence des rios Parana et Iguaçu, par les villes de Ciudad del Este –Paraguay, Foz de Iguaçu –Brésil, et Puerto Iguazu –Argentine. Une vaste agglomération transfrontalière où tous les trafics imaginables avaient libre cours. Aux extrémités de son champ de vision, les parcelles de champs cultivés et les villages semblaient envahir la terre depuis les quatre points cardinaux, grignotant la forêt vierge qui s’étendait encore au-dessous de lui. Le capitaine admira la tranchée qui entaillait le bord du plateau brésilien après le dernier et large méandre du Rio Iguaçu. Les eaux du fleuve s’engouffraient sur les trois côtés de ce canyon dans un chaos d’écume à couper le souffle. Il apercevait nettement les hôtels construits près de chutes, et les passerelles les surmontant pour permettre aux touristes de se tremper d’embruns tout en se noyant les yeux. Plus au sud clignotaient les feux de l’aéroport argentin desservant le site.

Un coup d’œil au-dessus de lui suffit à le rassurer : ses camarades le suivaient en formation serrée, sans que rien ne cloche. Ils auraient pu échanger leurs impressions, mais les consignes étaient strictes : silence radio jusqu’à l’atterrissage, sauf nécessité absolue. Terrasson voyait les chiffres de l’altimètre défiler à l’intérieur de sa visière, qui faisait office d’écran multifonctions relié en Wi-Fi à au mini ordinateur de son poignet. Il reporta son attention sur l’objectif, juste en-dessous, dont il se rapprochait à vive allure.

La Colonia Alemana formait un quadrilatère aisément repérable d’environ 500 mètres de côté, bordé au nord par la piste d’atterrissage d’un petit aérodrome, et au sud par une grande exploitation agricole destinée aux cultures expérimentales comme à l’alimentation des habitants des lieux. Le plan de la Colonia était parfaitement orthogonal, avec deux avenues orientées nord-sud et est-ouest, qui se croisaient à angle droit sur une vaste place rectangulaire où s’érigeait un bloc de béton blanc haut de six étages, la construction la plus élevée de l’ensemble. Elle abritait un centre administratif et certains laboratoires de recherche. C’était là que siégeait le patron de la Colonia, Johannes Von Hansel. La petite lumière intermittente affichée sur l’écran de Terrasson indiquait que le Président français y était aussi…et toujours vivant.

Le reste de la Colonia se divisait en quatre quartiers découpés en petites rues : au nord-ouest, divers entrepôts et magasins ; au nord-est des ateliers et une centrale électrique ; au sud-est des laboratoires, un hôpital et une école ; et au sud-ouest les blocs d’habitations, des installations sportives et de loisirs, parmi lesquelles une piscine olympique et cinq courts de tennis. Le tout abritait environ 2500 personnes, dont plusieurs centaines d’enfants. Un beau village en somme, dont l’architecture était harmonieuse, mêlant le moderne et le colonial espagnol, dans une trame à la rigueur toute germanique.

Mais quelques détails rappelaient aussitôt à l’observateur que l’on n’était pas pour rien dans un repaire d’anciens nazis. La Colonia était en effet entourée d’une double clôture de barbelés électrifiés de quatre mètres de hauteur, avec un mirador équipé de mitrailleuses à

chaque angle du périmètre, muni d’un projecteur balayant largement les alentours. Les quatre entrées du village étaient gardées par un poste de contrôle, et les portes restaient fermées sauf nécessité. Par ailleurs, les avenues et les rues secondaires de la Colonia étaient totalement désertes, à l’exception de quelques patrouilles de vigiles montées sur véhicules électriques. Les avenues étaient éclairées a giorno par de nombreux lampadaires, relayées par d’autres moins puissants le long des voies secondaires. Une telle débauche d’éclairage visait davantage à contrôler les allées et venues qu’à les faciliter. Certes, on était au milieu de la nuit, mais le colonel Fernandes avait informé les commandos qu’un couvre-feu était en vigueur dans l’enceinte de la Colonia à partir de 20 heures, ce qui n’était guère dans les mœurs latino-américaines.

A ce dispositif peu engageant, il convenait d’ajouter une étendue de jungle épaisse, elle-même clôturée, d’environ 100 hectares, où traînaient peut-être les choses immondes évoquées par Fernandes.

Un « bip-bip » résonna dans les écouteurs de Terrasson, en écho au voyant rouge qui venait de s’allumer sur son écran transparent. 900 pieds. Il ouvrit son parachute, dont la voilure noire rectangulaire se déploya dans un claquement sec. Les cinq autres en firent autant, jouant sur les commandes nerveuses pour régler leur descente vers l’objectif. A priori, atterrir sur le toit de l’immeuble en béton ne devait pas poser de problème à des gars entraînés à se poser sur un mouchoir de poche. La zone faisait près de 600 mètres carrés, avec une piste circulaire pour les hélicos, et pour seules aspérités le cabanon d’une montée d’escalier, celui d’un moteur d’ascenseur, et quelques bouches d’aération. Mais il leur fallait d’abord neutraliser les quatre gardes qui y faisaient les cent pas, et prier pour qu’aucun de ces types n’ait trop tôt l’idée de regarder en l’air. Ils n’avaient apparemment pas de lunettes de vision nocturne, mais les lampadaires de la place et l’éclairage des quatre angles de l’immeuble devaient leur permettre de distinguer une invasion venue du ciel à moins de cinquante mètres. Pas question de prendre ce risque, et c’était là que démarrait la difficulté. D’une main rendue sûre par des flopées d’heures d’exercice, le capitaine Terrasson et ses hommes dégagèrent leur Heckler & Koch à canon court, au silencieux déjà vissé et viseur laser activé. Ils crachèrent la mort à moins de cent mètres, tout en achevant leur descente.

Quant les parachutistes se posèrent sur le toit, aussi silencieusement qu’une brassée de feuilles mortes, les quatre vigiles étaient au tapis avec trois ou quatre balles dans le buffet. Après avoir sommairement replié leur toile, Terrasson et Pujol se chargèrent de faire le tour des cadavres, laissant les autres sécuriser le périmètre. Par chance, le travail avait été fait proprement, et ils n’eurent pas à donner de coup de grâce.

« Houba Leader à Marsu, lança Terrasson dans son micro à l’intention de ses chefs. Toit nettoyé, aucun incident. Passons à l’étape suivante… »

L’étape suivante ! Le début de la grande improvisation, plutôt…Si les commandos savaient que leur cible était juste à l’étage en-dessous, l’épaisseur de béton du toit interdisait tout thermoscanning ou analyse aux rayons X. Pas moyen, donc, de savoir combien de types tenaient compagnie au prisonnier. Ils disposaient d’un plan des lieux grâce aux services secrets brésiliens, mais il datait de plus de vingt ans, soit à peu près l’époque de sa construction. Beaucoup de choses avaient pu changer depuis.

La voix du colonel Fernandes crachota dans les écouteurs du capitaine :

-Muito bem ! Gardez vos positions, les gars. Quelqu’un arrive pour vous donner un coup de main, d’ici environ…cinq minutes. Terminé ! »

Terrasson et Pujol en restèrent abasourdis. Ce n’était pas du tout ce qui était prévu.

-J’aime pas ça, putain de merde, grommela Pujol. J’aime pas ça du tout…

-Houba leader à Marsu, appela à nouveau Terrasson. Demande confirmation des dernières consignes !

Cette fois, ce fut Labrousse qui se fit entendre :

-Marsu à Houba leader, ordre confirmé : gardez vos positions et fermez-la. Terminé ! »

A suivre…Dans l’Antre de la Bête.

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