mardi 1 juin 2010

Chapitre 23: les Chutes

Chapitre 23 : Les chutes.

Mylène et Jean-Marie, abasourdis, regardaient leurs doubles sur écran géant. L’image était de bonne qualité, à peine pixellisée par les fantaisies de la transmission numérique. Sur fond de mur en planches grossières orné d’un grand drapeau rouge avec faucille et marteaux dorés, un grand jeune homme brun et une jolie jeune femme blonde étaient filmés en plan américain, ce qui laissait voir le haut d’une tenue militaire kaki, avec baudrier et cartouchière. Coiffés d’un béret à étoile rouge façon « Che », ils brandissaient tous les deux une kalachnikov aussi menaçante que leur discours. Ce fut d’abord « Jean-Marie » qui prit la parole :
« Nous, autrefois journalistes vendus au capitalisme le plus abject, complices de toutes les formes d’exploitation et d’impérialisme inhérentes à ce système, avons pris conscience de notre folie ! A cette idéologie mortelle, aux bourreaux apatrides et méprisants de l’humanité, nous déclarons la guerre !
-Oui, renchérit « Mylène » d’une voix exaltée, la guerre ! Par tous les moyens ! Par les armes bien sûr… »
Elle tira une rafale de son fusil-mitrailleur vers le plafond, faisant sursauter les spectateurs qui regardaient la vidéo pour la première fois. Le flingue devait être chargé à blanc, mais cela faisait quand même son petit effet.
-…mais aussi et surtout par les mots et les images, car tel est notre métier, que nous allons désormais pratiquer honnêtement, pour la cause des travailleurs du Monde entier ! Nous n’avons que trop menti par le passé, aussi commence dès maintenant notre combat pour la vérité et la justice !
L’autre Mylène, la vraie devenue clodo, poussa un glapissement :
-Mais c’est du délire !
-Attends, attends, c’est pas fini ! gronda son compagnon qui serrait les poings.
La suite était un montage assez bien fait d’images d’actualité, montrant une succession de manifestations et de mouvements sociaux en France et dans le Monde, y compris des scènes très violents prises pendant les émeutes de Rio. Ces séquences étaient entrelardées d’extraits de discours du Président Zarkos destinés à mettre en évidence sa mauvaise foi et son cynisme. Les voix « off » des deux journalistes guévarisés enfonçaient le clou :
-Ce pantin lamentable, qui préside jusqu’au 31 décembre la ploutocratie européenne, avant de s’occuper du club des profiteurs du G20 l’an prochain, ne peut que susciter la haine des partisans du progrès humain.
-Nous ne l’avons accompagné à Rio que dans un seul but : l’enlever et le faire passer en jugement devant un tribunal populaire ! Notre tentative a hélas échoué, mais ce n’est que partie remise ! Le combat continue, aux côtés de notre leader Fantômarx !
Le fameux masque rouge apparut en incrustation au centre de l’image et grossit jusqu’à envahir tout l’écran. Un fin sourire se dessina sur les fausses lèvres de Fantômarx, tandis que retentissaient les accords de l’Internationale.
Une présentatrice vint occuper l’écran, avec la mine grave de rigueur :
« Pour commenter ces images, nous recevons sur notre plateau deux personnalités, qui connaissent très bien Mylène de Castelbougeac et Jean-Marie Fondar. Voici d’abord Corinne Pavedo, rédactrice en chef de Paris Challenge…
Une femme bien en chair, dont la poitrine débordait d’un corsage hors de saison aux couleurs criardes, affichait l’air le plus consterné possible.
-…et Stéphane Bougeotte, rédacteur en chef du Beaumarchais…
Même air attristé d’un visage fripé à la bouche molle, une tronche d’évêque défroqué que Jean-Marie ne connaissait que trop bien :
-Ils ont bien choisi leurs intervenants, ces enfoirés. Cette enflure n’a jamais pu me blairer ! Sans le soutien de Simon Dassel [actionnaire principal et vrai patron du Beaumarchais, comme chacun sait], j’aurais été foutu dehors depuis longtemps.
-Qu’est-ce que je devrais dire ! soupira Mylène. Cette grognasse craignait trop mes relations pour s’en prendre à moi, mais elle doit prendre son pied en ce moment…Regarde-là, toujours attifée comme une pouffe ! Quelqu’un devrait lui dire…
Corinne Pavedo ouvrit le bal des hypocrites, serrant sur sa poitrine envahissante des petits doigts boudinés chargés de bagues de mauvais goût. Sa voix était languissante et sirupeuse :
-D’abord, je dois vous faire part de ma grande tristesse et de ma profonde surprise…Je n’ose même pas croire ce que vous venez de nous montrer. Etes-vous bien sûr qu’il ne s’agit pas d’une blague de mauvais goût ? Avec tous ces trucages numériques…
-Nos spécialistes ont travaillé toute la nuit sur cette vidéo, y compris sur la partie sonore, répondit la présentatrice. S’ils n’excluent pas totalement un habile montage pour la partie vidéo, ils estiment la probabilité de vraies images à 80%, sauf bien sûr pour l’incrustation de la tête de Fantômarx. L’analyse des fréquences vocales comparées est beaucoup plus nette encore : les voix entendues doivent être celles de Jean-Marie Fondar et Mylène de Castelbougeac, à 99% de certitude, comme vous le voyez sur ce graphique qui s’affiche à l’écran.
-Oh, c’est affreux, gémit Corinne Pavedo en se tamponnant ostensiblement les yeux d’un petit mouchoir de dentelle.
-Nos confrères ont certainement agi sous la contrainte, ajouta Stéphane Nougeotte. Depuis quand a-t-on perdu leur trace au Brésil ?
-Depuis la nuit du 24 au 25 décembre, selon les autorités brésiliennes et les accompagnateurs du Président de la République. Ils ont quitté ce dernier après minuit pour regagner leur hôtel, qu’ils n’auraient jamais atteint semble-t-il. Pensez-vous qu’ils auraient pu être à nouveau enlevés par Fantômarx ?
-C’est possible, à moins que…
-Oui ?
Le vrai Jean-Marie se renfonça dans son fauteuil, sourcils froncés.
-Attention à ce que tu vas dire, enfoiré, gronda-t-il.
-Eh bien, c’est un peu délicat, mais…il me semble que Jean-Marie avait changé depuis quelques mois, bien avant son premier enlèvement. La mort de sa mère l’a profondément affecté…
-Laisse ma mère en-dehors de ça, fumier !
-…et peut-être fait ressurgir une partie un peu, comment dire…un peu sombre, voire extrêmiste de son passé…cela me gêne d’en parler, mais si cela peut éclairer ceux qui nous regardent…
Jean-Marie était blême. La présentatrice se pourléchait les babines, attendant la révélation qui allait faire péter l’audimat. Stéphane Bougeotte toussa, ménageant ses effets :
-Le père de Jean-Marie était membre d’un groupuscule d’extrême-gauche espagnol, implanté dans le Nord de la Province de Valence à l’époque franquiste. Il a par la suite quitté le pays pour se réfugier en France, où il a rencontré sa femme. Poursuivi par les services spéciaux espagnols, le couple s’est réfugié à l’île de la Réunion. Ils avaient déjà un enfant, le frère aîné de Jean-Marie. Celui-ci est né à la Réunion peu après leur arrivée.
-Et la vie privée, tu connais, ordure ? hurla Jean-Marie. De quel droit…
-Chuuut, laisse-le finir ! supplia Mylène, très mal à l’aise.
-Hélas, le père et le fils aîné sont morts quelques temps plus tard dans un accident de voiture, ce qui a mis fin apparemment aux poursuites de l’Etat espagnol. Sans avoir de preuve formelle, il est permis de penser que cet accident n’était pas tout-à-fait naturel. Le décès de Mme Fondar a-t-il ravivé ce douloureux passé, poussant Jean-Marie dans les bras du terrorisme ? Il est difficile de trancher…
-Ben tiens, mais pour toi c’est tout vu ! Fils de gauchiste, gauchiste pour la vie !
Corinne Pavedo récupéra la parole, tête penchée sur le côté telle une madone, ce qui déclencha une violente crispation nerveuse chez Mylène :
-Je ne saurais en dire autant de ma pauvre petite Mylène, mais…
-Tu sais ce qu’elle te dit, ta pauvre petite Mylène ?
-…mais je pense qu’elle aussi n’était plus tout à fait la même depuis quelques temps, comme si quelque chose la rongeait de l’intérieur. Je lui ai proposé de se confier à moi, ou à quelqu’un de confiance, mais elle s’est toujours dérobée…
-Plutôt crever que te raconter ma vie, pouffiasse !
-Nous avons tenté de joindre la mère de Mylène de Castelbougeac, ajouta la journaliste, mais celle-ci se refuse pour l’heure à tout commentaire.
-Bravo maman ! s’exclama Mylène. Pas question de pleurer devant ces charognards !
Un carillon tinta dans le vestibule, faisant sursauter les deux parias à bout de nerfs.
-C’est Bérénice ! Elle vient nous chercher !
-Attends…t’es sûre ?
La sonnette retentit à nouveau, plus insistante.
Jean-Marie rejoignit le vestibule et décrocha le combiné du visiophone. Mais l’écran de celui-ci ne transmettait rien d’autre qu’un brouillard de parasites. Nouveau coup de sonnette, qui le fit bondir tant il était proche. On frappait à la porte même de l’appartement.
Jean-Marie jeta un œil inquiet dans le judas, qui lui montra un visage grossièrement déformé par la lentille. Une tête rasée, aux traits durs. Un militaire, un flic ou un voyou…allez savoir.
-Qui est là ? demanda le jeune homme d’une voix qu’il jugea lui-même assez pitoyable.
-Agents Garnier et Garcia, de la DCRI. Votre amie Bérénice Joly-Montagne nous envoie vous chercher. Dépêchez-vous s’il vous plaît, il y a urgence.
La voix était ferme, pas trop haute, le ton posé et rassurant. Jean-Marie faillit leur ouvrir aussitôt, mais Mylène avait des doutes :
-OK, mais faites glisser votre carte sous la porte !
Le type soupira :
-D’accord, je comprends. Une seconde s’il vous plaît.
Quelques instants plus tard, le couple scrutait d’un air soupçonneux le rectangle de plastique qu’on venait de leur glisser sous la porte blindée. Le nom du gars y était, avec mention de son service, le tampon de la DCRI, la bande tricolore et tout le toutim.
-Ça m’a l’air en règle, chuchota Jean-Marie.
-Parce que tu es expert en carte professionnelle des services spéciaux ? grinça Mylène.
-Oh, et puis merde ! Il n’est pas encore midi, et elle a dit qu’elle viendrait nous chercher !
-J’aurais préféré que Béré elle-même…
-Ce n’est pas ce qu’il y avait sur son message, rappelle-toi, elle a dit « jusqu’à ce que je vous fasse chercher ».
-Bon, bon…
Jean-Marie actionna le triple verrou et tira la porte. Les agents Garcia et Garnier, en complets veston bleu marine, les fixaient d’un air impassible.
-Si vous permettez, messieurs-dames, nous devons récupérer quelque chose avant de quitter les lieux.
Jean-Marie et Mylène laissèrent passer Garnier qui pénétra d’un pas décidé dans l’appartement. Garcia referma la porte dans son dos, portant la main dans la poche intérieure de son veston. Le couple remarqua en même temps un curieux détail. Les deux hommes portaient des gants. Des gants en plastique souple, transparents, presque invisibles, mais trahis par d’insidieux reflets. Le dénommé Garcia devait lire dans leurs pensées :
-Les gants, c’est normal. Nous ne devons pas polluer le site. Une enquête est en cours, vous comprenez…
-Une enquête ?
Le fracas soudain les fit se retourner. L’agent Garnier était en train d’arracher les tiroirs d’une commode du living-room et vidait leur contenu sur le sol. Il s’y prenait sans rage, mais sans ménagement non plus.
-Mais qu’est-ce que vous foutez ? s’indigna Mylène. De quelle enquête s’agit-il ?
-Je peux leur dire ? demanda Garcia à son collègue, qui déversait sur le tapis tout un lot de lingerie coquine d’un air parfaitement indifférent.
-Ouais, tu sais ce que tu as à faire…
Jean-Marie et Mylène, de plus en plus inquiets, entendirent alors :
-Votre amie est morte, messieurs-dames. Morte de s’être mêlée de ce qui ne la regardait pas. Nous devons vérifier si elle n’a pas laissé ici des indices compromettants.
Mylène se mordit le poing, les larmes aux yeux.
-Morte ? N…non, c’est pas vrai, c’est pas vrai…
-Mais vous allez bientôt la retrouver, messieurs-dames.
Horrifiés, Mylène et Jean-Marie découvrirent l’espèce de petit pistolet en forme de sèche-cheveux que l’agent Garcia venait de sortir de son veston et braquait sur eux.
L’engin émit un léger sifflement, et le couple plongea dans les ténèbres.

*
Le magistral coup de pied infligé par Rosarita aux roubignolles de Luis plongea toute l’assistance dans un bref moment de stupeur mêlé d’hilarité. Le bougre tomba à genoux, recroquevillé sur lui-même et jurant tout ce qu’il savait. En une fraction de seconde, Sarah et Terrasson avaient compris qu’ils tenaient là leur unique planche de salut.
La jeune femme bondit comme une tigresse par-dessus la table basse qui la séparait de Müller et se jeta sur ce dernier, le plaquant au sol sous le choc. Le capitaine en fit autant pour le garde qui flanquait Müller. Son art du close combat fit merveille, malgré sa fatigue et ses blessures. En deux coups bien placés, le type était KO et son M-16 avait changé de mains.
Sarah, de son côté, se relevait avec Müller collé contre elle comme un bouclier. Elle serrait gorge de son prisonnier au creux de son bras, le canon de son PREMS vissé sur la tempe humide de cet Heydrich au petit pied.
Les quatre autres gardes totalement pris au dépourvu étaient restés figés à leur poste, n’osant pas tirer de peur d’abattre leurs collègue et supérieur.
-Lâchez vos armes, ou votre chef y passe ! hurla Sarah en allemand. Mon joujou est réglé sur la dose mortelle, et vous pourrez aussi en avoir !
-Donnerwetter ! couina Müller. Vous n’allez pas vous en sortir comme ça !
Il y eut quelques secondes d’attente mortelle, seulement troublé par le halètement douloureux de Luis toujours plié par terre. Rosarita, terrifiée, s’était jetée à plat ventre sur le plancher, les mains sur la tête. Tout cela avait eu au moins le mérite de lui couper le sifflet. Un mot de travers, et les fusils des uns et des autres pouvaient transformer la salle de réception en charnier.
-Posez vos armes ! ordonna Müller au grand soulagement du capitaine et de son amie.
-Oui, c’est ça, dit la jeune femme. Ceux des fenêtres, laissez-les tomber à l’intérieur. Toi, à la porte, tu fais glisser le tien vers nous…Pareil pour les talkies… voilà…et on ne bouge pas surtout !
Les cinq gardes furent regroupés dans un coin de la salle de réception, sous l’un des vieux posters de Maradona brandissant un ballon d’or. Ils jetaient des regards furieux à Sarah, qui liait les mains d’un Müller tenu en respect par le M-16 de Terrasson.
-Nous emmenons votre chef faire une petite promenade, expliqua la jolie brune. Quant à vous, messieurs, un peu de repos s’impose !
Sans s’émouvoir de leurs supplications, elle pointa son PREMS sur les hommes et les abattit l’un après l’autre.
-Por Dios ! s’exclama Rosarita, qui venait tout juste de se relever. Tu les as tués, Sarah !
-Mais non ! J’ai réglé l’appareil sur le mode KO. Ils en ont pour deux bonnes heures, et c’est plus sûr que de les attacher. Maintenant, nous devons filer…j’espère que tu as vraiment réparé le bateau, Luis !
L’interpellé s’était péniblement assis sur un canapé défoncé, se tenant toujours l’entrejambe en grimaçant.
-L’a jamais été en panne, ton rafiot, grogna-t-il. J’t’avais raconté ça pour te faire perdre du temps !
Une autre décharge de PREMS mit un terme provisoire à ses souffrances.
-Bien fait ! Bien fait ! s’écria Rosarita en battant des mains. Il en a pour deux heures aussi, ce borracho ?
-Oui, ça te laissera le temps de t’organiser.
-Oh, ma petite Sarah, comme je suis triste de tout ça, vraiment, et quand je pense à tout ce que tu as fait pour nous, et finalement, hein, pour arriver là, vraiment…
-On doit y aller, Rosarita !
Au grand soulagement de Terrasson, lui et Sarah quittèrent la pièce après une dernière embrassade de la brave dame, poussant Müller devant eux, les mains attachées dans le dos. L’officier milicien de la MBC était blême de rage, les mâchoires crispées.
-Ach ! Vous n’irez pas bien loin !
-C’est-ce qu’on verra…
En passant sous la véranda, ils avisèrent un sac en toile de jute qui paraissait s’agiter tout seul sur la balustrade. Sarah souleva le sac, libérant un Pedro furieux au plumage hérissé qui fusilla Müller du regard. L’obscurité l’avait tenu au silence, et il se mit à brailler :
-Côôô ! Como estas, asesino ? A-se-sino ! A-se-sino !
-Je constate avec plaisir que vous n’avez pas perdu toute humanité, Müller, dit Sarah en souriant. Fidélité à la passion de votre ancien patron pour les psittacidés, sans doute ?
Le prisonnier resta muet jusqu’à l’embarcadère. Terrasson jeta dans le fleuve aux eaux brunes trois des M-16. Lui et Sarah en gardaient chacun un en bandoulière. Il avait récupéré le pistolet de Müller pour tenir celui-ci en respect tandis que la jeune femme ouvrait le hangar à bateau. Il régnait à l’intérieur une atmosphère lourde, tiède et moisie. Sous la lumière glauque filtrée par des tôles transparentes faisant office de vasistas, Terrasson découvrit un étrange bateau amarré à un étroit quai de planches mal équarries.
-Capitaine, je vous présente le Voladora Ardilla ! Veuillez faire embarquer notre invité, je m’occupe d’ouvrir les portes et de larguer les amarres.
Le navire mesurait environ six mètres de long pour deux de large, presque aussi large de proue (décorée d’une tête d’écureuil stylisée aux longues incisives) que de poupe. Sa coque était faite d’un métal léger et résistant. Quatre sièges baquet permettaient de s’y asseoir confortablement, avec un poste de pilotage à l’arrière. Une grande hélice entourée d’un grillage de protection assurait la propulsion, similaire à celle des bateaux à fond plats des marais de Floride. Enfin, une sorte de toit très épais soutenu par des tiges de métal couvrait l’ensemble de la barque.
Sarah manoeuvra une manivelle grinçante, actionnant ainsi l’ouverture des portes rouillées du hangar. Elle décrocha les amarres en quelques gestes précis avant de sauter à bord sans trop faire tanguer le bateau.
-Vous n’irez pas loin ! dit à nouveau Müller.
-Tu te répètes, l’affreux, répliqua Terrasson en lui infligeant une bourrade qui n’avait rien d’amical.
Suivant les consignes de Sarah, il s’était installé à côté du siège du pilote, plaçant son prisonnier devant lui. Müller poursuivit d’un ton menaçant :
-Tout le secteur grouille de gardes-frontières, de flics et de soldats. Avant d’arriver à Las Canoas, j’ai alerté les autorités officielles et leur ai demandé de renforcer leur surveillance autour d’ici. Dès que votre bateau aura quitté cet abri, vous serez pris en chasse !
-Et pourquoi ne pas avoir convoqué immédiatement tous tes copains ici, gros malin ?
-Je n’étais pas sûr des infos de ce dégénéré de Luis, et puis…je voulais être le premier à vous mettre la main dessus. C’est fichu de ce côté, mais vous ne l’emporterez pas au paradis ! Quand ils verront que vous êtes armés, ils ne prendront pas de gants !
-Même avec toi à bord ? J’ai gardé ton talkie, Herr Machin…tu vas appeler tes potes et dire que tu n’as rien trouvé, et que tu prends ce bateau pour aller, heu…où va-t-on, d’ailleurs ?
-Vers les chutes, répondit Sarah en mettant le contact.
Müller fit ce qu’on lui demandait, et le Voladora Ardilla jaillit hors de son hangar pour s’élancer sur le fleuve. Le ciel s’était bien dégagé, laissant apparaître un bleu qui se perdait dans les flots troublés du Rio Iguazu. Sarah menait sa barque d’une main assurée, traçant son sillage vers le nord-ouest, zigzaguant entre les îles boisées éclatantes de verdure.
A moins d’un kilomètre grondaient les chutes d’Iguaçu, qui projetaient haut leurs panaches d’écume.

*
-Mon pauvre Luis, soupira Rosarita en regardant s’éloigner le bateau depuis la véranda de la case de réception. Tu as été vraiment minable…
-Adios, amigos, adios ! cria joyeusement Pedro perché sur son épaule.
Rosarita composa quelques touches sur le talkie qu’elle venait de prendre à l’un des gardes inanimés.
-Pour 100 000 dollars à la rigueur, j’aurais compris, murmura-t-elle. Mais 50 000 ! Que minablo ! On doit pouvoir rattraper ça ! Désolée, ma petite Sarah, mais je dois penser à ma retraite…

*
Le Voladora Ardilla avait ralenti à l’approche de la zone de turbulence entourant le fer à cheval formé par les cataractes, dont le grondement était devenu infernal. Il se dirigeait vers une petite île reliée aux deux rives par une passerelle. C’était l’un des quelques points de vue les plus spectaculaires aménagés en travers du fleuve à l’intention des touristes. Les passagers du bateau apercevaient sans peine, malgré le voile de brume dégagé par les chutes, les silhouettes qui allaient et venaient sur la passerelle et la plate-forme d’observation érigée sur l’île. Plus loin se dressaient les structures plus ou moins discrètes des hôtels de luxe. Le grand frisson tout confort.
Sarah baissa le régime du moteur et sortit d’un petit coffre placé sous son siège une paire de jumelles qu’elle tendit à Terrasson.
-Je n’aime pas trop l’allure des gens qui sont là-bas. Vous pouvez vérifier ?
Le capitaine régla les lentilles à sa vue et tiqua aussitôt.
-Des civils et des gars en uniforme. Tous armés. A mon avis, les touristes ont été privés de sortie aujourd’hui. Argentins d’un côté, Brésiliens de l’autre…m’ont l’air de coopérer parfaitement. C’est pas là qu’on pourra débarquer !
Un cri de Sarah lui fit baisser ses jumelles et tourner les yeux vers l’amont du fleuve. Cinq ou six hors-bords chargés d’hommes en armes leur fonçaient dessus. Plus haut, des hélicoptères rappliquaient aussi à toute allure.
-Tu nous as trahis, espèce d’ordure ! gronda Terrasson en giflant Müller par derrière.
-Ach ! Je n’y suis pour rien s’ils se sont méfiés ! Vous feriez mieux de vous rendre !
-Comptes là-dessus, fit Sarah en saisissant le talkie qui s’était mis à crachoter.
-Appel à ceux du canot ! lança une voix en espagnol. Vous êtes cernés ! N’opposez aucune résistance et dirigez-vous vers l’île qui est en face de vous. Nous savons que vous avez un otage. Si vous lui faites du mal, tant pis pour vous ! Mais en aucun cas nous ne vous laisserons vous échapper…
Sarah resta de marbre et répondit simplement, devant un Terrasson anéanti et un Müller au sourire sarcastique :
-Ici le canot, message bien reçu. Nous accosterons à l’endroit demandé. Ne tirez pas !

*
Les gardes-frontières et policiers en gilet pare-balles et fusils-mitrailleurs étaient descendus de leur plate-forme par une échelle métallique, et voyaient s’approcher le Voladora Ardilla avec une appréhension que n’effaçait pas la mine facétieuse de l’écureuil peinte sur sa poupe relevée.
A la radio, leur informatrice les avait prévenus –contre promesse de récompense sonnante et trébuchante- que les individus à appréhender étaient très dangereux et bien armés. L’homme en treillis kaki que l’on voyait devant les terroristes était leur otage, un certain Müller, officier de sécurité de la défunte Colonia Alemana. A la jumelle, ils le virent se relever péniblement à cause du tangage du bateau et de ses mains liées dans le dos, puis s’avancer vers la proue, poussé par l’un des terroristes. L’autre, aux commandes de l’embarcation, était une femme du nom de Sarah Estevez, ex-directrice adjointe de la sécurité de La Colonia. Tout cela puait la vilaine magouille au nez du major Ulloa, qui commandait l’escadron chargé d’intercepter les terroristes. Mais il n’était pas payé pour se poser des questions. Son homologue brésilien, resté sur la passerelle, l’interpella d’une voix forte pour couvrir le vacarme des chutes :
-N’oubliez pas, major, que nous devons tout faire pour les prendre vivants ! Il faut les faire parler pour connaître l’origine de cette explosion !
-Je connais les consignes, répliqua Ulloa, très agacé. Mais cet îlot est en territoire argentin ! Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous, et je vous rappelle qu’un se rendant ici, les suspects se placent sous la juridiction de mon pays !
-Major ! cria l’un des hommes d’Ulloa. Regardez ce qu’ils font !
Le Voladora Ardilla avait brusquement viré de bord à cent mètres de l’îlot, se plaçant en travers du courant. Le terroriste placé derrière l’otage s’affaira dans le dos de celui-ci, un couteau à la main, puis poussa brutalement son prisonnier par-dessus bord. Le canot partit alors en trombe vers la rive brésilienne sous les yeux éberlués du major Ulloa.
Emporté par le courant très violent, Müller se débattait en hurlant comme un damné, essayant de se placer de manière à toucher l’ilôt. Mais les caprices du Rio Iguazu l’en éloignait malgré ses efforts.
-Lancez-lui des câbles ! beugla Ulloa à ses hommes restés sur la passerelle. Il va passer en-dessous de vous !
Les gardes-frontière, fort heureusement équipés comme il convenait, jetèrent aussitôt deux filins lestés par-dessus la rambarde métallique de la passerelle, sur la trajectoire probable de Müller.
-Les suspects sont passés de notre côté ! cria l’officier brésilien à son homologue. Je m’en occupe !

*
Le Voladora Ardilla faisait le tour du croissant des chutes de toute la puissance de son hélice, bondissant sur les remous furieux du fleuve tout en évitant les rochers affleurants avec une habileté diabolique. Sarah pilotait son navire avec une concentration qui avait figé ses traits.
Terrasson ne pouvait que s’accrocher à son siège. Il avisa trois vedettes à fond plat de la police fluviale brésilienne qui fondaient sur eux. Là-bas, sur la rive, des véhicules au gyrophare en délire annonçaient un autre comité d’accueil. Quelque part, se dit le capitaine, il fallait bien que ça se termine comme ça. Il valait mieux se rendre de ce côté. Fernandes et Labrousse se débrouilleraient certainement pour les tirer de taule. Peut-être même étaient-ils là, prêts à les réceptionner ?
Ces rassurantes réflexions furent interrompues par le virage serré sur babord imprimé par Sarah à leur embarcation. Le Voladora Ardilla fonçait droit vers le gouffre mugissant.

*

Ballotté par les remous, incapable de nager correctement, Müller rata les câbles salvateurs. Horrifié, suffoqué, il voyait se rapprocher à toute allure la muraille de vapeur d’eau marquant le rebord des chutes. Il allait faire le grand plongeon ! Mais un tourbillon inattendu le fit à nouveau dévier de sa course pour le jeter en plein sur un amas de roches noires où s’accrochait un héroïque arbuste, planté là pour défier les flots en colère. Müller heurta violemment l’un des rochers glissants et polis par le courant, faillit lâcher prise avant de se retrouver calé entre deux autres roches où il put reprendre son souffle. Trempé et glacé jusqu’aux os, il hissa péniblement son corps endolori et alourdi par ses vêtements imbibés d’eau sur un surplomb plus au sec.
Il agrippa le tronc noueux de l’arbuste, tremblant à s’en démantibuler le squelette. Un hélicoptère de la gendarmerie argentine se dirigeait vers lui, treuil sorti sur tribord. Il vit un secouriste prêt à se laisser descendre avec un harnais. Sauvé !
Müller tourna les yeux vers la rive brésilienne du Rio, de l’autre côté du fer à cheval, et aperçut le canot rapide de ses ennemis filant tout droit vers le précipice liquide. Sarah Estevez avait finalement préféré le suicide à la capture ! Dommage…il aurait bien aimé se retrouver à nouveau face à cette belle garce, en position de force bien sûr.

*

« Vous êtes folle ! hurla Terrasson, qui s’était relevé dans le but désespéré de reprendre les commandes à la jeune femme. J’ai pas envie de crever, moi !
-Moi non plus ! Je sais ce que je fais ! Asseyez-vous sur le siège à côté de moi et attachez-vous !
Jusqu’ici, Sarah s’était toujours montrée digne de confiance, et le capitaine décida une fois de plus de remettre sa vie entre ses mains. De toute façon, il était trop tard : ils venaient de franchir la ligne de non-retour signalée par quelques panonceaux jaunes plantés sur des rochers. Les rapides étaient désormais plus puissants que leur moteur. Ils allaient faire le grand plongeon.
Au-dessus d’eux, à bonne altitude pour échapper aux turbulences causées par les 275 cataractes du site, cerclaient trois hélicoptères. Un Bell brésilien, deux Gazelles argentines. Ce que virent les pilotes leur parut tout droit sorti d’un James Bond. Quelques secondes avant de basculer dans le vide bouillonnant, le toit du Voladora Ardilla parut se déplier, laissant jaillir une grande voile de nylon bleue retenue par des câbles. Des boulons explosifs firent se décrocher une nacelle de la coque, emportant les sièges du pilote et de son passager ainsi que le bloc moteur et son hélice, au moment même où l’embarcation basculait dans le gouffre.
Transformé en ULM, le Voladora Ardilla tangua dangereusement dans les colonnes de vapeur d’eau, luttant contre des tourbillons d’embruns. Une ultime ressource arracha l’engin à la zone périlleuse, et il fila vers le nord en longeant la frontière brésilienne. Les hélicoptères le suivaient à courte distance.
-Ils pourraient nous descendre comme à la foire ! cria Terrasson, qui clignait des yeux sous l’effet du vent humide qui lui giflait le visage.
-Ils ne le feront pas ! Je suis sûre qu’ils veulent nous prendre vivants ! Fernandes me l’a assuré…Ils vont nous suivre jusqu’à ce qu’on tombe en panne de carburant et qu’on soit obligés de se poser ! Mais je leur réserve une autre surprise : vous trouverez ce qu’il nous faut sous votre siège…je vais vous expliquer !
Le Voladora Ardilla filait plein nord. Il survola les flots chaotiques qui s’étendaient à 75 mètres en bas des chutes, confluent furieux du Rio Iguazu et du Rio Parana. Il remonta le cours de celui-ci, atteignant puis dépassant peu à peu les villes de Foz de Iguaçu, sur la rive orientale (brésilienne), et de Ciudad del Este, sur la rive occidentale (paraguayenne). Les hélicoptères argentins durent faire demi-tour, mais le brésilien reçut bientôt des renforts sous la forme de deux Embraer militaires.
Cela décida Sarah à obliquer vers la rive paraguayenne, maintenant néanmoins son cap au nord. Terrasson contemplait avec respect la masse imposante du barrage d’Itaipu qui dressait sa muraille grise de près de 200 mètres de haut, droit devant eux. Il coupait le Parana dans toute sa largeur, soit un kilomètre et demi de béton au service du développement de la puissance brésilienne. Le Voladora Ardilla sauta l’obstacle pour découvrir l’immense lac de retenue qui s’étendait derrière.
Un hélicoptère paraguayen se profilait vers le sud-ouest. Les appareils brésiliens bourdonnaient de leur côté du lac. Terrasson voyait courir sur le barrage des silhouettes minuscules, des véhicules civils et militaires aller et venir.
Une rafale de balles traçantes venue d’un hélico brésilien manqua de peu l’ULM.
-Ils doivent avoir peur qu’on se jette sur leur barrage ! cria-t-il. Cela lui ferait pourtant autant d’effet qu’une mouche contre un pare-brise !
-Sauf si nous avions une superbombe façon Von Hansel ! De toute façon, capitaine, la balade en l’air s’arrête là ! Vous êtes prêt ?
-Ouais !
Sarah amorça une descente en douceur vers les eaux d’un bleu sombre veiné d’arabesques brunes. A dix mètres de la surface, elle et son compagnon se détachèrent, vérifièrent leurs masques et leurs petites bouteilles de plongée. Ils se serrèrent la main et sautèrent dans le vide.

A suivre…

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