mercredi 8 juillet 2009

Chapitre 11 : Putain de Noël !

Errata : ben oui, encore des erreurs ! Ça prouve au moins que je relis mes âneries… la première concerne le décalage horaire entre la France et le Brésil, qui est de 5 heures et non de trois. L’autre concerne le mot « errata » lui-même, au début de l’épisode précédent : comme il n’y avait qu’une erreur mentionnée, il aurait fallu écrire « erratum », soit erreur au singulier en latin. Voilà ce que c’est de vouloir faire savant…


Jean-Marie Fondar ouvrit péniblement les paupières, frissonnant dans le froid glacial et humide du matin. Il lui sembla que le plafond de sa cellule de luxe avait quelque peu changé. Toujours en pierre et toujours voûté, mais d’un assemblage différent, et surtout beaucoup plus haut, plus sombre et plus sale. Mais ce froid ? Ce n’était pas normal. Cette puanteur non plus, faite de vinasse et de sueur rance…

Il sursauta, soudain beaucoup plus réveillé, mais avec une migraine lancinante, clignant des yeux incrédules en regardant autour de lui.

Jean-Marie était dehors, ou plutôt sous l’arche d’un grand pont, sur un quai de Seine qu’il reconnut immédiatement dans le jour grisâtre. Le pont de l’Alma. Le jeune homme était emmitouflé dans un sac de couchage épais, qui n’avait pas connu de lavage digne de ce nom depuis pas mal de temps. Plusieurs plaques de carton moisi lui tenaient lieu de matelas, l’isolant tant bien que mal des pavés humides du quai. Il portait plusieurs épaisseurs de lainages tout aussi puants, un bonnet en polartec et des gants mités laissant voir ses ongles longs, noirs de crasse. La tocante à remontoir mécanique accrochée son poignet indiquait dix heures trente.

-Ben ça y est, Dédé, tu t’réveilles ? lui cria quelqu’un.

A quelques mètres sur sa droite, un clochard hirsute émergeait d’une petite tente rapiécée, en compagnie d’un corniaud à l’œil vif.

-Fait pas chaud, hein, mon vieux ? Si j’avais eu plus de place dans mon palais, j’vous aurais bien logés, avec ta moitié, mais là, hein…

Jean-Marie n’y comprenait rien. De quoi ce mec pouvait-il bien lui causer ? Il jeta un œil sur sa gauche, et découvrit une autre créature en train de s’extirper d’un duvet aussi repoussant que le sien. C’était une femme à l’âge incertain, au visage chiffonné par la fatigue et l’abus de boisson. Des mèches de cheveux gras et roussâtres dépassaient de son gros bonnet de laine rouge. Elle eut un hoquet de peur en le voyant.

-Mais qu’est-ce que je fais là ? Qui êtes-vous ? coassa-t-elle.

-Et…et vous ? bafouilla-t-il, complètement désorienté.

La femme hésita un instant, avant de lâcher, comme une énormité :

-Mylène…Mylène de Castelbougeac.

*

Jean-Marie se frotta les tempes, puis le haut du nez.

« Je vais me réveiller. C’est un putain de cauchemar. Ou une blague à la con. »

-Je connais bien Mylène, et je suis désolé de dire que vous ne lui ressemblez en rien. En tout cas, moi, c’est Jean-Marie Fondar.

La femme éclata d’un rire nerveux qui révéla une dentition trouée.

-Oh, ça c’est excellent ! Bon allez, M. Fantômarx, arrêtez vos conneries, ça ne marche pas !

Jean-Marie la fixa intensément, n’osant admettre ce qu’il était en train de réaliser.

-Dites-moi, vous n’étiez pas hier soir enfermée dans une sorte de repaire souterrain, une cave voûtée avec tout le confort d’un bon hôtel ?

-Heu, oui, mais comment…

-Vous avez vu Fantômarx sur votre écran géant de télé, vous demander ce que vous souhaitiez manger pour le réveillon. L’un des malabars encagoulés qui vous servaient de geôliers vous a apporté un excellent repas sur un chariot de restaurant.

« Moi, c’était un cari langoustes », songea Jean-Marie, qui avait vécu une partie de sa jeunesse dans l’île de la Réunion, petit paradis gastronomique (entre autres merveilles).

-Mais oui, mais…

-Vous aviez à peine fini de manger, que vous avez eu une terrible envie de dormir…Et vous vous êtes assoupie sur un canapé, ou un lit, enfin ce que vous aviez dans votre cellule.

-Mais comment savez-vous tout ça ? Vous étiez prisonnier, vous aussi ?

-Exact…vous avez un miroir ?

Elle le regarda, interdite, puis chercha autour d’elle. Deux sacs à dos de marque, qui avaient connu des jours meilleurs, étaient posés tout près d’eux contre la paroi de pierre qui montait vers le tablier du pont.

-Je…je ne sais pas si c’est à nous, fit-elle, l’air éperdu.

-Je crains bien que si. On va fouiller ça. Je prends celui-ci…

L’autre clochard les interpella joyeusement. Il s’affairait devant sa tente autour d’un petit réchaud à gaz, son chien tournant autour de lui en remuant joyeusement la queue.

-Ben alors, les amoureux ? C’est dur, les lendemains de fête ? Allez, j’vous prépare du café !

Mylène ouvrit le sac le plus proche d’elle, pinçant le nez sous l’odeur infecte qui s’en dégageait. Elle remarqua au passage l’état pitoyable de ses mains : rouges, crevassées, tavelées de taches de vieillesse précoces. Quant aux ongles, c’était l’abomination !

Jean-Marie sortit fébrilement de pauvres effets du sac qu’il s’était désigné : une trousse de toilettes, un paquet de biscuits secs, une demi-bouteille d’eau, un harmonica, une canette de bière à 8°…enfin, dans une poche latérale, il découvrit un portefeuille en cuir fatigué. Il allait l’ouvrir, quand la femme poussa un cri d’horreur. Elle venait de trouver un petit miroir ébréché, et d’y contempler son visage.

-Fais-voir ! s’écria-t-il en lui arrachant le miroir pour effectuer la même vérification.

Il faillit lâcher l’objet à la vue de la sale gueule qui était désormais la sienne. Tremblant comme une feuille, il ôta son bonnet et livra à la froidure de décembre son crâne presque chauve où de vilaines mèches grises se battaient en duel. Celle qui prétendait s’appeler Mylène pleurait à gros sanglots, mais son apparence repoussante l’empêcha de la prendre contre lui pour la réconforter. Jean-Marie, dans un état second, ouvrit le portefeuille pour un bref inventaire. Environ quinze euros en monnaie, trois tickets de métro, un plan de Paris, un permis de conduire et une carte d’identité encore valide au nom d’André Delpeyrat, dont la photo correspondait, en bien plus propre, au visage qu’il avait contemplé dans le miroir.

Il y avait aussi une petite enveloppe blanche sur laquelle on pouvait lire, dans une belle écriture à la plume :

A l’attention de M. Fondar.

Jean-Marie déchira furieusement l’enveloppe pour y lire ce bref message dactylographié :

Cher Monsieur Fondar,

Je vous avais promis la liberté pour Noël, c’est chose faite. Toutefois, je vous offre également, ainsi qu’à votre charmante collègue, la possibilité de vivre une nouvelle vie, un peu comme dans ces émissions populaires qui encombrent les petits écrans. Vous aurez désormais la chance de partager le quotidien des exclus de cette belle société libérale et capitaliste que vous avez si vigoureusement défendue tout au long de votre carrière journalistique. Sachez qu’il est en mon pouvoir de mettre fin à cette enrichissante expérience, mais que sa durée dépendra de ma seule fantaisie. Bienvenue dans la France d’en bas !

Cordialement,

FANTÔMARX

*

Il était un peu plus de six heures du matin, heure locale, quand le commissaire Labrousse se permit de prendre un peu de repos dans sa chambre de l’hôtel Imperial, à deux pas de l’Ipanema Palace. Il put enfin se débarrasser de son costume poussiéreux et prendre une bonne douche, après de longues heures qui lui avaient semblé être les plus pénibles de sa vie.

Une unité de la police anti-émeute brésilienne était parvenue à dégager son équipe du maelström infernal qu’était devenu le quartier de la place Manuel Campos de la Paz, après l’effondrement de l’immeuble. Le GASP n’avait eu à déplorer là-bas que trois blessés légers, tous atteints par des coups de feu tirés d’on ne savait où. Des fourgons blindés, sirène hurlante, avaient amenés les Français au QG de la police de Rio, d’où Labrousse et ses coéquipiers purent se tenir au courant de la suite des évènements. Le courant avait été rétabli au bout d’une heure, au grand soulagement de tout le monde, en-dehors bien sûr des émeutiers et des pillards qui s’en étaient donnés à cœur joie.

Le vieux commissaire et son adjoint Pourteau avaient fini la nuit à l’hôpital militaire de la ville, au chevet des gars victimes du raid contre l’Ipanema Palace qui s’était soldé par l’enlèvement du « président » Zarkos. L’équipage de l’hélico crashé n’avait à déplorer que des blessés plus ou moins graves, avec moult contusions, fractures et traumatismes. L’eau de mer et le sable avaient fort heureusement étouffé tout risque d’incendie, par ailleurs limité par la mise hors service de tous les circuits de l’appareil. Le capitaine Bourrel s’en tirait avec un bras cassé et une cheville foulée.

Plus étonnant encore était le cas des snipers embusqués sur les toits. Ils avaient été retrouvés inconscients, mais purent reprendre leurs esprits une heure plus tard, se plaignant de vertiges, nausées et maux de tête allant en s’estompant. Personne ne s’expliquait encore, sinon par l’usage d’un quelconque « rayon de la mort » non létal, ce qui avait bien pu leur arriver.

Quelque chose de semblable avait dû être appliqué aux gorilles de la suite présidentielle, découverts dans le même état. L’un d’eux témoigna de l’arrivée par l’escalier de service d’un employé de l’hôtel prétendument chargé d’apporter une lampe torche au président, peu après la panne générale d’électricité. Les gardes du corps n’avaient eu le temps que d’entrevoir un bref clignotement jaune avant de s’évanouir.

Enfin, il avait fallu se rendre à l’évidence, Fantômarx avait réussi son coup. A l’aide d’un hélicoptère MD 520 volé à la police en profitant de la confusion créée par la panne de courant et le début des fusillades aux quatre coins de la mégapole, les complices de ce salopard s’étaient envolés avec Lucas Zarkos et les deux journalistes. Le récit d’Alicia da Cunha, retrouvée dans les pommes au bord de la piscine, permit aux enquêteurs de se faire une idée du mode opératoire des ravisseurs. Il s’agissait d’une méthode classique bien connue des commandos d’élite. Par une pression et une torsion des cervicales d’une personne prise par surprise, on pouvait neutraliser celle-ci, la laissant groggy ou raide morte selon la force employée. Il fallait néanmoins un certain doigté et pas mal d’entraînement.

Le dernier renseignement collecté par Labrousse avant de regagner sa chambre concernait la drogue administrée au président par Jean-Marie Fondar, ou celui qui se faisait passer pour lui. L’analyse toxicologique délivrée par le spécialiste du GASP était formelle :

« C’est une substance chimique, un euphorisant et un aphrodisiaque subtil, mais très puissant. Le type qui ingère ça perd toute vigilance et se fait complètement manipuler. En clair, il se retrouve avec une bitte à la place du cerveau. Je peux vous donner les références techniques et le processus d’action, mais c’est assez emmerdant… »

Francis Labrousse sortait de sa splendide salle de bain, vêtu d’un confortable peignoir bleu ciel, quand le téléphone satellite posé sur une table basse se mit à couiner. C’était un appel crypté et urgent de Samuel Barcino, qui le contactait depuis son bureau de la DCRI à Levallois-Perret. Là-bas, ça devait chauffer dur pour un 25 décembre !

-Labrousse ? Il y a du neuf…et pas du bon. Le président est mort. Le vrai président.

Le vieux commissaire faillit en avaler sa courte barbe.

-M…mort ? Mort comment ?

-Une crise cardiaque, semble-t-il. Son épouse l’a découvert sans vie il y a une demi-heure. Cela a dû lui arriver pendant son sommeil. La Villa Petacci est sous surveillance renforcée, sans en faire trop pour ne pas alerter les médias. J’ai expédié là-bas un médecin légiste pour un premier examen du corps avant rapatriement à Paris pour une autopsie complète. Charles Guéhaut et Henri Nagant sont prévenus et repartent immédiatement en France. Evidemment, secret défense total.

-Vous captez toujours les signaux de la balise posée sur…sur l’ « autre » ?

-Oui…je fais envoyer les données sur le portable de Pourteau. De ce côté-là, apparemment, tout fonctionne comme prévu. Le satellite espion nous a permis de localiser la cible, mais ça ne va pas être simple de récupérer notre homme.

Labrousse entendit un profond soupir.

-Nous sommes dans la merde, Labrousse. Notre chèvre est maintenant notre seul et unique président. Vous devez le retrouver vivant, et le plus vite possible ! C’est bien clair ?

-On ne peut plus clair…

« Le salaud, bougonna Labrousse en coupant la communication, il pourrait au moins s’excuser de m’avoir engueulé comme du poisson pourri, hier soir ! »

*

Le café du clochard tenait largement du jus de chaussette, mais il avait le mérite d’être chaud. Mylène et Jean-Marie tenaient leurs quart brûlants dans leurs mains crevassées, tremblant au moins autant sous l’effet du froid que du choc de leur effroyable découverte. Mylène avait également trouvé dans son sac un billet doux de Fantômarx, à peu près de la même teneur que celui destiné à son collègue. Elle était tombée aussi sur ses papiers d’identité, qui lui apprirent qu’elle s’appelait désormais Josette Delpeyrat, épouse d’André Delpeyrat, anciennement Jean-Marie Fondar.

-Décidément, ce fumier ne m’a rien épargné, renifla-t-elle. Non seulement je suis devenue pauvre, vieille et moche, mais en plus je suis ta femme !

-Content de voir qu’il te reste un peu d’humour, grinça Jean-Marie. Mais tu dois regretter à présent d’avoir refusé mes dernières propositions. Tu aurais vraiment profité de la vie avant de plonger dans l’enfer…

-Crétin !

D’un commun accord, ils avaient décidé d’éviter de se rendre ridicules en refusant d’assumer leur nouvelle identité, et de tirer le maximum de renseignement de leur compagnon de misère.

Le bonhomme n’était pas en meilleur état qu’eux, mais affichait un moral surprenant, irradiant même d’une gentillesse qui transcendait un physique peu amène au premier regard.

-Alors, pas mauvais la lavasse de Nanard, hein ? Putain de Noël, mais joyeux Noël à vous deux quand même ! Il doit me rester un peu de cognac pour arranger ça…

-Volontiers, fit Jean-Marie, je sens que je vais en avoir besoin.

Mylène déclina l’offre, et alla chercher dans son sac un biscuit pour le chien qui tournait autour d’eux, quémandant de quoi grignoter.

-Elle est gentille avec mon Mickey, Zézette…Je crois qu’avoir un clebs lui f’rait plaisir. J’connais quelqu’un qui…

-Laisse tomber, grommela Jean-Marie, elle a pas trop le moral, mais on ne tient pas trop à embarquer une pauvre bête dans notre galère.

Il prit une profonde inspiration.

-Dis-moi, je vais te sembler bizarre, mais j’aurais pas mal de questions à te poser.

-Envoie les questions, mon pote, répondit Nanard en s’envoyant une lampée de café au cognac.

Mylène revint s’asseoir auprès d’eux ; le petit bâtard blanc et noir en fit autant de manière assez comique, fermant le cercle autour du réchaud. La brume glacée se dissipait aux alentours sous les assauts encore timides du soleil hivernal. La sourde rumeur de Paris montait de part et d’autre du fleuve, moins forte en ce jour de congé.

-Voilà, hum…Jean-Marie se racla la gorge. Mylène et moi souffrons depuis cette nuit de quelque chose de curieux.

-Ouais, c’est le blues de Noël, trancha Nanard. Putain de Noël ! Tous les ans depuis que j’ suis dans la rue c’est comme ça !

-Non, non, intervint Mylène, c’est différent. J…Dédé et moi sommes devenus comme amnésiques.

Nanard la fixa d’un air stupéfait, la tête penchée de côté comme son chien.

-Elle veut dire que nous avons perdu la mémoire, dit Jean-Marie.

Nanard lui jeta un regard courroucé :

-Merci, j’le vois bien ! T’as déjà oublié qu’j’avais fait des études, mon vieux ! J’ai compris ce qu’elle a dit, ta moitié…Bon, de quoi vous vous souvenez, au juste ?

Mylène baissa les yeux, au comble de la confusion.

-A vrai dire, de rien…

-De rien ! C’est pas possible ! Vous buvez pourtant pas plus que la plupart des gens d’la rue que j’connais…

-Tu nous connais depuis longtemps ? demanda Mylène.

-Depuis une semaine environ, quand vous êtes venus me demander si vous pouviez vous installer ici. J’ai failli vous dire non, parce que j’étais pas sûr que Bébert allait pas revenir sur cette place. Bébert, c’était mon meilleur pote…Enfin, y avait Louis, aussi, de l’autre côté du pont…mais y z’ont disparu. D’abord Louis, puis Bébert…

Nanard renifla bruyamment, les yeux humides.

-Disparu ?

-Ouais, avec cette putain de nouvelle association qui leur propose de passer la nuit au chaud, avec un bon repas, tout ça…Les types de la rue qui acceptent, on les revoit plus.

-J’ai entendu parler de cette nouvelle association humanitaire, dit Mylène. Les enfants de Robin des Bois. Ils se vantent de réinsérer vraiment les SDF dans leurs centres tout neufs. Il y a eu une polémique sur leur financement.

-J’les préférais à leur début, quand ils distribuaient des tentes gratos, grogna Nanard. Enfin bon, hier soir, un de leurs groupes est passé, avec une camionnette, et ils nous ont proposé d’aller fêter Noël dans l’un d’leurs putains de foyers. Vous avez accepté, moi j’ai gueulé qu’j’irai pas, que j’leur faisais pas confiance…y se sont marrés, les cons, y z’ont dit : « vous avez vraiment tort, Monsieur, vous ne savez pas ce que vous perdez ! » Tu parles. Et vous êtes partis avec eux…Franchement, j’étais sûr de pas vous r’voir, vous aussi.

-Et ensuite ? s’enquit fébrilement Mylène.

-Ben, c’était en pleine nuit…y’ a eu la lumière des phares, le bruit d’leur camionnette. Des voix. Mickey a aboyé, mais j’étais trop dans l’coaltar pour vérifier c’que c’était. Puis là, c’matin, vous étiez là.

Jean-Marie avala une gorgée de café, et dit enfin :

-Pourquoi pensais-tu qu’on ne reviendrait pas ?

Nanard se fit encore plus sombre :

-Parc’qu’après le départ de Bébert, j’ai demandé à une patrouille de ces putains d’ « Robins des bois » des nouvelles de mon pote. Y m’ont dit : « pas de problème, Monsieur… » Et deux jours après j’avais une lettre de Bébert, apportés par ces mêmes gars, qui m’encourageait à venir le rejoindre dans un de leurs centres : « Viens, mon gars, ici c’est génial, et tout et tout… »

-Et alors ?

-La lettre était super bien écrite, tapée comme il faut, signée de lui. Mais c’est là qu’ça clochait…Bébert, il a jamais su lire, ni écrire. Quelqu’un l’a fait pour lui. Non, croyez moi, les amoureux, le Nanard, y connaît bien l’monde de la rue, et il en a vu de drôles, mais là, cette histoire, j’la sens pas. Et c’est pas l’fait d’vous retrouver amnésiques qui va m’rassurer !

*

Le commissaire Labrousse fut introduit à huit heures pétantes dans le vaste bureau du colonel Nelson Fernandes, au dernier étage du rutilant building des Serviços secretos brésiliens. Le mobilier mélangeait le high tech et le style colonial, avec des grands tableaux abstraits aux murs. Il fallait pas mal d’imagination pour deviner sur l’un d’eux le Coupeur de cannes annoncé par son titre. La baie de Guanabara étincelait en arrière plan, au delà d’un panneau coulissant en verre polarisé.

-Feliz Natal, Francis ! s’exclama joyeusement le maître des lieux en serrant la main du Français.

En apparence, Nelson Fernandes était une caricature d’officier sud-américain, avec son teint mat, ses yeux noirs, son crâne dégarni, ses rouflaquettes et ses moustaches bien cirées. La première fois que Labrousse l’avait rencontré, dix ans plus tôt, lors d’un congrès d’Interpol à Zürich, il lui avait tout de suite fait penser au Général Tapioca de Tintin. Mais le type était un homme à la fois sérieux, courtois et plein d’humour, parlant parfaitement français. Et de surcroît à peu près honnête, ce qui était rare, autant dans le métier que dans son pays d’origine. Ils avaient très vite sympathisé et gardé le contact au fil des ans.

-Ouais, joyeux Noël si on veut, mon cher Nelson, répondit Labrousse en posant son ordinateur portable sur le bureau en bois rouge du colonel. Je ne te demande pas si tu as bien dormi…

-Oh non, fit le Brésilien qui paraissait néanmoins en pleine forme. Tu veux du café ? Ça et le sexe, c’est ce qu’on produit de mieux dans ce pays ! Héhéhé !

Les deux hommes s’installèrent confortablement dans de merveilleux sièges à roulettes. Labrousse avala une gorgée du breuvage brûlant, avant de mettre en batterie son appareil. Fernandes lui fit un rapide compte-rendu des émeutes de la nuit, que les médias du Monde commençaient à relater partout sous des titres aussi subtils que « Noël chaud à Rio », ou « Rio : la fête est gâchée… »

-Les dernières estimations de nos services nous donnent environ vingt morts, deux cent quarante blessés plus ou moins graves, des dizaines de magasins pillés. L’équivalent de trois jours de carnaval un peu chaud…mais pour une nuit de Noël, ça fait désordre. Lula est furieux.

-Vous avez pu interroger quelques-uns des émeutiers ?

-Oui, par la procédure d’urgence, si tu vois ce que je veux dire…Ce sont des pauvres types, des gamins des favelas appartenant aux gangs les plus déjantés. Ils ont reçu il y a deux semaines des stocks d’armes : kalachnikovs, RPG 7, etc, avec des munitions en pagaille, plus une prime de cinq mille dollars par tête de pipe pour foutre la merde dès que le courant aurait été coupé dans la ville. On leur a aussi promis dix mille dollars de mieux après l’opération. Heureusement que beaucoup d’entre eux n’ont pas osé passer à l’acte, et ont préféré empoché le fric et les flingues sans se faire remarquer, sans quoi le bilan eût été bien plus lourd. Mais le plus inquiétant, c’est qu’aucun de nos indics n’a pu ou voulu nous informer. On a réussi à les berner ou les faire taire.

-Mais qui, « on » ? demanda Labrousse.

Fernandes passa une main brune sur son crâne poli, l’air embarrassé.

-Difficile à dire pour l’instant. On aurait une piste du côté des cartels d’Amérique centrale, des mafieux de Colombie ou des services spéciaux vénézuéliens ou cubains. Des collègues parlent même d’un coup tordu de la CIA, qui en serait bien capable. Mais je n’y crois pas. Quoiqu’on trouve, il s’agira d’un faux nez. Je ne vois qu’une personne derrière tout ça, et tu vois très bien à qui je pense…

-Fantômarx, évidemment. Mais il n’a toujours rien revendiqué ?

-Non, du moins à ma connaissance, et c’est cela qui m’étonne. Ce qui s’est passé cette nuit est sans doute sa plus grosse opération depuis qu’il s’est lancé dans le crime, avec des moyens financiers et technologiques hallucinants, comme ce fichu rayon de la mort, qui lui a sans doute également permis de mettre en panne la centrale nucléaire d’Electro-Brazil. D’ordinaire, cet enfoiré vient toujours parader sur internet ou la télé, mais là, rien…

-C’est pourtant bien lui qui a annoncé la destruction de l’immeuble où nous avions notre QG. Si ce n’était pas sa voix, c’était bien imité. Mais revenons-en à notre président, si tu veux bien…

-Bien sûr, bien sûr ! s’empressa Fernandes. Lula m’assuré de tous les moyens possibles pour le retrouver au plus vite ; mais si l’on veut garder le secret sur son enlèvement, nous ne devons pas perdre une minute. Officiellement, Lucas Zarkos est en sécurité, barricadé dans sa suite présidentielle de l’Ipanema Palace, mais cette fable ne tiendra pas longtemps. Il faut que nous puissions collaborer à fond, sans rien nous cacher.

« Sans rien nous cacher ! » ironisa intérieurement Labrousse, qui avait reçu pour consigne formelle de ne pas révéler l’existence du sosie du président, ni évoquer cette histoire de transmuteur moléculaire dont la France souhaitait vivement s’emparer.

Labrousse ouvrit le fichier préparé par l’assistant de Pourteau, et une image satellite s’afficha sur l’écran du portable. Un petit point rouge clignotant se déplaçait, partant de Rio de Janeiro et se dirigeant vers le sud-ouest, longeant la côte avant de regagner l’intérieur des terres.

-Ce que tu vois là est le parcours, enregistré par notre satellite espion, de l’hélicoptère ayant embarqué Lucas Zarkos et les deux journalistes complices de Fantômarx. Il a dû voler très bas pour échapper aux radars.

Fernandes poussa un sifflement admiratif.

-Vos hommes ont eu le temps de marquer l’hélico avant de tomber dans les pommes ! Belle présence d’esprit !

-Non, mieux que ça. La balise a été placée sur le président lui-même. C’est un petit émetteur greffé dans sa mâchoire, sous une fausse dent, à la fois très puissant et quasiment indétectable.

Labrousse n’allait pas préciser que la malheureux Papaphiloglou, alias « Lucas Zarkos », avait été opéré sous anesthésie générale sous prétexte d’un grave abcès dentaire, et ignorait totalement l’existence de ce gadget.

-Il nous renseigne non seulement sur la position géographique du chef de l’Etat, mais aussi sur le fait qu’il est vivant ou mort. En cas d’arrêt des fonctions du cerveau, un capteur l’enregistre et le signal change de nature. Il cesserait d’être intermittent pour devenir constant.

Sur l’écran, le point rouge venait de s’arrêter en pleine montagne, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Sao Paulo.

-L’appareil a fait halte ici, expliqua Labrousse. Un quart d’heure après, le signal repart vers le sud-ouest, ou l’ouest-sud-ouest.

-L’autonomie du MD 520 est d’environ 500 km. Il a dû s’arrêter faire le plein dans une base quelconque…un bout de clairière et un camion citerne, et le tour est joué. Je ferai faire des recherches dans ce coin là, mais cela ne donnera rien.

-Sans doute…il nous refait le coup 400 km plus loin, à l’ouest de Ponta Grossa. Pour s’arrêter finalement, et pour de bon, ici…

Labrousse fit un gros plan sur la région d’Iguaçu, aux confins du Brésil, de l’Argentine et du Paraguay. Le point lumineux se situait côté argentin, au sud du Rio Iguaçu et de la route 101. Le commissaire accentua le zoom, révélant un vaste ensemble de bâtiments situé en pleine forêt, loin de toute agglomération. Lorsque le nom du site s’afficha sur l’écran, le colonel Fernandes laissa échapper un juron :

-Madre de Deu ! Francis, nous ne sommes pas au bout de nos peines !

A suivre…

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