dimanche 13 juin 2010

Avec les meilleurs voeux de Fantômarx

Chapitre 25 : Avec les meilleurs vœux de Fantômarx !
Remerciements : l’auteur tient à remercier particulièrement Axel Bauer et son cargo, l’astronaute Steve Austin et le syndicat d’initiative de Ciudad del Este (Paraguay). Sans oublier l’immense artiste D.V.

Une lumière sale filtrait par les fenêtres grillagées du parloir « VIP » de la prison de Meury-Flérogis. Le local, pourtant plus propre que les autres, sentait vaguement la pisse et le renfermé. Les murs étaient lépreux et jaunes de crasse. Derrière une table en formica, un homme replet en costume crème consultait un dossier sur son ordinateur portable. Il releva son nez chaussé de lunettes rondes lorsque la porte du fond s’ouvrit pour livrer passage à ses clients. Un homme et une femme en survêtements vert fluo, menottés et encadrés par deux gardiens au visage aussi fermé que les portes qu’ils verrouillaient toute la journée.
-Souhaitez-vous que nous restions là, Maître ? s’enquit l’un des gardiens.
-Pas pour ce genre d’entretien, voyons, répondit l’homme au costume crème. Merci d’attendre dehors…je vous appellerai.
-Comme vous voudrez, Maître, mais vous savez qu’il s’agit de gens très dangereux. Je vous rappelle que vous avez un bouton d’alarme sous la table…et qu’il y a une caméra dans le coin, là-bas, sans prise de son conformément à la loi sur la confidentialité.
Le maton avait bien insisté, avec un regard appuyé en direction du couple quinquagénaire. Deux criminels avertis en valaient quatre. L’avocat passa une main potelée sur sa chevelure poivre et sel, puis fit un petit geste pour indiquer aux geôliers qu’ils pouvaient disposer.
Resté seul avec ses clients, il s’aperçut que ceux-ci étaient toujours debout. Son visage bistre se fendit d’un large sourire commercial :
-Je vous serrerais bien la main, mais je conçois qu’avec les menottes…bon asseyez-vous je vous en prie…
L’homme et la femme se posèrent lourdement sur des chaises en plastique. Ils avaient le teint aussi blafard que ce petit matin d’hiver, le visage creusé par la fatigue et le désespoir. Leurs yeux n’exprimaient rien d’autre qu’une immense lassitude.
-Madame et Monsieur Delpeyrat, je suis l’avocat qui a accepté de prendre en charge votre affaire. Pas un commis d’office, attention ! Vous me connaissez sans doute : Maître Vergeard, avocat à la Cour !
-Nous vous connaissons, répondit simplement Josette Delpeyrat d’une voix morne.
-Et je ne sais pas si on doit se sentir très rassurés, compléta son mari en grimaçant.
Jacky Vergeard était bien connu, en effet, dans le monde médiatico-judiciaire, comme l’avocat des causes perdues : terroristes, tueurs en série, monstres en tout genre constituaient une partie de son fonds de commerce. Il perdait régulièrement ce genre de procès, qui n’avaient d’autre but que de lui faire de la pub et d’attirer d’autres clients moins tapageurs mais plus rentables vers son cabinet du Ve arrondissement. Maître Vergeard, s’il aimait afficher des opinions « progressistes » et « tiers-mondistes », était avant tout un homme d’affaires et un cabot très imbu de lui-même.
-Mais je suppose que nous devons nous sentir très flattés de voir qu’une pointure comme vous s’intéresse à notre cas, ajouta Josette. Vous savez, j’espère, que nous n’avons aucun moyen de régler vos honoraires…
-Evidemment ! Je me contenterai du minimum prévu par la loi et réglé par l’Etat. Tout le monde doit pouvoir bénéficier d’une défense de qualité, cela a toujours été ma conviction ! Je vois que vous avez l’air épuisé, Madame, Monsieur, aussi je vous propose d’aller à l’essentiel.
« D’après votre dossier, il semble que vous vous en teniez toujours à la même version : vous avez été invité chez elle par la victime, qui vous aurait elle-même remis une somme de 1000 euros en liquide ainsi qu’un double de la clé de son appartement de la rue de l’Albioni. Vous affirmez que Bérénice Joly-Montagne -épouse Borlouis- vous connaissait depuis longtemps, Madame, mais personne dans son entourage ne le confirme. Vous l’attendiez chez elle avec votre mari, le matin du meurtre. Le système de vidéosurveillance a effectivement enregistré votre passage à l’heure indiquée.
« Peu avant midi, deux hommes s’identifiant comme les agents Garcia et Garnier, de la DCRI, se sont présentés à l’appartement en prétendant être envoyés par Mme Borlouis. Vous les laissez entrer, et assistez à un début de mise à sac de l’appartement. Vous protestez, ils sortent une arme mystérieuse qui vous met KO. Quand vous reprenez connaissance, la police est sur les lieux. Mme Borlouis gît sur le sol, nue et ensanglantée, ayant subi les pires violences. Vous avez son sang partout sur vous, des couteaux ayant servi au massacre, et vos traces ADN dans tout l’appartement. Les alcootests vous donnent un taux de 2,8 grammes dans le sang.
« Vérification faite, il n’existe aucun agent Garcia ou Garnier à la DCRI. Quant à la vidéosurveillance de l’immeuble, il est fâcheusement tombé en panne juste après votre passage et n’a donc rien enregistré.
-Un coup monté, gronda André Delpeyrat. Une putain de saloperie de coup monté.
-Ne t’énerve pas, ça ne sert à rien, supplia sa femme.
Maître Vergeard soupira profondément, et joignit ses doigts devant sa bouche :
-Coup monté ou pas, votre affaire s’annonce mal. La seule personne corroborant partiellement votre version des faits est une serveuse d’un café-restaurant de la gare Montparnasse. Elle pense avoir reconnu Mme Borlouis, malgré son foulard et ses lunettes fumées, en une dame venue lui demander de régler vos consommations et de vous remettre une petite clé…
-La clé d’un casier de consigne de la gare, compléta mécaniquement Josette Delpeyrat, qui avait répété dix fois tout ceci aux policiers.
« Numéro 813. C’est dans cette consigne que se trouvaient la clé de l’appart’ et les mille euros, dans une enveloppe, avec un mot de mon amie.
-C’est cela…Manque de chance pour vous, la clé de consigne, l’enveloppe et le petit mot de Mme Borlouis n’ont pas été retrouvés.
-Evidemment, bougonna André, puisque ces salopards ont eu tout le temps de nous fouiller et de nous les prendre. Mais cette consigne a bien été louée par quelqu’un, non ?
-Oui, une certaine Madame Carrel…mais le préposé ne se souvient pas du tout de cette dame.
Josette sursauta :
-Carrel comme l’acteur, Laurent Carrel ? Mon Dieu, c’est Bérénice, bien sûr ! Elle a pris ce nom parce que…
-Parce que quoi ?
-Oh, non, c’est trop compliqué, c’est trop dingue…je n’en peux plus…
Maître Vergeard fronça les sourcils :
-Pour que je puisse vous aider, vous ne devez rien me cacher. Comme je vous le disais, l’affaire se présente très mal. L’opinion est horrifiée par ce meurtre, et votre condition de SDF ne plaide guère en votre faveur. Ce n’est pas le témoignage de votre ami Nanard, qui affirme vous croire incapables de commettre un tel crime, qui fera pencher la balance du bon côté.
« La thèse de la police est la suivante. Mme Borlouis, qui devait avoir du vague à l’âme pour ces fêtes de fin d’année, a décidé de faire une bonne action en offrant l’hospitalité de son pied-à-terre parisien à un couple de SDF. Pourquoi vous ? Mystère. Toujours est-il que vous pénétrez chez elle. Vous y mangez, surtout buvez. Buvez beaucoup trop. Vous saccagez l’appartement. Lorsque Mme Joly-Montagne rentre chez elle et découvre les dégâts, elle se fâche et veut vous mettre dehors. Pris de fureur et d’une sorte de haine de classe, vous la massacrez de la plus atroce des manières, puis, vaincus par l’alcool, vous vous écroulez sur le canapé. Une charmante présentatrice, épouse de Ministre, victime de sa propre générosité ! Le gouvernement va faire d’elle une martyre bienvenue en cette période de crise : faites du social, aidez les gueux, et voilà comment ils vous remercient ! Du pain bénit sécuritaire !
-C’est n’importe quoi, commenta André d’une voix sourde.
-Ce sera la thèse de la partie civile, et elle est solide. Je ne vois qu’un moyen de la contrer…
-C’est-à-dire ?
-La contre-attaque ! Ils voudront faire de la victime une sainte, une marquise de Lamballe outragée par les Sans-Culottes. Or, je crois savoir que la vie privée de Bérénice Joly-Montagne était assez…comment dire…assez tumultueuse ! Son mari la trompait, elle collectionnait les amants.
-Et alors, quel rapport avec nous ? fit Josette sur un ton plus agressif.
-On peut imaginer certaines choses. Par exemple qu’elle voulait se servir de vous à des fins sexuelles, pour assouvir certains fantasmes de bourgeoise frustrée. Vous êtes réticents, elle vous fait boire, et là le scénario lui échappe…
Josette se leva d’un bond, brandissant ses poings menottés par leur bracelet de plastique et d’acier :
-Espèce de salaud ! Vous voulez qu’on salisse Béré pour vous faire du spectacle ! Nous n’avons rien à faire avec ce fumier, Jean-Marie !
Son époux se leva à son tour :
-T’as raison, Mylène, on a rien à faire avec cet avocassier…
Vergeard parut moins fâché que surpris :
-Mylène ? Jean-Marie ? D’après mon dossier, vous…
-Ouais, ouais, on sait ce qu’il y a sur le dossier, Maître Vachard ! s’écria Josette. Mais y en a marre ! Je ne suis pas Mme Delpeyrat, et il n’est pas mon mari ! Je m’appelle Mylène de Castelbougeac, et lui Jean-Marie Fondar ! Et tout ça est une saloperie montée par Fantômarx !
La porte du fond s’ouvrit, et quatre gardiens armés de matraques électriques se précipitèrent sur les prisonniers.
-Un instant, messieurs, dit Maître Vergeard, impassible. Mes clients n’ont pas encore signé les papiers m’autorisant à prendre en charge leur affaire.
-Va te faire foutre ! hurla Josette. N’importe quel commis d’office fera mieux son boulot que toi !
Ils furent emmenés sans ménagement, laissant l’avocat seul avec le sous-directeur de la prison.
-Pas facile, hein ? fit ce dernier.
-Dans leur cas, je ne vois plus que l’irresponsabilité mentale, soupira Vergeard. Mais ça ne paye plus comme avant, avec la loi Cherki. Ils en prendront pour trente ans minimum. Vu leur âge, ils finiront leurs jours en prison. »

*

Ciudad del Este, ville paraguayenne de 250 000 habitants a bâti sa prospérité sur une législation laxiste favorable au crime organisé. Toutes les mafias du monde se retrouvent dans ce haut lieu de la « mondialisation illégale », au même titre que Miami ou Hong Kong. Trafics de stupéfiants, d’armes et de produits contrefaits : le revers honteux du capitalisme mondial, mais si utile au système du libre marché par l’injection de capitaux frais dans le circuit financier planétaire.
Le lieu le plus glauque de la ville est sans conteste l’Avenida Axel Bauer, qui étire ses pavés humides –où la sueur brûle comme l’acide- le long du cours majestueux du Rio Parana. Les mariniers qui remontent ou descendent le fleuve avec leurs péniches géantes aiment à s’y perdre et cramer leur argent. Quelques jours de galère, et une nuit pour se vider dans ces boîtes signalées d’une lanterne rouge. Là, les « putas », comme on les appelle, grouillent comme des morpions. Ivres et grasses elles vous entraînent, vers l’angoisse et la rengaine.
Parmi ces bouges sordides, El Cargo de la Noche est un des moins répugnants. Il est tenu par un certain Mario, qui aime à dire que chez lui, on peut tout oublier, voire « changer de peau ».
Et c’était parfaitement exact en ce qui concernait la jeune femme qui en sortait en cette fin d’après-midi du 31 décembre. Mini-jupe en cuir, corsage ultra-moulant, talons vertigineux et cheveux courts blond platine. Un summum de pétasserie vulgaire qui ne ressemblait en rien avec ce qu’elle avait été peu de temps auparavant. Elle était au bras d’un type au costard blanc rayé de noir, lunettes noires, moustache et rouflaquettes, borsalino et pompes en croco. Le genre de mafieux qui prête à rire, mais dans son dos.
Il la fit monter dans sa Pontiac aux chromes étincelants et vitres fumées, qui démarra en douceur pour remonter le quai jusqu’à un embarcadère gardé par des vigiles. L’un d’eux ouvrit le portail grillagé, permettant à la limousine de s’engager sur l’embarcadère et d’avancer jusqu’au niveau d’un yacht de luxe battant pavillon panaméen.
La pétasse y monta en faisant claquer ses talons sur la passerelle, suivie du mafieux, sous les yeux allumés des hommes d’équipage traînant sur le pont et les dans les coursives. Elle poussa la porte de la cabine que lui indiqua l’homme aux rouflaquettes.
-Vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin pour vous changer, dit-il d’un ton étonnamment respectueux. Nous appareillons dans vingt minutes.
La fille referma la porte à double tour dès qu’il eut tourné les talons. Elle ôta ses escarpins avec soulagement, arracha le corsage qui écrasait sa poitrine généreuse. Elle avait hâte de retirer le maquillage vulgaire dont elle avait dû se farder pour sortir de sa planque.
Mais le boîtier noir qui l’attendait sur la table basse de la cabine requérait toute son attention. C’était un agenda électronique qui ne pouvait s’allumer qu’à l’aide du code secret qu’elle composa sur le clavier.
Le visage de son chef apparut sur un petit écran digital. Il souriait, autant que pouvait le permettre son masque rouge, et sa voix d’ordinaire si métallique était étonnamment chaleureuse :
« Je tenais à vous féliciter personnellement, camarade Estevez. Permettez que j’emploie une dernière fois ce nom, j’avoue que je l’aimais bien. Mais il va falloir vous habituer à une autre identité désormais. De nouveaux papiers et des moyens de paiement vous attendent dans le tiroir de la table de nuit. Vous serez demain soir à Buenos Aires, et prendrez le vol D4178 pour Francfort. Un nouvel ordre de mission vous sera transmis là-bas.
« Notre plan s’est parfaitement déroulé, et notre cause vous doit énormément. Je vous souhaite de passer un excellent réveillon à bord de ce navire, dont l’équipage est tout entier à vos ordres. A bientôt, camarade ! »
Celle qui fut l’agent triple Sarah Estevez referma le boîtier, dont le contenu s’autodétruisit quelques secondes plus tard dans le léger grésillement des circuits fondus.
Elle promena un regard fatigué sur le décor luxueux mais pas trop clinquant de sa vaste cabine. Des images et des sentiments confus se bousculaient dans sa tête, et elle se mit à pleurer à grosses larmes, pour la première fois depuis bien longtemps.

*
A cinquante kilomètres plus à l’ouest, dans la petite ville de San Alfredo, un petit groupe d’hommes en blouse blanche tenaient une réunion secrète dans le sous-sol d’un grand bâtiment blanc. Il s’agissait de la clinique privée du docteur Spengele, petit-fils d’un célèbre médecin nazi ayant échappé au tribunal de Nuremberg en 1945, qui avait fait une partie de son apprentissage à la Colonia auprès de Von Hansel.
Le docteur avait réuni ses assistants autour d’un patient bien particulier. Un homme encore jeune, plongé dans un coma artificiel, étendu sur un lit d’hôpital et connecté par une masse de fils et de tuyaux et des appareils de mesure ronronnant sous un éclairage tamisé. Un drap vert était remonté sous son menton, dissimulant presque tout son corps ravagé.
Le docteur Spengele prit la parole :
-Messieurs, inutile de vous présenter Ulrich Pickhardt. Les deux tiers d’entre vous sont des rescapés de la terrible catastrophe qui a détruit la Colonia et les trésors scientifiques que celle-ci recelait.
« Cet homme est parvenu jusqu’à nous par miracle, transporté par deux cyborgs mis au point par Johann Von Hansel à la limite de la zone désintégrée. L’explosion a achevé de démolir les deux robots, mais leur sacrifice a sauvé la vie de Pickhardt.
-Pourquoi ont-ils fait cela ? demanda l’un des assistants.
-Probablement leur programmation visant à protéger l’intégrité physique des dirigeants de la Colonia y est-elle pour quelque chose. Mais peu importe. L’essentiel est que Pickhardt s’en soit sorti, et qu’il ait été récupéré par des hommes de Müller avec les corps des deux cyborgs, avant que les autorités argentines ne mettent la main dessus.
« Toutefois, messieurs, Ulrich Pickhardt est un homme tout juste vivant. Il a été criblé de balles, et l’onde de choc de l’explosion a gravement détérioré ses fonctions cérébrales. Sans tous ces appareils, il serait condamné à brève échéance. Mais nous pouvons le reconstruire !
-Le reconstruire ?
-Oui, meine Herrn, le reconstruire ! Nous avons dans cet établissement de chirurgie plastique les outils nécessaires. Je peux également récupérer certaines pièces encore utilisables sur les deux robots. Grâce à cet homme, notre matériel et nos compétences, nous allons pouvoir faire renaître ici ce qui a été provisoirement anéanti en Argentine. L’œuvre du génial Von Hansel ne doit pas mourir !
Tous purent lire dans les yeux bleus de Spengele une lueur de folle exaltation qui les gagnait eux aussi :
-Nous allons faire d’Ulrich un homme nouveau, un Übermensch ! Il sera le plus fort, le plus habile, le plus rapide…en un mot : le meilleur ! »
*

Le Président Zarkos se réveilla avec une migraine carabinée. Mais il avait enfin dormi, après les heures cauchemardesques passées dans cet état comateux. Parfaitement conscient, entendant tout, sans pouvoir faire un geste. La paralysie ! Une punition atroce pour l’agité perpétuel qu’était Lucas Zarkos. Le pire ayant été cet interminable enfermement dans un sac en plastique, rongé par la peur d’être enterré ou incinéré vivant. Quelle abomination ! Et quel soulagement lorsqu’il avait été enfin sorti de cette horrible situation. A tel point qu’il n’avait pas été emballé lorsque le docteur Collet lui avait annoncé une injection de calmants et de divers produits destinés à chasser la tétrodotoxine de son organisme. Replonger dans le noir, non merci !
Il constata, au fur et à mesure que ses yeux faisaient le point, qu’il n’était plus dans son lit d’hôpital, mais dans un autre lit plus vaste et plus confortable. Sa chambre était une grande salle voûtée aux murs de pierre beige apparente. Une sorte de crypte, bien chauffée, meublée de manière spartiate avec quelques tableaux au style étrange accrochés ici ou là, tous signés d’un certain « D.V ». Il y avait aussi, encastré dans l’un des murs, un écran plasma géant. Aucune fenêtre.
« Drôle d’hosto, songea le Président en s’asseyant au bord du lit, constatant qu’il portait un pyjama rayé des plus ringards.
La tête lui tournait un peu, et il attendit que cela cesse pour oser se lever et faire le tour de la pièce, ses pieds nus s’enfonçant dans d’épais tapis de laine rouge. Personne. Un rideau dissimulait une alcôve faisant office de confortable cabinet de toilettes avec douche. Une lourde porte métallique fermait la seule sortie possible. Pas de poignée, ni aucune commande visible.
Lucas Zarkos tapa à la porte, n’éveillant qu’un bruit mat.
-Y a quelqu’un là derrière ? Ouvrez s’il vous plaît ! Je suis réveillé ! Y a quelqu’un ?
L’angoisse était revenue et bourdonnait à ses tempes. Tout cela n’était pas normal du tout. Il eut le réflexe de consulter sa montre, mais son poignet était désespérément nu. Il allait se mettre à crier, quand une musique ronflante le fit sursauter et se retourner d’un bloc.
La Marseillaise !
L’hymne national résonnait depuis l’écran plasma soudainement allumé, montrant le Palais de l’Elysée sous ses illuminations nocturnes. Les incrustations d’écran indiquaient que ces images étaient retransmises en direct sur la chaîne FT1, à 20 heures, le 31 décembre.
Le 31 décembre ? Mais pendant combien de temps avait-il dormi ? Cinq jours ?
Lucas Zarkos, mû par un mauvais pressentiment, s’approcha lentement de la télévision, et fut comme foudroyé lorsqu’apparut à l’écran, sur fond de bibliothèque, le Président de la République Française.
« Mesdames et messieurs, mes chers compatriotes,
Ce soir, ce discours des vœux ne ressemblera guère à ce que vous avez eu l’habitude d’entendre jusqu’ici, que ce soit de ma bouche ou de celle de mes prédécesseurs… »
Ce n’était pas possible ! Ce gars là ne pouvait pas être lui ! Et pourtant, la ressemblance, jusque dans les moindres tics, était absolument parfaite. Si c’était une blague, elle était particulièrement réussie… mais il lui apparut rapidement que tout cela n’avait rien d’une plaisanterie. L’homme qui s’adressait aux Français –il pensa d’abord à son sosie- avait l’air grave, mais déterminé et convaincu par ses propos.
« Je dois d’abord vous révéler la vérité sur ce qui c’est passé ces derniers jours. Un formidable complot, visant à me supprimer, a été déjoué par nos services secrets, dont je tiens ici à saluer le travail remarquable. Cette conspiration aux incroyables ramifications comprenait, hélas, ma propre femme qui est en fuite à l’heure actuelle.
« Ce complot implique notamment une firme américaine implantée sur notre territoire, la World Biotech Engineering Corporation, ou WBEC, avec la complicité active de la CIA et de diverses officines privées, étrangères ou non. Ce sont ces conspirateurs qui sont à l’origine du phénomène Fantômarx, un personnage créé de toutes pièces afin de déstabiliser notre pays. Pourquoi ce projet criminel ? Je vais vous le dire.
« Depuis quelques mois, mes collaborateurs et moi-même sommes arrivés à certaines conclusions. La France, l’Europe et le Monde ne peuvent continuer sur la voie que nous avons suivie jusqu’ici, et à laquelle j’ai cru moi-même pendant trop longtemps.
« Cette voie, c’était celle du tout-marché, de la loi du profit, de la destruction des services publics et la négation de l’intérêt général au profit d’une minorité de profiteurs. La crise qui nous frappe aujourd’hui n’est pas une fatalité dont on ne pourrait sortir que par l’étranglement des peuples au nom d’une austérité budgétaire destinée avant tout à complaire aux marchés financiers et aux agences de notation, qui se permettent de donner des leçons aux Etats alors qu’ils sont largement à l’origine de nos malheurs !
« Cette voie, celle du renoncement national, des injustices et des inégalités toujours plus criantes, nous ne pouvons plus l’accepter. Si la démocratie a encore un sens, alors il faut redonner à la puissance publique les moyens d’agir, et à notre peuple des raisons d’espérer.
« L’année qui s’annonce sera celle du changement. Du vrai changement. Je sais que pour beaucoup d’entre vous, je ne suis plus crédible. J’ai trop promis, n’importe quoi et à tout le monde, trop déployé d’effets de manche, privilégié l’agitation médiatique sur l’action réelle. J’ai incarné ce que la politique a de plus vulgaire et de plus dévoyé. En toute logique, je devrais démissionner. Mais ce serait trop facile. Casser la baraque, puis s’enfuir par la fenêtre avant d’avoir à rendre des comptes !
« J’occuperai donc mon poste jusqu’au bout, malgré les menaces que certaines puissances occultes font peser sur moi. Et j’annonce d’ores et déjà certaines mesures d’urgence, qui entreront en application en vertu de l’article 16 alinéa 12 modifié 2008 :
-la mise sous séquestre de tous les biens meubles et immeubles de la WBEC localisés en France.
-la nationalisation de toutes les grandes banques françaises.
-le retour de l’Etat dans le secteur de l’énergie avec la fusion d’EDF et de GDF sans destruction d’emplois
-la suspension immédiate du programme de démantèlement des services publics, qu’il s’agisse de la santé, de l’éducation, de l’aide sociale, avant un retour à une politique ambitieuse de l’Etat dans tous ces domaines.
-le départ de la France de l’OTAN, et le retour rapide de nos soldats engagés dans des opérations inutiles et coûteuses à l’étranger.
« Toutes ces mesures auront un prix, mais je peux vous assurer que la France saura y faire face. La France ne sera pas seule dans ce combat. Les peuples du Monde, comme par le passé, auront les yeux tournés vers elle. C’est d’elle que renaîtra l’espoir d’un Monde plus juste !
« Françaises, Français, je vous souhaite à tous une excellente nouvelle année ! »
Re-flons-flons de la Marseillaise, et extinction de l’écran devant un Lucas Zarkos abasourdi. Un léger bruit d’applaudissement le fit se retourner.
Fantômarx était entré silencieusement dans la salle et tapait dans ses gants noirs en hochant la tête.
-Excellent discours, commenta-t-il de sa voix métallique. Je n’en aurais pas changé une ligne !
-Fantômarx ! Ah ! s’exclama Zarkos en se repliant légèrement sur lui-même. Ah ! C’est pas possible ! C’est pas possible !
L’homme au masque rouge eut un léger ricanement.
-Vous ressemblez décidément beaucoup à Louis de Funès, M. l’ex-Président. Mais votre remplaçant me paraît mieux taillé pour la fonction.
-Mais qui est ce type ? Mon sosie ?
-Non. Votre sosie a été très éprouvé par les derniers évènements. Il se repose en Normandie. Vous aussi avez besoin de vacances et je vais vous les offrir.
-Salaud !
Lucas Zarkos s’élança impétueusement sur son ennemi, mais ne réussit qu’à se prendre les pieds dans un tapis et s’étala de tout son long. Il se redressa péniblement, bouillonnant de rage. Il aperçut alors un chat blanc aux longs poils soyeux qui se tenait sous le grand lit. L’animal, en le voyant, se mit à cracher en couchant les oreilles.
-Je vois que Dolumiel ne vous apprécie guère, M. Zarkos. Cette petite bête a un instinct très sûr pour juger les hommes.
-Mais qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ? grogna Zarkos.
-Je vous dois quelques explications, en effet. Tout ce que vous avez entendu à la télé est parfaitement exact, à un détail près. Fantômarx n’est pas qu’une création de la WBEC. Il existe bel et bien, et vous l’avez devant vous. C’est pour brouiller les pistes que j’ai délibérément fait en sorte que l’on cesse de croire en moi, alors que je triomphe sur toute la ligne ! La WBEC, voyez-vous, je la contrôle depuis un bon moment par le biais de mes sociétés écrans. En la faisant mettre sous séquestre, puis sous contrôle d’un Etat que je dirige moi-même, je ne fais que récupérer mon bien tout en liquidant les dernières personnes qui faisaient obstacle à mes projets.
« Il en est de même pour la MBC de Von Hansel, qui était ma principale partenaire. L’opération commando que vous avez lancé avec les Brésiliens allait dans mon sens : détruire des concurrents et anciens complices, récupérer Von Hansel pour qu’il travaille pour moi et m’aide à finaliser mes projets.
-Mais ce gars, à l’Elysée, qui est-il donc ?
-Un excellent acteur, que vous connaissez bien. Vous l’avez invité, enfin, votre sosie l’a invité à une sympathique partouze dans votre suite présidentielle de Rio, en compagnie d’une autre actrice très douée. Ils ont pris la place de deux journalistes que vous appréciez.
-Fondar…et Castelbougeac ? Mais alors, le transmuteur moléculaire existe bel et bien !
-Il ne fonctionne pas encore comme je le souhaiterais, mais oui, il existe ! Son existence a été révélée plus tôt que prévu par une jeune femme en qui j’avais toute confiance, mais sa trahison a finalement servi mes plans en vous poussant à vous jeter dans mon piège. Toutes les fuites ont été colmatées, et plus personne ne croit maintenant en un tel appareil.
-Vous m’avez donc copié, moi aussi ?
-Oui. Il fallait pour cela vous plonger dans un état végétatif et vous ramener en région parisienne où le dispositif de copie vous attendait, dans cet hôpital de campagne installé à Villacoublay. Nous vous avons réveillé, puis à nouveau endormi pour vous transférer ici.
-Mais qui ont été vos complices pour monter tout ça ? Barcino ?
-Barcino ? Oh non, le pauvre ! [rire sardonique]
« Ce malheureux a été le dindon de la farce. Il a fallu le supprimer lorsqu’il s’est précipité sur place dans le but de vous faire des prélèvements ADN, après qu’il eut été prévenu par son informatrice. Sur vous, cela n’aurait rien donné de significatif, mais il y avait à craindre qu’il ne découvre le transmuteur lui-même dans l’annexe de l’hôpital. Nous lui avons fait porter une bonne partie du chapeau en l’accusant de tentative de meurtre et en le plaçant au cœur du complot.
-Mais qui étaient vos complices, alors ?
-Disons qu’il y en a plusieurs, que je vous laisse le soin de deviner…Sur ce, je vous souhaite un excellent réveillon… »
Fantômarx tapa à nouveau dans ses mains, et la porte blindée coulissa dans le mur pour laisser entrer un homme en combinaison et cagoule noires, poussant devant lui un petit chariot de restaurant, sur lequel reposaient une cloche argentée et un seau du même métal contenant du champagne.
-Voici de quoi passer un bon moment, Monsieur l’Ex-président ! Vous trouverez sur votre table de chevet une télécommande pour la télévision. A bientôt !
Fantômarx prit le chat dans ses bras, lui caressa affectueusement la tête et sortit avec son complice. La porte blindée se referma dans leur dos avec un léger chuintement.
Frémissant de rage, Lucas Zarkos s’approcha du chariot et souleva la cloche en argent.
Des macarons. Une montagne de macarons. A vous dégoûter des macarons.
Quant au champagne, c’était du sans alcool. Une petite carte était accrochée au col de la bouteille :
Je veillerai désormais sur votre santé, vos plaisirs et vos loisirs.
Avec mes meilleurs vœux
FANTÔMARX

FIN DU PREMIER VOLET DES EXPLOITS DE FANTÔMARX
La suite sera à découvrir dans FANTÔMARX AU POUVOIR.

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