lundi 10 août 2009

Chapitre 15 : Von Hansel, Génie du Mal.

Erratum : les chasseurs d’escorte brésiliens mentionnés dans l’épisode précédent ne peuvent être des F-15 : la « Força aérea brasileira » n’en est pas dotée (du moins d’après mes derniers renseignements). Ils sont donc remplacés par souci de vraisemblance par de magnifiques Mirage 2000, vendus par notre beau pays…cocorico !

Pujol et Terrasson se précipitèrent dans l’embrasure de la porte dès que celle-ci fut suffisamment ouverte, laissant à Sarah le soin de la refermer derrière eux. Ils se trouvaient dans une sorte de salon d’attente confortablement et élégamment meublé, avec une porte sur leur droite donnant sur un secrétariat évidemment désert à cette heure-ci.

Ils bousculèrent le petit homme maigre qui venait de leur livrer passage, et l’immobilisèrent sans peine par ses deux bras grêles. Les deux militaires français reconnurent aussitôt l’individu qui leur avait été montré en photo lors du briefing.

Johann Von Hansel portait la même blouse grise d’une propreté douteuse, avec quelques crayons et un stylo quatre couleurs dépassant de sa poche de poitrine. Le génie du Mal tenait aurait paru plus à sa place dans une épicerie de quartier, ou dans une salle de classe de la IVe République. Son bouc et ses rares cheveux se hérissaient de fureur :

« Hôôô ! C’est inad-mis-sible ! s’écria-t-il en allemand. Lâchez-moi, lâchez-moi, vilains gar-ne-ments !

Son élocution était vraiment très bizarre, avec une façon de traîner sur les mots ou d’en scander les syllabes. Quant à la voix, elle était aussi éraillée que dans l’interphone. Ses yeux noirs roulaient sans cesse dans leurs orbites à la façon des oiseaux.

« Vous êtes notre prisonnier, Herr Doktor, dit Sarah Estevez en braquant sur lui son pistolet à Rayonnement électromagnétique. Inutile de vous égosiller, vous savez comme moi que ces locaux sont parfaitement insonorisés, et qu’il n’y a ni micros ni caméras ici…

-Hôôô ! Comment o-sez vous, Fraulein Estevez ? C’est une tra-hi-son ! Et qui sont ces gre-dins ?

-Nous venons chercher le Président Zarkos, continua la jeune femme. Nous savons qu’il est ici, dans votre laboratoire. Vous allez immédiatement nous y conduire !

-Nie-mals, nie-mals ! Ja-mais, ja-mais ! Vous pouvez vous faire voir chez les Gua-ra-nis !

Puis, se rengorgeant avec fierté, barbiche frémissante en avant :

-Vous pouvez me tuer, vous ne sortirez pas vivants d’iii-ci ! Ho-hooo…Et si vous m’assommez, je ne vous serai plus d’aucune uti-li-té ! Hé-hééé !

-Giflez-le, ordonna Sarah à ses compagnons.

-Avec plaisir, mam’zelle, répliqua Pujol avant d’envoyer une grande claque derrière la tête de Von Hansel.

Celui-ci perdit instantanément toute dignité :

-Nooon, nooon ! Pi-tié, pi-tié ! Je ferai tout ce que vous vou-lez !

Quelle mauviette, songea Terrasson, qui tenait toujours d’une main son casque de commando. Sa seule main droite suffisait largement, avec l’aide de Pujol, à maîtriser ce vieux bouc bâti comme un ticket de métro. Mais une telle veulerie en était franchement suspecte, et le capitaine craignait un coup fourré.

Guidés par un Von Hansel tremblant comme une feuille, et qu’ils poussaient devant eux sans ménagement en le tenant par le col de sa blouse, les deux commandos et leur belle alliée traversèrent le secrétariat, pour entrer dans le vaste bureau du maître des lieux. La pièce était éclairée par un grand lustre en cristal aux formes végétales et une série de spots disposés un peu partout, dans une atmosphère rendue très fraîche, voire glaciale, par un système de climatisation peu bruyant, mais qui devait tourner à fond. Johann Von Hansel ne semblait pas adepte des économies d’énergie.

Des tapis d’orient recouvraient le sol, et une immense baie vitrée orientée au nord occupait presque toute la surface du mur du fond. On devinait deux portes de chaque côté de la salle, se faisant face de part et d’autre de la baie. Le regard était immanquablement attiré par deux imposantes décorations ornant les murs lambrissés. Sur leur droite, face au grand bureau de Von Hansel, s’étalait une grande fresque peinte dans un style mêlant le Douanier Rousseau (pour le décor de jungle et les oiseaux tropicaux) et Botéro pour les rondeurs volumineuses des femmes nues qui y dansaient. Sur leur gauche, derrière le bureau lui-même, une galerie de portraits d’un genre réaliste révélait les références du maître de la Colonia : Léonard de Vinci, Thomas Edison, Werner Von Braun (père des fusées allemandes V2 et du programme Apollo), et enfin Helmut Von Hansel, le père de Johann, représenté en blouse blanche et barbe grise. Il régnait dans ces lieux une impression de laisser-aller : miettes de biscuits par terre, poussière sur les meubles et papiers traînant partout, au point d’engloutir la grande table de travail en acajou qui occupait une partie de la surface. Il y avait même des chiures d’oiseau et du duvet bleu, dont l’origine apparut bien vite sous la forme d’un perroquet jaillissant d’une étagère en faisant chuter deux livres anciens.

Sarah reconnut un magnifique ara bleu « hyacinthe », lequel se mit à voleter à travers la pièce en poussant des cris perçants mêlant l’allemand et l’espagnol :

« Achtung ! Achtung ! Intrusos ! Intrusos ! Eintritt prohibido ! »

La bestiole tenta même de donner des coups de bec à Terrasson, comme pour l’obliger à lâcher son maître. Sarah profita d’un éloignement passager du volatile pour l’assommer d’une décharge de son PREMS, ce qui arracha un hurlement d’horreur à Johann Von Hansel :

« Nein, Neeein ! Mi-sé-rable ! Vous avez tué Hein-rich ! Mein liebchen Papagei !

-Ta gueule, vieux bouc ! Il n’est qu’évanoui, c’est la dose minimum !

-Pour un humain, peut-être, mais on a jamais testé cela sur un per-ro-quet ! Je l’ai toujours strictement dé-fen-du ! Hôôô ! Mein Papagei !

Il ramassa d’une main tremblante l’oiseau inanimé et se mit à le bercer tendrement, les larmes aux yeux :

-Heinrich, mon petit Heinrich ! Mon con-fi-dent, toi qui m’inspirait tant par ton chant mélo-di-eux !

Pujol regarda son chef en se tapotant la tempe. Terrasson opina :

-Complètement timbré, ouais, notre génie du Mal !

Von Hansel en tressaillit d’indignation :

-Timbré, moi ! cria-t-il en français. Vous ne manquez pas de cu-lot !

-Parce qu’il parle français, en plus ? s’étonna Terrasson.

-Ouiii, ouiii, fit Von Hansel. Ma maman était française, et ma femme aus-si ! J’adore la France, et si je pouvais, je m’y installe-rais…hé-hééé !

Sarah s’impatientait :

-Trêve de plaisanterie, vieux hibou, dis-nous où est Zarkos, et pronto !

-Ouiii, ouiii, tout de suite, tout de suite, je vais vous montrer, ouiiii…

Avec des mines cauteleuses, Von Hansel déposa délicatement son ara sur un fauteuil en cuir lacéré par les précédentes fantaisies du charmant petit animal, puis trottina jusqu’à la porte en bois sans poignée située à droite de la baie vitrée. Il ouvrit un petit volet dans la paroi et présenta son œil devant une caméra à reconnaissance optique. Une voix féminine de synthèse se fit entendre en allemand :

« Indentification optique validée. Demande mot de passe pour identification vocale…

-Ho-hôôô ! fit Von Hansel en imitant parfaitement le cri d’un ara.

-Mot de passe validé…ouverture accordée… »

La porte coulissa dans le mur, révélant son incroyable épaisseur faite de blindage et d’une couche de bois de teck. Le maître de la Colonia leur fit signe d’entrer :

-Vous allez dans un instant découvrir l’étendue de mon gé-nie, héhéhééé !

Ce ricanement, digne du rusé Papé interprété par Yves Montand dans Jean de Florette, ne disait rien qui vaille au capitaine Terrasson.

« Il va nous faire une crasse, ça fait pas un pli ! »

-Après toi, vieux bouc, grogna-t-il en le poussant sans ménagement dans l’ouverture.

*

Ulrich Pickahrdt, alias « Pick », s’était penché sur le moniteur indiqué par le technicien. Les inscriptions en bas de l’écran lui indiquaient qu’il s’agissait des images de la caméra chargée de couvrir le toit de l’immeuble. La retransmission en infrarouge montrait les sentinelles déambulant tranquillement sur l’esplanade, leur M16 en bandoulière.

« Qu’est-ce qu’il y a de bizarre là-dedans ? grommela le directeur de la Sécurité.

-Apparemment, rien, mais quelque chose a attiré mon attention…vous voyez ces grandes lumières, là-bas au fond ?

-Oui, et alors ? Ce sont les lampadaires du stade, c’est normal qu’on les voie d’ici.

-Sans doute, mais cela fait deux jours que les entraînements nocturnes sont suspendus. J’ai vérifié à l’instant par les fenêtres des bureaux de la façade ouest. Ils sont éteints dehors, et allumés sur l’écran.

Ulrich tressaillit, et se précipita dans la salle adjacente pour faire la même constatation que son subordonné, puis revint en courant vers celui-ci, qui l’attendait, anxieux, à son poste. Tout le monde avait les yeux fixés sur lui.

« On nous envoie des images bidon, sans doute vieilles d’au moins une semaine, mais avec des fausses données d’accompagnement.

-Sûrement, Herr Direktor. Je viens de faire une analyse fréquentielle des images, et c’est la même vidéo qui repasse en boucle. Pour trafiquer ça, il faut avoir accès à l’archivage des données de l’ordinateur central.

« Pick » savait ce que cela impliquait : seuls trois personnes disposaient d’un code d’accès à ces archives et pouvaient les déverrouiller : Johann Von Hansel, lui-même…et Sarah Estevez. Il sentit son rythme cardiaque s’accélérer. D’une main moite, il empoigna son talkie et appela le chef de patrouille qui montait la garde sur le toit :

« Sergent Dorff ? Ici le directeur…Est-ce que tout va bien ? Répondez ?

Il y eut une série de crachotements pénibles, puis une voix inconnue lui répondit en espagnol :

-Heu…le sergent est allé…heu… aux toilettes…

-Qui est là ? Qui parle ?

-C’est Jimenez…y a un problème, heu…Señor Direktor ?

-Non, simple vérification…bonne garde ! »

Ulrich éteignit son talkie, hésitant sur la marche à suivre. Il y avait bien là-haut un gars nommé Jimenez, mais d’éventuels assaillants auraient pu sans peine lire son nom sur le badge d’identité. Qu’il ne reconnaisse pas la voix de Jimenez n’était pas en soi un indice déterminant, cela pouvait arriver, surtout avec la qualité très moyenne de transmission de ces vieux appareils VHF. Par contre, tout habitant de la Colonia, et a fortiori les membres de la Sécurité, devait savoir que l’on utilisait ici les appellations allemandes pour les hauts gradés. Par exemple, toujours Herr Direktor, et non Señor…Restait à confirmer l’identité du traître qui avait permis cette manipulation.

« Pick » courut jusqu’à son bureau et tapa son code d’accès à l’ordinateur central, pour accéder au fichier d’archivage des données vidéos et en consulter l’historique. Il lui suffisait de composer un autre code pour connaître les derniers utilisateurs des données, notamment ceux ayant consulté les enregistrements de la caméra de surveillance du toit. Johann Von Hansel et lui-même n’y avaient jamais touché, et un seul nom de personne autorisée apparut à l’écran :

Estevez, Sarah.

Directrice adjointe à la Sécurité.

La manipulation datait de la veille.

Les yeux d’Ulrich Pickahrdt s’étrécirent jusqu’à n’être plus que deux fentes.

« La salope ! »

*

Le laboratoire de Johann Von Hansel était une vaste salle sans fenêtre, aux murs blancs et au sol carrelé. Les rampes de néon accrochées au plafond inondaient les lieux d’une lumière crue. Sarah et ses compagnons découvrirent six gros cubes gris d’environ trois mètres de côté, disposés en deux rangées de trois, garnis d’une porte à hublot et de divers appareils protubérants. Des chariots à roulettes chargées d’instruments, de flacons et de divers objets étaient rangés entre chaque cube.

« Ce sont mes petits laboratoires per-son-nels, expliqua le savant avec une fierté non dissimulée. Chacun d’eux abrite une expérience en cours, ou une réalisation ré-cente ! Toutes sont placées sous le sceau du se-cret !

-OK, merci, mais montre-nous vite où tu as mis Zarkos, dit Terrasson, qui avait remis son casque afin de pouvoir transmettre tout ce qu’ils allaient voir et entendre à leurs chefs. Et pas d’entourloupe, j’ai les moyens de vérifier !

Il montra à Von Hansel le détecteur de balise accroché à son poignet droit. L’engin clignotait toujours, et indiquait au mètre près la distance qui les séparait encore de l’objectif. Moins de dix mètres. Au passage, le capitaine avisa une autre issue de l’autre côté de la pièce, sous la forme d’une double porte coulissante. Celle-ci devait mener au sas et à l’ascenseur dont Sarah leur avait parlé. C’était par là que Lucas Zarkos, ou plutôt sa doublure, avait été amené à Von Hansel après avoir été débarqué de l’hélicoptère.

« Au fait, demanda Terrasson à Sarah, y avait-il un couple dans l’hélico qui amené notre bonhomme ? Un grand brun et une jolie blonde ?

-Pas à ma connaissance, mais demandez au vieux bouc… »

Von Hansel sursauta d’indignation :

« Hôôôô ! J’en assez de votre ir-respect !

-Ta gueule, vieux schnock, et réponds à la question, rugit Pujol en secouant le Doktor.

-Nooon, nooon, geignit Von Hansel. Je ne les ai pas vus, paaas vus…hôô ! Ils ont dû être déposés au cours d’une es-cale…

-C’est bon, on y est, les interrompit le capitaine.

Ils étaient arrivés devant un cube situé à l’angle nord-ouest de la salle, et le détecteur bipait frénétiquement.

-Ouiii, confirma Von Hansel de sa voix éraillée. C’est bien là ! Puis-je ouvrir, messieurs, mmh ?

-On allait t’en prier, mais fais gaffe à toi si tu cherches à nous embrouiller.

Le maître de la Colonia tapota un digicode avant d’ouvrir la porte à hublot. Ils pénétrèrent ensuite un par un dans le petit laboratoire, encombré par une masse d’appareils électroniques auxquels ils ne comprenaient rien. Mais toute leur attention fut aussitôt accaparée par le spectacle d’un « Lucas Zarkos » attaché sur une sorte de fauteuil de dentiste par des sangles en caoutchouc étroitement serrées. Un casque métallique paraissait vissé sur son crâne, relié à un gros ordinateur vrombissant par des fils électriques. Le sosie du président était vêtu d’un pyjama vert et d’une paire de sandales en plastique. Son corps frémissait de temps à autre, tandis que son visage aux paupières closes se contractait en une parodie des tics les plus célèbres du président français.

« Qu’est-ce que vous êtes en train de lui faire, espèce de salopard ? gronda Pujol en secouant une fois de plus leur prisonnier.

-Hô-hôô…rien de plus qu’un bon petit lavage de cer-veau ! Votre prétendu président arrive au terme de son condi-tionne-ment ! Quand ce sera fini, il ne se souviendra plus de rien…

-Conditionné pour faire quoi ?

-Pour obéir aveuglément aux ordres qu’une personne bien précise lui donne-ra, précédés d’un mooot clé. J’ai largement perfectionné une technique sur laquelle les services secrets américains et russes fantasment et bricolent depuis des décen-nies !

Visiblement très fier de lui, Von Hansel se rengorgeait comme un paon.

« Votre président ne sera plus qu’une marionnette entre les mains de son maître, et fera de votre pays ce que nous voulons qu’il soit, ho-hôôô !

-Mais pourquoi tous ces efforts, si vous savez qu’il ne s’agit pas du vrai président ? demanda Terrasson.

-Parce que c’est celui-ci qui dirigera le pays lorsque vous l’aurez récu-pé-ré…Le vrai président, à l’heure actuelle, doit être froid comme la mort ! Comme la mort, ouiiii !

Les deux Français échangèrent un regard inquiet.

-Et comment devions-nous le retrouver, ce pauvre type ? interrogea Pujol.

-Nous avions prévu de le livrer à un petit groupe de faux terroristes d’extrême-gauche, en territoire para-gua-yen, qui aurait ensuite revendiqué son enlèvement et réclamé une rançon astro-no-mique. Grâce à sa balise, vous ou les Brésiliens n’auriez pas manqué de le loca-li-ser, puis de le li-bé-rer…Et ainsi ramené en France ce véritable cheval de Troie ! C’est tout simplement dia-bo-lique, héhéhé !

-Mais qui est l’homme qui doit, ou qui devait manipuler notre pseudo-président ? insista Terrasson.

Von Hansel afficha une moue dédaigneuse, toute barbiche dehors :

-Je ne vous le di-rai pas, hô-hôô…

-Giflez-le, suggéra Sarah, nous n’avons pas de temps à perdre…

Une claque retentissante suffit une fois de plus à désintégrer la fierté de Von Hansel :

-Nooon ! gémit-il, noooon, pi-tié, pi-tié ! Je vais tout vous dire, tout vous dire… »

Et il leur donna le nom du traître introduit au plus haut sommet de l’Etat.

Les deux Français en restèrent abasourdis.

-C’est pas possible, soupira Terrasson, qui regretta brusquement d’avoir remis son casque en fonction.

Parmi ceux qui devaient être à l’écoute se trouvait l’homme que Von Hansel venait de dénoncer. Et s’il y avait d’autres brebis galeuses ?

-Là, on est vraiment dans la merde, renchérit sombrement Pujol. Mais…et Fantômarx, là-dedans ? Quels sont vos liens ? Est-ce que c’est celui que tu viens de nous… »

Le maître de la Colonia éclata d’un rire strident :

« Lui ? Fantômarx ? Nooon, nooon, héhéhéhé ! Si vous voulez voir Fantômarx, je peux vous le pré-sen-ter ! Il est tout près d’i-ci, tout près, ouiii ! »

A suivre dans : Fantômarx se déchaîne.

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